3. La perte du sens du travail
Au cours de son audition, Loïck Roche 47 ( * ) , professeur de management à Grenoble, a cité Nietzche qui estimait que le fait de « donner un pourquoi aux personnes » leur permet de « s'accommoder du comment » . Or le travail aujourd'hui ne fait plus sens et n'apporte plus de sentiment de reconnaissance aux salariés, ce qui explique que le mal-être, qui pouvait exister auparavant à l'état latent, s'exprime désormais plus fortement.
a) Des objectifs moins bien compris
Deux éléments peuvent expliquer que les salariés comprennent moins bien que par le passé les objectifs de leur entreprise : d'une part, la priorité donnée à des objectifs financiers à court terme, d'autre part, l'éloignement des managers.
Dans nombre d'entreprises, les plans à cinq ans tendent à être remplacés par des plans à six mois et les objectifs sont exprimés en termes purement financiers. Les salariés ont à l'évidence du mal à se reconnaître dans ces objectifs abstraits et changeants, alors qu'ils peuvent être motivés par la réalisation de projets concrets inscrits dans la durée.
Dans les grandes sociétés, l'éloignement des dirigeants contribue à rendre la stratégie de l'entreprise plus difficile à cerner. Les dirigeants fixent des objectifs, exigent des comptes rendus d'activité fréquents, mais connaissent mal la réalité des métiers exercés par leurs salariés. Le mode de sélection des élites qui caractérise la France aggrave cette méconnaissance : un manager peut en effet être nommé à un poste de direction sans avoir gravi les échelons dans l'entreprise ; à l'inverse, en Allemagne par exemple, la promotion interne est plus répandue et elle favorise une connaissance intime des métiers par l'équipe dirigeante.
Norbert Alter 48 ( * ) , professeur à Paris-Dauphine, a souligné que les jeunes qui sortaient des grandes écoles débutaient autrefois leur carrière en « allant au charbon » c'est-à-dire en étant affectés, pendant une durée suffisamment longue, dans un poste opérationnel et de production. Or ces périodes formatrices ont disparu ou durent désormais trop peu de temps.
Plus près du terrain, certaines organisations particulièrement complexes peuvent rendre difficile la compréhension, par les salariés, des objectifs poursuivis. Le 25 mars 2010, une délégation de la mission a visité le Technocentre de Renault, à Guyancourt, dans les Yvelines, qui est organisé sur un mode matriciel : chaque salarié appartient à la fois à une direction « verticale », qui correspond à un métier, et à une direction « horizontale », qui correspond à un projet. Le fait de recevoir des instructions et de devoir répondre aux attentes de cette double hiérarchie place les salariés dans une position délicate à gérer, puisque les demandes qui leur sont adressées ne sont pas nécessairement cohérentes.
b) Le manque de reconnaissance du travail accompli
Pour être heureux dans leur travail, les salariés doivent se sentir reconnus : cette idée, apparemment banale, est revenue comme un leitmotiv au cours des auditions.
Comme ils connaissent parfois mal le travail de leurs subordonnés, les managers ne peuvent pas toujours apprécier correctement les efforts accomplis ni fixer des objectifs raisonnables. Norbert Alter a expliqué, fort justement, à la mission que, si les salariés appliquent les procédures qui leur sont prescrites, il entre également dans leur travail une part d'ingéniosité et d'intelligence, indispensable au bon fonctionnement de l'entreprise. Or, ce travail réel, distinct du travail prescrit, est rarement reconnu à sa juste valeur.
Il est logique, dans ces conditions, que les salariés les plus investis dans leur travail, notamment les cadres, soient aussi les plus vulnérables lorsque leur vie professionnelle se dégrade.
c) Le recul de la satisfaction retirée du travail bien fait
La recherche du moindre coût, la volonté de réduire les délais, peuvent se faire au détriment de la qualité du produit ou du service rendu. Or, le sentiment d'accomplir un travail de qualité est une source de satisfaction pour tout travailleur.
Le sociologue Philippe d'Iribarne a mis en évidence l'existence d'un rapport français au travail, qui se caractérise par une « logique de l'honneur ». Lors de son audition, Jean-Pierre Le Goff 49 ( * ) a montré en quoi ce rapport français au travail entre en conflit avec les modes de management d'inspiration anglo-saxonne qui se répandent dans les entreprises. Le travailleur français attache une grande fierté à l'idée du travail bien fait, en conséquence de laquelle il revendique une certaine autonomie dans son travail et supporte mal que tous ses faits et gestes soient contrôlés et évalués. Or, les méthodes d'évaluation anglo-saxonnes sont fondées sur des grilles à la fois exhaustives et imprécises, qui apprécient notamment le « savoir-être ». Elles sont donc difficilement compatibles avec ce qui fait sens pour les salariés français dans leur travail : être jugés sur leur capacité à produire un ouvrage de qualité et non sur leur conformité à des grilles d'évaluation intrusives et qui laissent une large place à l'arbitraire.
d) L'inquiétude sur l'avenir des valeurs du service public
Dans le secteur public s'exprime une inquiétude particulière : celle de voir disparaître les valeurs propres au service public, qui sont au coeur de l'identité professionnelle de bien des fonctionnaires et ont pu motiver leur choix de carrière, du fait de l'adoption des modes de fonctionnement en vigueur dans le secteur privé.
Les tables rondes organisées par la mission ont permis de percevoir cette préoccupation : selon Sylvette Uzan-Chomat 50 ( * ) , du syndicat national unitaire, certains agents de Pôle emploi ont mal vécu la mise en concurrence de leur institution avec les opérateurs privés de placement, qu'ils perçoivent comme un manque de reconnaissance de leur travail. Pour Michel Louis-Joseph-Dogué 51 ( * ) , du syndicat national des cadres hospitaliers (SNCH), l'hôpital subit aujourd'hui un choc culturel considérable, en raison de l'organisation de pôles, sortes de centres de profits dans l'établissement. Les personnels hospitaliers redoutent par ailleurs que leur relation avec le patient pâtisse de la recherche d'un meilleur rendement. Véronique Arnaudo, médecin du travail à La Poste, a pointé la transformation rapide de son entreprise, qui devient une entreprise « comme les autres », avec des objectifs commerciaux de plus en plus élevés.
La situation est particulièrement difficile dans une entreprise comme France Telecom, qui est passée, en une vingtaine d'années, du statut d'administration de l'Etat à celui d'entreprise privée présente sur un marché ultra-concurrentiel. Les rapports d'expertise, en particulier celui réalisé par le cabinet Technologia, montrent que la souffrance ressentie par les personnels de France Telecom s'explique, notamment, par un sentiment de perte d'identité. La situation des techniciens de l'entreprise est particulièrement révélatrice de ce constat : autrefois, ils étaient chargés d'installer des lignes téléphoniques afin de couvrir l'ensemble du territoire, ce qui leur procurait une légitime fierté. Ils sont contraints, depuis quelques années, de se reconvertir dans les centres d'appels téléphoniques ; beaucoup se sentent dévalorisés dans ces nouvelles fonctions pour lesquelles ils ne possèdent pas toujours les compétences requises.
* 47 Audition de Loïck Roche, directeur-adjoint, directeur de la pédagogie et doyen du corps professoral de l'école de management de Grenoble, co-auteur de « Éloge du bien-être au travail », mercredi 26 mai 2010.
* 48 Audition de Norbert Alter, professeur et codirecteur du master « Management, travail et développement social » à l'université de Paris Dauphine, mercredi 2 juin 2010.
* 49 Audition de Jean-Pierre Le Goff, sociologue au laboratoire du CNRS Georges Friedmann à l'université de Paris I, mercredi 24 mars 2010.
* 50 Audition de Sylvette Uzan-Chomat, membres du bureau national du Syndicat national unitaire (SNU), mercredi 7 avril 2010.
* 51 Audition de Michel Louis-Joseph-Dogué, délégué national du syndicat national des cadres hospitaliers (SNCH), mercredi 28 avril 2010.