b) Une reconnaissance encore incomplète : la justification d'une démarche plus volontaire
Le constat d'une méconnaissance, voire selon certains d'un oubli méthodiquement organisé 213 ( * ) , de l'histoire de l'esclavage a conduit, au cours d'une période relativement récente, à une succession d'initiatives et à des évolutions institutionnelles qu'il convient de saluer.
Cette démarche, portée en premier lieu par les élus et représentants ultramarins, répond à une double préoccupation : que cette histoire ne soit pas ignorée dans la mémoire collective mais aussi qu'elle puisse aussi permettre, notamment aux jeunes générations, de se tourner résolument et avec confiance vers l'avenir.
(1) L'adoption de mesures symboliques fortes mais récentes
La prise ne compte de cette histoire partagée, mais largement occultée, s'est développée par étapes, toutes chargées d'une grande portée symbolique.
Trois ans après une marche silencieuse qui a rassemblé à Paris des dizaines de milliers d'Antillais, de Guyanais et de Réunionnais à l'occasion du cent cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage, la loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crimes contre l'humanité a été adoptée à la suite d'une proposition déposée par Mme Christiane Taubira-Delannon, députée.
Par cette loi, votée à l'unanimité par le Parlement, la République française a reconnu officiellement que la traite négrière transatlantique, ainsi que dans l'océan Indien d'une part et l'esclavage, d'autre part, ont constitué un crime contre l'humanité.
Lors de l'examen de ce texte en première lecture au Sénat 214 ( * ) , M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire d'État à l'outre-mer, en a clairement rappelé l'enjeu : « Aujourd'hui, le temps est venu d'effectuer le travail inverse, celui de la mémoire. Il correspond à une exigence éthique de la conscience, mais également à une nécessité collective. Je suis profondément persuadé qu'il n'y a pas de possibilité de construire un avenir avec les peuples qui ont été opprimés, détruits dans leur chair et dans leur culture si l'on ne se résout pas à assumer l'Histoire. Il n'y a pas de justice ni de paix sans vérité. Là est le prix d'un monde fidèle aux valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité qui fondent notre société ».
Ainsi, la loi prévoit en particulier que les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines doivent accorder à la traite négrière et à l'esclavage la place substantielle qu'ils méritent, en insistant sur la coopération qui permettra de « mettre en articulation » les archives disponibles en Europe avec les sources orales et vestiges disponibles en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes.
Elle annonce aussi la recherche d'une date commune au plan international pour commémorer l'abolition de la traite négrière et de l'esclavage, sans préjudice des dates commémoratives propres à chacun des DOM.
Le comité de travail, prévu à cet effet et installé en 2004 sous le titre de Comité pour la mémoire de l'esclavage (CPME), proposa la date du 10 mai qui est devenue la date officielle.
Mais ce n'est que par une circulaire très récente, du 29 avril 2008, relative aux commémorations de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions, qu'ont été fixées les règles officielles pour la commémoration nationale et précisées les autres dates historiques ou commémoratives tenant aux événements locaux dans chaque DOM.
Il faut noter qu'à ce jour, notre pays est toujours le seul ayant fait de la traite négrière et de l'esclavage des « crimes contre l'humanité » et ayant institué une date nationale de commémoration.
Par ailleurs, le comité, créé en 2004 pour cinq ans, a vu tout dernièrement ses missions consolidées, le 17 juin dernier, par le Premier ministre, reconnaissant le travail accompli mais aussi celui qui reste à effectuer pour faire évoluer les programmes scolaires, favoriser les progrès et la vulgarisation de la recherche, ou encore valoriser le patrimoine sur la traite.
Le décret du 6 mai 2009 précise que le comité désormais nommé « Comité pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage » est composé de douze personnalités, nommées pour trois ans, « en raison de leurs compétences et de leur expérience en matière de recherche, d'enseignement, de conservation, de diffusion ou de transmission de l'histoire et des mémoires de la traite, de l'esclavage et de leur abolition ».
Composé d'historiens, de chercheurs, et de spécialistes du patrimoine, ce comité est chargé :
- de pérenniser l'inscription des mémoires de la traite et de l'esclavage dans la conscience collective ;
- mais également de favoriser les travaux de recherche et la diffusion de la connaissance historique sur ces questions auprès du plus large public, notamment scolaire.
Commémorée chaque année depuis 2006, la « Journée des mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions » fixée le 10 mai , en référence à la date de l'adoption de la loi Taubira, est devenue l'une des grandes manifestations républicaines.
Elle a pris place à côté d'autres manifestations officielles comme le 23 mai, la journée du souvenir des victimes de l'esclavage colonial organisée par les associations des originaires d'outre-mer ou les journées de commémoration célébrées dans les DOM (le 22 mai en Martinique, le 27 mai en Guadeloupe, le 10 juin en Guyane et le 20 décembre à La Réunion).
Il est important de comprendre que chaque département a sa propre date pour commémorer l'abolition en raison des circonstances locales de celle-ci. En Martinique, par exemple, la date officielle de l'abolition est le 22 mai car, avant même l'arrivée du décret officiel dans l'île, les esclaves se rebellèrent et exigèrent leur libération immédiate. Devant l'ampleur du mouvement, et à la demande du conseil municipal de Saint-Pierre, le gouverneur de l'île proclama l'esclavage aboli à partir de ce jour à la Martinique.
En 2009, la cérémonie officielle de la « Journée nationale de commémoration des mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leur abolition » , s'est tenue à Bordeaux qui a inauguré une exposition permanente au musée d'Aquitaine consacrée au commerce atlantique et à l'esclavage, rappelant qu'elle fut jadis le deuxième port négrier de France après Nantes.
Comme il est rappelé dans le document de présentation de cette exposition, celle-ci vise avant tout à « aider à comprendre sans anachronisme culpabilisateur » et à « refuser toute amnésie ».
Le Sénat et la commémoration de l'esclavage Le Sénat compta dans ses rangs des personnalités prestigieuses ayant oeuvré à l'abolition de l'esclavage : l'abbé Grégoire, le sénateur Victor Schoelcher, le sénateur Auguste Scheurer-Kestner. En 1998, le 150 ème anniversaire du décret d'abolition y a été célébré avec une solennité particulière lors d'une journée de commémoration et une séance exceptionnelle, à l'issue de laquelle fut dévoilée une médaille à l'effigie du Président Gaston Monnerville, à la place qu'il occupait lorsqu'il était dans l'hémicycle. Le 10 mai 2001 y fut adoptée à l'unanimité la loi reconnaissant l'esclavage comme un crime contre l'humanité, qui devint la loi du 21 mai. C'est au Sénat, dans son jardin, qu'a eu lieu chaque année depuis 2006 une des principales cérémonies publiques nationales du 10 mai, journée des mémoires de la traite, de l'esclavage et de leur abolition. En 2009, cette cérémonie a été présidée par Mme Catherine Tasca, vice-présidente du Sénat. En 2006 et 2007 notamment, la commémoration a revêtu une importance toute particulière. Le 10 mai 2006, le Sénat participa à la première journée nationale de commémoration avec deux expositions, l'une à ciel ouvert dans le jardin du Luxembourg, l'autre dans le Palais : « La Forêt des Mânes », inaugurée par le Président de la République ; la seconde, dans le foyer Clemenceau du Palais, sur « La route des abolitions de l'esclavage », exposition itinérante qui passe par l'Alsace, la Lorraine et la Franche-Comté, due à l'initiative des élus de ces régions pionnières de ce combat, en partenariat avec le réseau « Route des abolitions ». Le 10 mai 2007, fut dévoilée la sculpture de Fabrice Hyber, artiste de renommée internationale, « le cri et l'écrit ». |
Les mesures qui viennent d'être rappelées traduisent bien les progrès de la reconnaissance institutionnelle de l'histoire des outre-mer mais aussi leur caractère trop récent pour en mesurer l'impact.
Les premiers comptes-rendus des États généraux de l'outre-mer, notamment dans l'hexagone, font d'ailleurs état du sentiment, de la part des ultramarins, d'une large méconnaissance dans la société française. Cette méconnaissance alimenterait les relations empruntes d'incompréhension que la France hexagonale et les DOM entretiennent et qui font le lit de bien des clichés.
Les événements récents du début de l'année 2009 sont interprétés par certains comme un appel lancé par les populations ultramarines, appel fondé sur un sentiment d'abandon et d'injustice, et le souhait d'être traitées sur un pied d'égalité et non avec mépris ou .indifférence.
Dans un article récent publié dans Le Monde du 17 juin 2009, Fred Constant, Daniel Maximin et Françoise Vergès 215 ( * ) estiment ainsi que « Au-delà de ses causes immédiates, ce que la crise récente a également révélé avec force, ce qui presse avant tout, du petit artisan au fonctionnaire, du demandeur d'emploi à l'étudiant, du chef d'entreprise à l'agriculteur, c'est bien d'éradiquer ce sentiment diffus mais tenace, culpabilisant à l'envi, de coûter plus à l'État qu'on ne lui rapporte, d'être toléré mais pas véritablement reconnu par la France, de se sentir comme une étrangeté installée en son for intérieur. Sortir de la crise, c'est aussi renverser cette perspective séculaire, en montrant au contraire, comment les outre-mer sont de véritables laboratoires de la diversité culturelle et confessionnelle, mais surtout les berceaux d'idées et de créations. »
Entre la revendication d'une égalité effective et la perception d'un discours « victimaire », les amalgames et les malentendus n'en finissent pas de brouiller les débats.
Le temps paraît venu d'une évolution profonde des regards, de part et d'autre, afin de « passer du ressassement au dépassement », selon la formule d'Édouard Glissant, et de répondre aux vrais défis d'aujourd'hui, en particulier économiques, en construisant ensemble l'avenir.
Ce constat amène à s'interroger sur le processus de construction de la mémoire nationale et des moyens plus efficaces à mettre en oeuvre.
Les acteurs de cette mémoire collective sont potentiellement nombreux : l'État, en particulier l'Éducation nationale, le Parlement et les collectivités territoriales, les chercheurs et les historiens, les relais culturels (associations, artistes, musées...).
À cet égard, le rôle de l'école apparaît essentiel car il concerne les jeunes et conditionne l'avenir. Changer le regard sur les « outre-mer » suppose d'abord un effort de pédagogie pour une meilleure connaissance des sociétés ultramarines (dans leur diversité), des conditions de vie des populations, de leurs cultures et de leurs histoires, comme parties intégrantes de l'histoire de la France.
Sur ce point, le Comité pour la Mémoire de l'esclavage (CPME) comme auparavant le rapport Lise-Tamaya, a suggéré dès son installation que les manuels scolaires accordent une place accrue aux sujets liés à la traite et à l'esclavage et à la valorisation des atouts que recèlent les outre-mer.
L'espoir de la mission est que l'on passe ainsi de l'incantation ou de la commémoration à l'instruction.
La procédure actuelle de modification des programmes scolaires du ministère donne une responsabilité éminente à l'État. Mais la procédure de révision engagée par le ministère n'a eu, pour l'instant, qu'une portée limitée, y compris paradoxalement dans les DOM où l'histoire locale paraît également assez superficiellement étudiée.
Les révisions des programmes doivent émaner du ministre de l'éducation. Le ministère de l'éducation envoie une lettre de cadrage à un groupe d'experts qui présente un projet de programme. Ce projet est alors soumis à consultation via le site internet eduscol. Un projet définitif de programmes est élaboré, sur lequel le conseil supérieur de l'éducation (CSE) rend un avis. Le ministre de l'éducation promulgue ensuite les programmes sans être tenu par l'avis du CSE. La présence d'universitaires dans le groupe d'experts permet de faire le lien entre le programme enseigné et les acquis de la recherche historique. |
Dans ce cheminement, qui requiert beaucoup d'opiniâtreté et de conviction, il faut saluer le travail des collectivités locales et de leurs élus, dans l'hexagone comme dans les DOM, et leurs actions en faveur de ce travail de mémoire et de culture.
Sur le terrain, il s'agit notamment de l'ouverture ou de la restauration de lieux à haute valeur symbolique: lieux de combats (Fort Delgrès en Guadeloupe), de marronnage (l'Entre-deux à La Réunion et dans les communes de Guyane), sites de plantations coloniales (Martinique), médiathèque (Kourou), projet de La Maison des Civilisations et de l'Unité Réunionnaise (Saint-Paul, La Réunion)...
Partant de l'histoire, ces actions ont pour point commun de mettre l'accent sur la dimension culturelle toujours vivace de ce passé. Comme le souligne notre collègue Georges Patient : « Nous devons faire nous-mêmes ces histoires, ne pas se contenter de ce qui a été fait, remettre en questions, susciter le débat ; c'est ainsi qu'elles s'imposeront comme « notre histoire commune ». » 216 ( * )
S'inscrivant dans cette perspective, la mission propose de créer dans l'hexagone, une Maison des richesses des outre-mer, lieu de meilleure connaissance de leurs spécificités et de leur importance dans l'ensemble national français.
La création d'un tel lieu serait destiné à :
- approfondir les racines culturelles des DOM notamment celle liée à l'histoire de l'esclavage (connaissance du patrimoine et des archives, espace de débats et d'échanges, etc.) et à rendre cette histoire plus largement accessible à tous (documentaires, visites des lieux historiques de la traite dans l'hexagone), outils pédagogiques, etc.
- ouvrir un large public sur les multiples richesses des outre-mer dans les différents aspects de leurs cultures : langues créoles, musique, gastronomie, architecture...
Proposition n° 97 : Créer une Maison des richesses des outre-mer, lieu de meilleure connaissance de leurs spécificités et de leur importance dans la société française. |
* 213 Proposition de loi de Mme Christiane Taubira-Delannon tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crimes contre l'humanité, n° 1297, déposée le 22 décembre 1998.
* 214 Le 23 mars 2000
* 215 Fred Constant est professeur de sciences politiques au Centre de recherche sur les pouvoirs locaux dans la Caraïbe ; Daniel Maximin est poète, romancier, ex-directeur régional des affaires culturelles en Guadeloupe ; Françoise Vergès est politologue et auteur de la Mémoire enchaînée, question sur l'esclavage (2006).
* 216 Georges Patient. Chemins pour la Guyane(2008).