Audition de M. Jacques ATTALI - (29 avril 2008)
Mme Brigitte BOUT, Présidente - Nous accueillons M. Jacques Attali. Il me semble inutile de vous présenter. Tout le monde vous connaît en effet. Pourriez-vous nous indiquer quelle est la position de votre rapport sur la précarité et la pauvreté, document dans lequel il est écrit que le scandale n'est pas dans l'inégalité ou dans la richesse, mais dans l'injustice ?
M. Jacques ATTALI - Je ne m'attendais pas à ce que vous posiez le problème de la sorte. Lorsque j'ai accepté de participer à votre mission, il m'a été clairement indiqué qu'il ne serait pas question du rapport.
Mme Brigitte BOUT, Présidente - Il s'agissait juste d'une phrase d'introduction.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Notre souhait de vous écouter s'appuie sur l'ensemble de vos travaux. J'ai relu récemment votre livre sur les fratries. En fait, nous aimerions entendre tout ce que vous jugez utile de dire sur la pauvreté, l'exclusion, la cohésion sociale, etc.
M. Jacques ATTALI - Je vais vous faire part de quelques réflexions d'ordre général, provenant notamment des fonctions que je peux exercer au sein de PlaNet Finance, association visant à lutter contre l'exclusion par l'économie dans les quartiers pauvres.
De façon générale, comme il a été indiqué dans notre rapport, l'exclusion s'aggrave fortement dans notre société et ce, à travers plusieurs dimensions. En particulier, elle se traduit par absence de mobilité sociale selon laquelle il est de plus en plus difficile pour des personnes vivant dans des cités et provenant de milieux défavorisés d'accéder au plus haut niveau de la hiérarchie sociale. Cette situation tient à plusieurs raisons et y remédier oblige à avoir une action au niveau de l'enseignement primaire. Nous montrons des lacunes considérables dans la manière d'accueillir les enfants en école maternelle. Or cet accueil a une importance primordiale dans la façon dont les personnes, plus tard, pourront réagir dans le cadre de la société. C'est pourquoi nous avons beaucoup insisté, dans le rapport, sur la nécessité de revoir la formation, aujourd'hui très faible, des personnels des écoles maternelles et des crèches, de manière à leur permettre notamment de savoir de quelle manière il leur faut se comporter avec les enfants difficiles. Pour lutter contre l'exclusion, il est nécessaire d'avoir une approche très précise, notamment portant sur la reconstitution de la cellule familiale par la société. L'absence d'encadrement familial dans les milieux défavorisés a des conséquences majeures.
Comme vous le savez, la reproduction sociale, aujourd'hui, s'effectue par l'argent et par les relations, soit par les moyens financiers dont nous pouvons bénéficier ou notre héritage culturel. Par conséquent, les enfants des parents enseignants sont protégés contre le risque d'exclusion. Face à ces situations, la société a le devoir d'offrir aux personnes défavorisées des passerelles leur permettant d'avoir accès à des richesses dont elles sont dépourvues du fait de leur milieu social et de l'endroit où elles vivent.
Il est de coutume de considérer que le scandale se trouve dans la richesse. Or, pour moi, il réside dans la pauvreté. Ces deux visions ont des portées différentes. Dans la première, il s'agit d'empêcher les gens de devenir riches. La seconde, au contraire, aboutit à faire de la lutte contre la pauvreté l'objectif essentiel. Elles nous renvoient à des distinctions fondamentales dans la manière d'aborder notre rapport à la fabrication des richesses par l'humanité, l'une étant de conception catholique, l'autre de conception protestante et juive. Pendant trop longtemps, la société française a été influencée par la première vision, catholique, et a considéré la réussite comme étant suspecte et l'échec comme étant définitif. Or, l'échec doit être appréhendé comme une manière d'apprendre. En France, quand une personne a échoué, elle est définitivement mise sur la touche et a le plus grand mal à remonter la pente. Aux Etats-Unis, au contraire, on peut très bien se remettre d'un échec. J'ai présent à l'esprit l'exemple d'un SDF français qui a traîné pendant 4 ans dans les rues de Lyon, avant, un jour, de frapper à la porte d'une petite entreprise américaine qui souhaitait ouvrir une succursale à Lyon. Cette entreprise s'appelle Microsoft et aujourd'hui, l'ancien SDF en est devenu le n°9 mondial. Il n'est pas possible d'imaginer une histoire pareille dans un environnement proprement français. Dans les mentalités de notre pays, les personnes exclues ne peuvent pas s'en sortir et la pauvreté représente un phénomène qu'il faut bénir et non pas combattre.
Les personnes que vous avez auditionnées vous ont sans doute parlé de protection sociale, de la nécessité de mettre en place des passerelles pour permettre aux jeunes des quartiers d'accéder plus facilement à l'enseignement supérieur, de l'intérêt de développer le tutorat et d'instaurer des partenariats entre les classes défavorisées et les classes favorisées. Dans un livre, j'ai mis en avant qu'il existe deux modèles de société :
- Celui où la finalité pour chaque individu est de trouver son bonheur dans la réussite individuelle.
- Celui où on considère qu'une partie du bonheur vient de ce qu'on contribue à celui de l'autre. Dans ce modèle, le bonheur des autres représente une dimension de sa propre réussite personnelle. Cette idéologie du refus de l'exclusion n'existe pas vraiment dans nos sociétés. Elle commence tout juste à apparaître car on peut avoir intérêt à aider autrui, à ce que les autres ne soient pas pauvres pour les empêcher de devenir violents. Il y a une forme d'intéressement à participer au bonheur de son voisin et, plus globalement, personne n'a intérêt à ce que l'autre n'utilise pas au mieux ses richesses. Comme dans une équipe de football, chaque joueur a intérêt à ce que ses équipiers jouent le mieux possible.
Nous avons donc intérêt à aider l'autre. De fait, les dépenses sociales ne doivent pas être considérées comme des charges, mais des dépenses qui sont utiles à chacun. J'ai intérêt à ce que les autres soient le mieux formés et aillent le mieux possible, pour m'aider, collectivement, à faire mieux. Dans notre pays, il est toujours question de charges sociales alors que celles-ci devraient être désignées sous le vocable de primes d'assurance, lesquelles sont versées pour créer les conditions nécessaires à un meilleur fonctionnement de la société. Dès lors que nous parlons de charges, nous avons tendance à vouloir les réduire. Or il n'y a aucune raison de diminuer le montant de primes d'assurance si celles-ci sont efficaces ; ce qui est le cas, notamment pour celles allouées dans le domaine de la santé.
Par ailleurs, la vision selon laquelle aider l'autre ne peut se faire qu'au détriment de soi-même conduit obligatoirement chacun, quand il s'agit de faire des économies, à en accomplir sur ce qui ne nous concerne pas. Le discours social n'a toujours pas réussi à faire reconnaître qu'aider l'autre revient à s'aider soi-même. Il est très daté et il devient urgent d'en changer.
Mais je souhaiterais maintenant me concentrer sur ce qu'il est possible de mettre en oeuvre pour lutter contre l'exclusion par l'économie. Malgré la politique générale de l'emploi qui consiste à aider les gens à sortir du chômage, il ne sera pas possible de créer les conditions permettant à tout le monde de devenir salarié. C'est pourquoi il est fondamental d'encourager la création d'emplois indépendants et donc d'entreprises. Le mécanisme du micro-crédit se présente de manières différentes dans les pays du Sud où 80% des gens n'ont pas accès au crédit et en France où presque tout le monde a un compte dans une banque et a la possibilité de lancer une entreprise. Toutefois, en raison du système de protection sociale dont nous bénéficions, il est moins tentant de monter une société dans notre pays qu'ailleurs, dans des Etats où les gens n'ont pas d'autres moyens pour survivre que de concevoir leur emploi ; cette réticence à la création d'entreprise s'expliquant aussi par le fait qu'elle peut obliger certains, vivant notamment dans les quartiers, à passer d'une économie informelle, voire même criminelle, à une économie formelle.
Or, l'exclusion frappe surtout les quartiers. Nous estimons qu'il existe en France environ 300 000 jeunes aptes à monter une entreprise, mais qui ne peuvent le faire par la faute d'obstacles qui se dressent sur leur chemin. Ces 300 000 jeunes sont en situation d'exclusion et le seront de plus en plus car ils ne possèdent pas de diplômes et d'entregent. Leur exclusion se traduit par de la passivité, de la criminalité pour une petite partie d'entre eux et, pour une autre partie d'entre eux, infime, par de la violence exercée sous toutes ses formes.
Aujourd'hui, nous savons qu'il est possible de lutter contre la pauvreté. Il y a besoin, pour cela, de mobiliser des moyens. La plupart des gens au chômage, qui se trouvent marginalisés et dans un grand état de détresse morale, peuvent créer leur entreprise et retrouver leur dignité. PlaNet Finance, comme deux ou trois organisations, a tenté l'expérience d'installer, dans plusieurs quartiers, de petites équipes financées essentiellement par la Caisse des dépôts et consignations, des collectivités locales et des entrepreneurs et ayant pour but de visiter les tours pour repérer les gens en situation de détresse et leur demander s'ils n'ont pas un projet à mettre en oeuvre qui leur tient à coeur. Nous avons conduit cette initiative dans six quartiers pour l'instant. Elle nous a permis d'établir des milliers de contacts, d'amener de nombreux jeunes à travailler sur un projet et même sur des études de marchés et d'accompagner certains auprès des banques qui ne les auraient jamais reçus sans notre présence. Il existe des discriminations au travail, mais aussi au niveau du crédit. L'accompagnement que nous assurons est essentiel et aboutit à obtenir des résultats. Je pourrais vous citer des dizaines d'exemples de réussite. En particulier, à Aulnay-sous-Bois, nous avons accueilli un gamin qui détient tous les atouts pour réussir dans la vie. Il est amputé d'une jambe, a quitté l'école à l'âge de douze ans et a une proche ressemblance avec Ben Laden. Pendant un an, il a appris, au contact du responsable de notre antenne locale, l'informatique. Puis il a créé, avec notre soutien, une agence spécialisée dans la réalisation de sites Internet. Il emploie aujourd'hui deux employés et travaille pour de grandes entreprises parisiennes.
Cet accompagnement exige beaucoup de dévouement. Les responsables de nos antennes locales sont issus des quartiers, ont monté des entreprises qui connaissent le succès et peuvent donc servir de modèles. Il leur est demandé d'apporter de la confiance aux jeunes qu'ils accueillent, de les encadrer et de les aider à formuler leurs projets.
Il y a quelques mois, nous avons créé un deuxième levier d'action qui se révèle très utile. Il s'agit d'un petit fonds d'investissement, baptisé Financité, alimenté par des fonds provenant de la Caisse des dépôts et consignations, de grandes entreprises et de banques, et avec lequel nous prenons des participations dans les sociétés fondées par les jeunes des quartiers qui viennent nous voir. Nous les aidons, non pas en leur donnant de l'argent, mais en devant actionnaires de leurs projets. Personne d'autre que nous n'effectue ce travail en France où les fonds d'investissement s'intéressent seulement aux grandes entreprises et parfois aux PME. Or cette prise de participation joue un rôle très important, car les banques demandent toujours aux créateurs d'entreprises, surtout aux jeunes des cités, de contribuer financièrement à leurs projets. Elle se traduit par des apports en capitaux dont les montants varient entre 10 000 et 80 000 euros pour l'instant. Elle est très efficace et a permis notamment à un jeune au chômage d'Aubervilliers, au travers d'un apport en capital de 60 000 euros, de monter son entreprise de BTP spécialisée dans le ravalement de façade. Aujourd'hui cette personne emploie six salariés et a un plan de charges plein jusqu'à la fin 2009. Les banques refusant toujours de lui prêter de l'argent, nous avons réinvesti récemment 50 000 euros dans sa structure pour lui permettre d'honorer ses commandes en embauchant neuf personnes supplémentaires, toutes issues de son quartier.
Personne d'autre que nous ne finance ce type de projets.
M. Paul BLANC - Le fonds d'investissement alimenté par l'ISF n'est-il pas destiné à financer ce genre d'initiative ?
M. Jacques ATTALI - Vous ne pouvez pas dire mieux. J'espérais que vous poseriez cette question. J'ai adressé une lettre, dont je vais vous donner copie, sur le sujet. Car malheureusement, le texte de loi contient un détail qui nous empêche de bénéficier de ce fonds d'investissement. Il faudrait juste adopter un léger amendement pour qu'il en soit autrement.
Trois autres fonds que Financité ont été ou vont être créés, dont Business angel des cités (BAC). Il existe un potentiel considérable dans ce domaine. J'ai adressé mon courrier à Mme Lagarde, à M. Copé et à M. Ayrault. L'amendement nécessaire est très facile à adopter. Il nous permettrait de bénéficier de l'argent de l'ISF et de contribuer encore plus à faire naître des projets de façon efficace et rapide.
Evidemment la création d'entreprises par des jeunes des cités ne saurait à elle seule résoudre tout le problème de l'exclusion. Mais elle peut aider un certain nombre de personnes en situation de désespérance à s'en sortir et à exprimer toute l'énergie, la force et la créativité qu'elles ont en elles. Pour l'instant, les financements publics n'existent pas dans le secteur du micro-crédit. Nous avons beaucoup de difficultés à trouver des ressources ailleurs qu'auprès de la Caisse des dépôts et consignations. Les collectivités locales n'ont pas encore compris, à mon sens, combien il est nécessaire d'encourager la création d'entreprises pour permettre la sortie de l'exclusion et de mettre l'accent sur une politique de formation permanente, laquelle est assurée pour l'instant par des associations comme la nôtre, les boutiques de gestion, France initiative réseau ou Entreprendre. La puissance publique ne participe pas encore à nos actions. Elle regarde ce que nous faisons de loin et nous considère comme des sortes de francs-tireurs.
La principale réforme à mettre en place consisterait à changer les mentalités. Aider une personne à sortir de l'exclusion, ce n'est pas l'aider à mes dépens. Soutenir quelqu'un, par exemple en lui permettant de ne plus être au chômage, peut m'être utile. Pour l'instant, notre action a conduit à la création de 100 entreprises, dans quatre quartiers, en un an. Or le coût de la création d'une entreprise sur un an est trois moins élevé que celui d'un chômeur sur la même période (3 000 euros contre 10 000 euros). Ces chiffres parlent d'eux-mêmes et incitent à réorienter l'utilisation de l'argent public.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Merci beaucoup de nous avoir apporté cette lumière précise sur le sujet de l'exclusion et ce message d'espoir. Votre témoignage montre que le micro-crédit fonctionne et peut contribuer à réduire l'exclusion. Que pensez-vous de la vocation sociale des entreprises ? Celles-ci peuvent-elles chercher autre chose que le profit ?
M. Jacques ATTALI - Il s'agit d'une question majeure, qui sera très débattue dans les prochaines années. Mon point de vue personnel est que le rôle de l'entreprise se limite à celui de gagner de l'argent et de développer ses parts de marchés. Vouloir lui donner une autre finalité conduit à l'échec.
Toutefois, une entreprise a besoin de plus en plus, pour exister, que ses salariés soient fiers d'y travailler et, pour cela, d'avoir notamment une action sociale. Beaucoup de groupes deviennent mécènes pour cette raison. Ils veulent que leurs cadres soient fiers d'appartenir à leurs structures et ils les aident à nourrir cette fierté en ayant une dimension éthique et morale, tout simplement parce qu'ils tiennent à les garder et donc à survivre.
Dans certaines entreprises, l'action sociale peut correspondre à une conception du marché à long terme. Par exemple, une banque, lorsqu'elle participe au micro-crédit, crée ses futurs clients et vise son intérêt à long terme. Il existe aujourd'hui une prise de conscience mondiale que les pauvres représentent un marché dans un horizon futur.
En France, les entreprises s'engagent dans des actions sociales, surtout pour gagner en identité.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Lors de son dernier passage en France, M. Bill Gates a manifesté le souhait de voir le capitalisme devenir créatif.
M. Jacques ATTALI - Excusez-moi, mais j'ai oublié de vous dire qu'il y a besoin d'agir pour culpabiliser les entreprises qui se rendent coupables de discrimination. Je ne suis pas favorable à l'instauration de quotas pour favoriser le recrutement de minorités. Je suis davantage partisan d'obliger, dans leurs bilans, les entreprises à indiquer le nombre de femmes, de personnes handicapées ou issues de minorités visibles recrutées et les banques à signaler le nombre de crédits accordés à des femmes, des seniors et des jeunes des cités. Voilà des critères qui, s'ils étaient mis en place, pourraient pousser fortement les entreprises à modifier leurs comportements.
S'agissant de Bill Gates, celui-ci a une attitude très particulière. Il a investi l'essentiel de sa fortune personnelle dans sa fondation. Une telle démarche est très encouragée par le système fiscal américain. En même temps, elle correspond, dans le cas présent, à un acte de générosité singulier. M. Bill Gates et ses enfants sont tellement à l'abri des besoins qu'ils peuvent se permettre d'avoir une telle attitude. Ils auraient pu procéder à un autre choix en vendant Microsoft à une ONG. Ainsi, au lien d'engager sa fortune personnelle dans une fondation, M. Bill Gates aurait pu donner ses actions à une association. Celle-ci aurait alors possédé Microsoft et aurait pu utiliser ses bénéfices pour effectuer des actions humanitaires. Le capitalisme, dans ce cas, devient un moyen de fournir des ressources à l'entreprise.
La tendance actuelle va à l'encontre de ce scénario. La mode chez nous est à la mutualisation qui représente une dernière forme de maîtrise du système capitaliste. Or dans pratiquement tous les pays sauf la France, les sociétaires ont transformé leurs titres en actions, concourant ainsi à la disparition du mutualisme. Nous allons donc, au niveau mondial, vers un capitalisme pur et dur, système dans lequel les fondations d'entreprises se développent très peu. Il s'agit d'un risque majeur.
Mme Annie JARRAUD-VERGNOLLE - Je souhaite poser une question. France Active a développé les FCPIE. Le réseau deuxième chance fédère un certain nombre de structures privées pour aider à la création d'entreprises. Aussi ne pensez-vous pas souhaitable de réunir l'ensemble des organisations comme la vôtre dans une sorte de fédération qui pourrait être sollicitée par l'ensemble des partenaires ?
M. Jacques ATTALI - Vous avez tout à fait raison. Nous collaborons de manière étroite et en bonne entente avec France Active, l'ADIE et France initiative réseau. Nous évitons notamment de nous faire concurrence et d'intervenir dans les mêmes zones géographiques. Toutefois, nos échanges demeurent pour l'instant très informels et il serait bien, non pas de créer une administration supplémentaire, mais un lieu où nous pourrions nous rencontrer, dialoguer et travailler ensemble. Faute de quoi, nos actions respectives finiront par faire double-emploi.
Je pense aussi nécessaire d'évaluer l'efficacité de nos interventions en mesurant combien nous avons réussi à créer d'emplois, avec quel argent public et sur quelle durée. Je suis très demandeur d'une évaluation des actions mises en place par l'ensemble des organisations (PlaNet Finance, Adie, France initiative réseau, etc.). Je ne suis pas sûr, en effet, que l'argent public soit utilisé au mieux. Aucune mesure d'évaluation n'est mise en place.
PlaNet Finance intervient dans 70 pays. Elle a créé une agence de notation, la première du genre, qui note l'ensemble des agences de micro-crédit existant dans le monde, sauf celles installées en France, celles-ci ayant refusé d'être évaluées. Aucune institution spécialisée dans l'aide à la création d'entreprises n'a souhaité être notée.
M. Paul BLANC - Vous avez mis en avant, comme d'autres avant vous, la nécessité de faire évoluer la mentalité des Français dans leur rapport à l'argent. Comment est-il possible de faire ? Pour les pays latins comme la France et l'Italie, l'argent est sale, honteux alors qu'il contribue à créer des emplois.
M. Jacques ATTALI - Le discours des élus est essentiel pour faire évoluer les mentalités, car ceux-ci sont porteurs d'un message collectif. Il évolue un peu, mais il serait bien qu'il consiste à mettre en avant des talents et des gens issus de milieux défavorisés et ayant réussi. Très souvent, malheureusement, les jeunes des cités ayant connu la réussite sont présentés de manière sulfureuse. Un jeune malien arrivé en France à l'âge de quatorze ans sans parler un mot de notre langue a créé la quatrième entreprise de vêtements sportifs du monde : Airness. Vous auriez d'ailleurs intérêt à recevoir cette personne. Je connais plusieurs exemples de réussites de ce type, qui sont très valorisants pour la société française.
L'évolution des mentalités suppose aussi, comme nous l'avons indiqué dans notre rapport, de changer l'enseignement économique, catastrophique, dans lequel l'argent est malsain, l'entreprise un lieu de perdition et le patron un voleur, dispensé dans les lycées.
M. Paul BLANC - La chronique économique qui a lieu sur France Inter tous les matins à 6 heures 50 a toujours le don de m'énerver.
M. Jacques ATTALI - Tout ce qui met en avant les créateurs d'entreprises et les succès est positif. Une manifestation s'est tenue récemment au Sénat. Elle s'appelle Talents des cités. Il s'agit d'un événement formidable qu'il convient de valoriser encore davantage et auquel, d'ailleurs, PlaNet Finance participe financièrement. Le fait que qu'il ait lieu au Sénat est très important.
Mme Brigitte BOUT, Présidente - Il n'y a plus d'autres questions. En guise de conclusion, je souhaiterais avoir votre sentiment sur les émeutes de la faim, lesquelles me touchent beaucoup. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le sujet ?
M. Jacques ATTALI - J'ai eu le triste privilège de fonder, il y a trente ans, Actions contre la faim. Je ne pouvais pas imaginer, en effet, que cette association existerait encore, de manière si importante, aujourd'hui. Les émeutes de la faim ne représentent pas un évènement nouveau. Il y en a toujours eu. Actuellement, 850 millions de personnes ne mangent pas à leur faim.
Ces émeutes sont liées à toute une série de phénomènes : développement des biocarburants, sécheresse, crise des subprimes qui a déplacé la spéculation vers les produits agricoles, augmentation du prix des matières premières, politiques des pays du Sud, initiées par la Banque mondiale, en défaveur de l'agriculture.
Il est à craindre qu'elles n'en soient qu'à leur début, car dans vingt ans, il y aura 2 milliards d'habitants de plus sur cette planète. Nous n'aurons jamais connu une telle progression, aussi rapide, de la population mondiale dans l'histoire humaine. Par conséquent, la demande en produits agricoles va s'accroître de manière considérable. Cette nouvelle est une catastrophe à court terme, mais elle est positive sur le long terme, car les paysans pourront profiter de la hausse des prix de leurs produits pour vivre convenablement. Elle impose de nombreuses mutations. Ainsi, dans les pays du Sud, il existe 1 milliard d'agriculteurs et seulement 28 millions de tracteurs, preuve de leur manque de moyens financiers et de rendements agricoles médiocres.
Il est nécessaire de mettre un terme à cette folie de produire des biocarburants, notamment aux Etats-Unis et au Brésil. Il faut considérer la hausse des prix des produits agricoles comme un fait et aider les pays pauvres à développer leur économie rurale. Nous nous apercevons qu'avec très peu de moyens financiers, il est possible d'avoir des résultats encourageants. Nous devons cesser de croire que l'annulation de la dette des pays pauvres participe de leur développement. Il s'agit d'une très mauvaise idée. L'annulation de dettes revient à cautionner les détournements de fonds effectués par certains gouvernements. Il est nécessaire de ne pas les supprimer et de distribuer les aides directement aux paysans par le biais d'ONG responsables, très nombreuses dans le monde. Malheureusement, les organisations internationales et les gouvernements n'aiment signer des accords qu'avec des ministres.