2. Des salariés plus isolés

Comme l'a expliqué la sociologue Danièle Linhart 37 ( * ) , des pratiques qui relèveraient aujourd'hui du harcèlement existaient déjà dans les années cinquante ou soixante, à l'époque où les industries étaient organisées sur un mode taylorien, mais la souffrance des salariés était alors prise en charge par des collectifs qui assuraient solidarité et entraide. Or, les nouvelles formes d'organisation du travail mises en oeuvre depuis les années soixante-dix ont affaibli les collectifs de travail et laissé les individus plus isolés.

a) Un management plus individualisé

L'affaiblissement des collectifs de travail résulte d'abord de l'application de méthodes managériales plus individualisées. Ces méthodes se sont répandues d'autant plus aisément que les valeurs promues après mai 1968 valorisaient l'initiative individuelle au détriment des rapports hiérarchiques traditionnels.

Ces méthodes font appel à la subjectivité des salariés : il faut s'impliquer, être réactif, investi dans son travail pour répondre aux exigences de la production. Elles ont pour effet d'introduire une concurrence entre les salariés au sein même des entreprises, au détriment des rapports de coopération et d'entraide. Michel Yahiel 38 ( * ) , président de l'association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH), a confirmé que l'instauration de relations du type client/fournisseur à l'intérieur de certaines grandes entreprises fissure le sentiment d'appartenir à une communauté poursuivant des objectifs partagés. Elles font peser une plus lourde responsabilité sur les salariés, qui doivent prendre des décisions à mesure qu'ils accomplissent leurs tâches.

Christophe Dejours 39 ( * ) insiste sur les effets de l'évaluation individualisée des salariés , qui a été facilitée, ces dernières années, par le suivi informatisé de leur activité. L'évaluation se déroule fréquemment sous la forme d'un entretien avec le supérieur hiérarchique direct, au cours duquel des objectifs individualisés sont fixés. Elle consiste parfois en une « évaluation à 360° », au cours de laquelle le salarié est placé sous le regard croisé des ses supérieurs, de ses collègues et éventuellement de ses subordonnés. L'évaluation individualisée conduit à une mise en concurrence entre salariés et entre services dans une même entité, qui débouche, à terme, sur le chacun pour soi, voire sur des conduites déloyales entre collègues.

Cette valorisation de l'individu peut paraître contradictoire avec la taylorisation des services évoquée précédemment. Mais l'autonomie affichée est souvent assez théorique, le salarié n'ayant aucune maîtrise de ses objectifs ni des moyens à mettre en oeuvre pour les atteindre. Dans certains cas, se forment toutefois des « organisations du travail hybrides », pour reprendre une expression de Danièle Linhart : elles conservent des contraintes dans une logique taylorienne tout en faisant appel à la subjectivité des salariés.

Le « lean management » , qui se développe actuellement dans les entreprises et qui pourrait se traduire, littéralement, comme le « management de l'amaigrissement », en fournit une illustration. Il vise à éliminer tous les temps morts, les gestes superflus, les obstacles à la qualité, mais se distingue du taylorisme traditionnel par le fait que les salariés participent eux-mêmes à la démarche d'amélioration de la productivité et de la qualité. Les salariés sont par exemple filmés dans leur activité professionnelle puis invités à visionner la vidéo pour repérer toutes les sources d'inefficacité. L'appel à la responsabilité, à l'initiative, peut donc se conjuguer avec la définition de processus de production contraignants pour les salariés.

b) L'affaiblissement du lien social

Outre l'individualisation des méthodes managériales, plusieurs facteurs se conjuguent pour rendre plus difficile la formation de liens sociaux étroits dans les entreprises :

- d'abord, la sous-traitance en cascade, le recours accru aux CDD et à l'intérim, les mobilités obligatoires, les fréquentes réorganisations de services ou d'unités de production concourent à briser les solidarités qui pouvaient exister autrefois entre collègues. Les salariés se connaissent moins bien car l'organisation dans laquelle ils s'insèrent perd en stabilité ;

- un autre élément important est la « chasse aux temps morts » : la volonté d'optimiser le temps de travail des salariés conduit à une réduction des temps de pause et à la disparition de moments de convivialité qui contribuent à la formation du lien social dans les entreprises ; les « pauses autour de la machine à café » favorisent des micro-régulations dont l'absence se fait cruellement ressentir ;

- l'utilisation des outils numériques favorise en outre la substitution de communautés « virtuelles » aux communautés réelles. Comme l'ont noté Henri Lachmann, Muriel Pénicaud et Christian Larose dans leur rapport « Bien-être et efficacité au travail », « on est passé d'un collectif de travail physiquement réuni à une communauté d'individus connectés mais isolés et éloignés les uns des autres » 40 ( * ) ;

- enfin, l'affaiblissement des organisations syndicales et des autres lieux de sociabilité (églises, famille...) augmente les attentes des salariés vis-à-vis de leur entreprise, en même temps qu'elle les prive de points d'appui lorsque leur situation professionnelle se dégrade.

Un salarié en souffrance développe des stratégies de défenses, qui diffèrent selon sa situation professionnelle. Mais la capacité de résistance d'un individu isolé est plus faible que celle d'un individu qui bénéficie du soutien d'un collectif. Le mouvement actuel de « décollectivisation » ou de « réindividualisation » , pour reprendre des expressions du sociologue Robert Castel 41 ( * ) , est donc propice à l'apparition d'un plus grand nombre de pathologies du travail.


Quel a été l'impact des trente-cinq heures ?

La mission s'est interrogée sur l'impact que le passage aux trente-cinq heures, au début des années 2000, a pu avoir sur les conditions de travail : a-t-il entraîné, comme cela est parfois allégué, une intensification du travail et la disparition des temps de pause, qui non seulement permettent aux salariés de récupérer mais aussi renforçent le lien social dans l'entreprise ?

Les interlocuteurs de la mission ont exprimé des positions plus nuancées sur ce sujet, en faisant valoir surtout la diversité des situations rencontrées sur le terrain. Jean-François Naton 42 ( * ) , conseiller confédéral à la CGT, a estimé que la réduction du temps de travail a effectivement conduit à une diminution des temps de pause mais que tel n'était pas l'objectif des lois « Aubry » : ce serait donc leur application dans les entreprises ou les administrations qui devrait être critiquée. Joseph Thouvenel 43 ( * ) , secrétaire général-adjoint de la CFTC, a souligné que la négociation sur le stress menée au niveau européen en 2008 n'a pas été demandée par les syndicats français et en a déduit que ce serait une erreur de se focaliser sur la question des trente-cinq heures.

Pour le Medef, Benoît Roger-Vasselin a considéré que certaines pratiques observées au moment de la mise en oeuvre de la réduction du temps du travail ont effectivement augmenté le stress en entreprise.

Jean-Claude Delgenes 44 ( * ) , directeur général du cabinet Technologia, a estimé que le passage aux trente-cinq heures a accentué la contrainte de temps et que l'obligation de produire autant en un temps plus court accroît mécaniquement la pression sur les salariés. Ce point de vue n'est cependant pas partagé par le chercheur Michel Gollac 45 ( * ) , pour qui il n'existe pas de preuve que la réduction du temps de travail ait intensifié les rythmes de travail ; elle a en revanche permis aux salariés de bénéficier de plus de temps libre. En conséquence, les trente-cinq heures ont probablement atténué les effets de l'intensification du travail pour 80 % des personnes concernées. Pour les 20 % restants, la situation a pu en revanche se détériorer, par exemple dans le secteur de la santé. Par ailleurs, certaines PME ont eu du mal à passer aux trente-cinq heures et les salariés n'ont pas toujours été bien défendus lors des négociations.

Au total, il semble difficile d'établir un bilan précis de l'impact des trente-cinq heures sur les rythmes de travail. Certes, beaucoup d'accords de réduction du temps de travail ont prévu une diminution des temps de pause ou une exclusion des pauses du temps de travail effectif. Mais ces accords ont pu prévoir aussi des embauches ou s'accompagner d'innovations organisationnelles qui ont amélioré la productivité, de sorte qu'il est difficile d'établir lequel de ces effets l'emporte.

c) La fin des utopies collectives

Il est vraisemblable que la perte d'influence de l'idéologie marxiste, qui était porteuse d'une analyse des rapports sociaux et d'une espérance pour l'avenir, ait modifié la perception par les salariés de leur souffrance au travail.

Comme l'a expliqué Danièle Linhart 46 ( * ) , un salarié en souffrance se serait autrefois considéré victime de rapports de domination et d'exploitation et sa condition aurait eu un sens sur le plan syndical et politique. Aujourd'hui, les mêmes souffrances sont vécues sur le mode de l'échec individuel et ne trouvent plus de résonance dans la société.

De ce fait, la souffrance au travail tend à être traitée comme un problème de nature psychologique, qui pourra être résolu en consultant un médecin, alors qu'elle trouve son origine dans une certaine organisation du travail.


* 37 Audition de Danièle Linhart, sociologue du travail, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique, mercredi 17 février 2010.

* 38 Audition de Michel Yahiel, président de l'association nationale des directeurs des ressources humaines, mercredi 20 janvier 2010.

* 39 Audition de Christophe Dejours, professeur titulaire de la chaire de psychanalyse-santé-travail au Conservatoire national des arts et métiers, mercredi 3 février 2010.

* 40 Cf. « Bien-être et efficacité au travail. Dix propositions pour améliorer la santé psychologique au travail », rapport fait à la demande du Premier ministre par Henri Lachmann, Muriel Pénicaud et Christian Larose, février 2010.

* 41 Cf. La montée des incertitudes, de Robert Castel, Le Seuil, mars 2009.

* 42 Audition de Jean-François Naton, conseiller confédéral en charge du travail, de la santé et de la protection sociale à la CGT, mercredi 13 janvier 2010.

* 43 Audition de Joseph Thouvenel, secrétaire général adjoint de la confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), mercredi 13 janvier 2010.

* 44 Audition de Jean-Claude Delgenes, directeur général du cabinet Technologia, mercredi 24 mars 2010.

* 45 Audition de Michel Gollac, chercheur au centre de recherche en économie et en statistique, président du collège d'expertise sur le suivi statistique des risques psychosociaux du travail, mercredi 24 février 2010.

* 46 Audition de Danièle Linhart, sociologue du travail, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique, mercredi 17 février 2010.

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