Audition de MM. Gilles MIRIEU DE LABARRE, président, et Sylvain CUZENT, directeur général du Centre d'action sociale protestant (CASP) - (29 avril 2008)
Mme Brigitte BOUT, Présidente - Nous accueillons M. Gilles Mirieu de Labarre, président, et M. Sylvain Cuzent, directeur général du centre d'action sociale protestant (CASP). Pouvez-vous nous présenter succinctement votre organisation, la manière dont elle est financée et organisée et reçoit les personnes en difficulté ? Je vous remercie, par ailleurs, de bien vouloir caractériser les phénomènes d'exclusion tels qu'ils se manifestent aujourd'hui et nous indiquer, en tant qu'acteurs de terrain, si ceux-ci ont tendance à s'aggraver. A la suite de votre propos introductif, nous vous poserons quelques questions.
M. Gilles MIRIEU DE LABARRE - Merci, Mme la présidente, de nous permettre de présenter le centre d'action sociale protestant à vous, représentants parlementaires. C'est la première fois que nous participons à ce type d'audition et nous en somme très honorés.
Le centre d'action sociale protestant est une vieille dame, âgée de plus de cent ans. Il a été créé en 1905 et reconnu d'utilité publique en 1906. A cette date, l'association avait une dimension très charitable. Elle est issue de la loi de séparation de l'église et de l'Etat en 1905.
Nous avons vécu à un rythme calme pendant une cinquantaine d'années, jusqu'en 1981, date à laquelle nous avons changé nos statuts pour nous permettre d'accueillir et d'héberger toutes personnes, quels que soient leur religion, leur sexe et leur couleur de peau, et de leur donner les moyens de retrouver une dignité humaine, de se reconstruire et d'avoir à nouveau des projets personnels. Telle est notre mission définie par les statuts de l'association.
Le centre d'action sociale protestant représente une association laïque qui tire son origine de la loi de séparation de l'église et de l'Etat. Nous avons, à l'heure actuelle, cinq missions principales :
- L'accueil. Nous recevons un grand nombre de personnes à Paris dans les centres que nous possédons.
- L'hébergement d'urgence. Dans ce domaine, nous sommes devenus un très gros opérateur parisien. Nous gérons à peu près le même nombre de places d'hébergement d'urgence qu'Emmaüs à Paris.
- L'hébergement d'insertion et de stabilisation au travers de structures originales visant à stabiliser des personnes pendant un certain nombre de mois, afin de les aider à bâtir un vrai projet d'insertion.
- L'insertion professionnelle, l'accès aux droits et à la santé.
- Notre dernière mission est beaucoup plus récente. Nous l'avons mise en oeuvre à la demande des pouvoirs publics. Nous avons été sollicités, en effet, pour créer une plate-forme d'accueil des familles demandeuses d'asile à Paris. Ce dispositif porte le nom de CAFDA (coordination d'accueil des familles demandeuses d'asile). Il a pour vocation d'accueillir les familles demandeurs d'asile à Paris, principalement des femmes et des couples avec enfants. Il cohabite avec deux autres plates-formes du même genre, réalisées par l'Etat en dehors de Paris.
Ces cinq missions sont appuyées par un projet associatif, basé sur trois ou quatre grandes valeurs :
- Inconditionnalité de l'accueil. Nous considérons que l'accueil dans les hébergements d'urgence ne doit obéir à aucune condition.
- Nous appréhendons les personnes dans leur globalité. Nous ne souhaitons pas rentrer dans une logique de guichet. Pour nous, l'individu doit être au coeur de nos préoccupations et les solutions que nous lui proposons sont liées au diagnostic que nous avons établi de sa situation. Nos travailleurs sociaux auront pour charge de s'occuper de la personne et de sa famille dans leur globalité en traitant de l'ensemble des problèmes auxquels elles peuvent être confrontées (santé, logement, travail).
- Nous ne sommes pas dans une logique d'assistance. Nous cherchons à responsabiliser les individus qui sont eux-mêmes acteurs de leurs projets, notre association n'étant là que pour leur fourni tous les soutiens nécessaires et les liens utiles.
Comme vous l'aurez compris, le centre d'action sociale protestant essaie de donner du sens à la vie des personnes en difficulté et de leur mettre à disposition des passerelles qui les mènent vers des lieux où elles peuvent trouver des dispositifs et des méthodes leur permettant de se ressourcer, de retrouver une dignité et une utilité sociale au sein du pays.
Ces valeurs sont, pour nous, intangibles. C'est sur elles que reposent notre projet associatif et notre structure devenue importante avec le temps. Ainsi, le centre d'action sociale protestant compte 250 salariés et une centaine de bénévoles. Son budget global s'établit à 30 millions d'euros, faisant de nous un acteur majeur dans la lutte contre l'exclusion. Nous hébergeons, dans le cadre de l'ensemble de nos structures parisiennes, environ 4 500 personnes. Notre association intervient surtout à Paris intra muros où elle gère une vingtaine de centres. Elle agit en permanence en lien avec ses partenaires que sont les bailleurs de l'action publique. Plus de 95% de nos financements sont de nature publique.
Je vous ai livré une présentation générale du CASP. Je suis prêt à répondre à toutes vos questions concernant, par exemple, notre organisation et nos projets. Mais pour l'heure, je souhaite insister sur le fait que le centre d'action sociale protestant, au travers de son histoire, a toujours essayé, sur la base de son travail effectué sur le terrain, de faire preuve d'innovation dans la prise en charge des personnes en difficulté, notamment en créant des structures un peu singulières et, si possible, en avance sur leur temps. Par exemple, nous avons très vite compris que les personnes accueillies en hébergement d'urgence doivent être stabilisées. Aussi nous n'avons pas attendu les dernières évolutions réglementaires pour offrir en nombre des places d'hébergement dans la durée et, en même temps, appliquer les principes de l'accueil inconditionnel et de non remise à la rue des familles. Nous n'avons jamais accepté de remettre quelqu'un à la rue. Il s'agit d'un scénario inconcevable pour nous.
Notre perception de la pauvreté est multiple, tout d'abord parce que les populations évoluant dans nos structures ont évolué dans le temps. Alors que le centre d'action sociale protestant recevait surtout, au début de son existence, des hommes seuls et d'un certain âge, il accueille aujourd'hui des publics très variés, et notamment des jeunes femmes et des jeunes mères. M. Sylvain Cuzent vous expliquera tout à l'heure ce que nous mettons à disposition de ces dernières dans l'un de nos centres, le foyer Eglantine.
Nous hébergeons aussi des femmes qui ont traîné à la rue pendant plusieurs années et que nous sommes obligés, en raison de leur état de fragilité, de restructurer entièrement. Pour cela, nous avons besoin de temps. De fait, il faut considérer la lutte contre l'exclusion, non plus comme un combat à mener dans l'urgence, mais comme un acte politique. En tant que représentants de la Nation, vous devez, me semble-t-il, porter ce message. Nous ne pouvons plus appréhender l'urgence au travers d'un plan hiver qui n'a plus beaucoup de sens. Autant ce plan a pu montrer son efficacité à certains moments, autant il n'a plus grande signification aujourd'hui. La grande exclusion n'est plus un état à l'instant t. Il constitue surtout un processus amenant des personnes à dériver petit à petit et qui trouve ses causes dans les origines et les histoires sociales et familiales des individus. Une statistique m'a toujours frappé. Alors que le taux de personnes sans-abri est de 2% dans la population française, il est de 28% parmi les gens ayant été élevés à la DDASS ; preuves de l'impact majeur des ruptures de vie sur ce pourcentage.
Notre deuxième perception de la pauvreté porte sur l'état de santé des personnes que nous accueillons. Une de nos missions support a trait à l'insertion professionnelle. Elle nous conduit à accueillir et à héberger des individus et à répondre à des appels d'offres de l'ANPE et l'ensemble de ce travail nous a permis de constater qu'environ un vingtième des personnes en difficulté rencontre des problèmes de santé physique ou mentale, ce qui se comprend aisément. Quand quelqu'un est déstructuré, son cerveau est souvent atteint. Aussi le rôle des travailleurs sociaux est amené à évoluer. Il doit se traduire par de l'accompagnement, non seulement social, mais aussi psychologique, une double tâche que nos équipes ont parfois du mal à accomplir.
Notre troisième vision de la pauvreté renvoie au poste hospitalier. Il se trouve que certaines personnes fragiles peuvent avoir besoin de se faire opérer quand elles souffrent d'un grave problème de santé. Pour leur éviter de traîner dans la rue après leur opération, nous avons créé une structure spéciale permettant à ces personnes convalescentes de se reposer, de se stabiliser et de chercher avec nous le moyen de se réinsérer et éventuellement de trouver un logement.
Par ailleurs, certaines de nos structures abritent des travailleurs pauvres, n'ayant pas les moyens de payer un loyer dans le parc du logement social ou privé. Ils peuvent s'acquitter d'une certaine somme pour occuper un appartement (150 euros dans nos structures d'hébergement), mais à condition qu'elle ne soit pas trop élevée.
La perception de la pauvreté est aussi celle que la société porte à son égard. Or, aujourd'hui nos concitoyens ont tendance à dire que la pauvreté est l'affaire des associations, de l'Etat et des collectivités, notamment des conseils généraux concernant le RMI. Il s'est créé, à ce niveau, une rupture dans la nation. Auparavant, des rapports existaient entre les sans-abri et le reste de la population. Ils sont de plus en plus rares aujourd'hui. Les gens pauvres sont souvent seuls, n'ont plus de relations sociales et tout notre travail consiste à les remettre en lien avec la société.
Voilà ce que je pouvais vous dire en introduction. J'imagine que vous nous poserez des questions. Mais je vous propose tout d'abord de laisser la parole à M. Sylvain Cuzent, chargé de vous faire part d'expériences de terrain.
M. Sylvain CUZENT - Pour répondre à vos premières questions, il est difficile pour nous d'évaluer l'évolution de la pauvreté, car nos structures sont pratiquement toujours pleines. D'après nos estimations, nous donnons suite à une demande de place d'hébergement sur quatre-vingt. Mais cette estimation n'est pas forcément représentative de la situation de l'exclusion en France.
Néanmoins, nous observons de manière très nette, surtout depuis un an, qu'il est de plus en plus difficile pour les personnes de sortir de la pauvreté et des centres d'hébergement d'urgence. Cette réalité s'explique notamment par le fait que le PARSA, s'il a conduit à améliorer la qualité des centres d'hébergement - nous avons découvert dans la circulaire hivernale de la DDASS éditée au mois de décembre que nos centres d'hébergement d'urgence, à la suite d'une décision administrative, ont changé de nom et sont devenus des lieux de stabilisation - , ne s'est pas du tout traduit par une plus grande facilité pour accéder au logement. Seulement un dixième des places qui devaient être proposées a pu être libéré. Par conséquent, l'appel d'air qui était envisagé et devait amener à vider une partie des centres d'hébergement des personnes prêtes à en sortir n'a pas eu lieu.
La loi DALO, dont on ne discute absolument pas les jalons, a renforcé les difficultés que nous rencontrons. Car le principe de non remise à la rue, sur lequel repose le fonctionnement de notre association, fait que les personnes accueillies dans nos centres conservent leurs lits tant qu'ils n'ont pas trouvé une solution d'hébergement ailleurs, empêchant celles qui vivent dehors de prendre leurs places et d'avoir elles-mêmes un lit. Ce tableau est un peu caricatural. Mais il illustre assez bien la réalité et signifie que les travailleurs sociaux au contact des individus à la recherche d'un hébergement passent des heures au téléphone pour essayer de leur dénicher un abri et sont, de fait, souvent découragés, ayant le sentiment que la situation empire de plus en plus. Nous sommes confrontés à une sorte de morosité sociale assez grave, car elle contribue à remettre en cause des principes pourtant bons sur le fond.
Comme chacun le sait, la loi DALO ne créera aucun logement. Aussi, au sein de la commission de médiation DALO dans laquelle nous siégeons à Paris, nous en sommes réduits à comptabiliser le nombre de personnes relevant de ce droit au logement et à qui la préfecture est incapable de fournir un lit. Cette situation pèse très lourd sur notre travail et celui des travailleurs sociaux. Par conséquent, le moral des troupes n'est pas au beau fixe, d'autant plus que les demandes de logements mettent de plus en plus de temps pour être satisfaites. La conséquence en est que les personnes commencent à ne plus respecter certaines règles ou règlements intérieurs s'imposant à elles dans les centres d'hébergement dans lesquels ils sont accueillis. Sans vouloir trop noircir le tableau, il existe une sorte de désarroi général lié à une absence de perspectives et une aggravation des difficultés pour les personnes à sortir des centres d'hébergement d'urgence.
Nous avons fait partie du collectif associatif qui a alerté le Premier ministre sur la gravité de la situation. Suite à cette interpellation, le député M. Etienne Pinte a mené un travail auprès de M. François Fillon et il apparaît que la principale priorité consiste à mobiliser des financements pour construire des logements très sociaux, de type PLA-I, de manière à permettre aux gens qui occupent nos lits d'avoir accès à un toit. Une telle mesure est compliquée à mettre en oeuvre, comme nous l'a confirmé M. Pélissier en nous précisant qu'une bonne partie des fonds réservée au logement très social n'est pas utilisée en raison de la difficulté à acquérir du foncier et des réticences des élus locaux à accueillir ces types de logements sur leur territoire. La loi SRU impose la présence de 20% de logements sociaux dans les villes d'un certain seuil. Mais elle n'est souvent pas respectée par les acteurs locaux qui préfèrent avoir des logements haut de gamme (PLUS) plutôt que des logements très sociaux (PLA-I) dans leurs communes. Leur attitude se comprend. Malgré tout, il va bien falloir trouver des solutions pour régler le problème du logement en France. Celles-ci peuvent passer par la réalisation d'appartements collectifs, qui pourraient être loués et habités par deux ou trois personnes au RMI, sous couvert d'un bail signé par notre association. Toutefois, il s'agit de solutions de fortune qu'il est impossible de généraliser.
Il existe donc un gros problème de logement en France, surtout à Paris où la situation est assez catastrophique.
M. Gilles MIRIEU DE LABARRE - Je souhaite compléter les propos de M. Sylvain Cuzent. Environ 50% des personnes accueillies dans nos CHRS se disent prêtes à aller dans des logements sociaux ou très sociaux. Or, elles n'y vont pas car les appartements de ce type manquent. Du coup, nos structures sont saturées et elles ne peuvent être un secours pour les personnes sans-abri et jouer leur rôle de passerelle auprès d'elles. J'ai fait part, avec insistance, de ce problème au Premier ministre. Malheureusement, il est à craindre qu'avec le travail de M. Etienne Pinte et sa proposition de créer 20 000 PLA-I, nous ne nous trompions d'échelle. Car ce nombre de logements très sociaux supplémentaires ne permettra pas aux CHRS d'être moins engorgés à l'échelon national. En effet, des dizaines de milliers de personnes sont éligibles aux PLA-I. Nous avons donc besoin d'une politique plus ambitieuse.
Pour l'heure, le manque de logements oblige la collectivité à payer, non seulement le coût de la prise en charge des personnes dans les structures d'hébergement d'urgence, mais aussi la casse sociale qu'il engendre et que nous aurons à supporter pendant des dizaines d'années. D'un point de vue macroéconomique, la situation est aberrante et témoigne d'une mauvaise utilisation des fonds publics. C'est pourquoi nous devons faire preuve de plus d'ambition et aller au-delà de cet objectif de construire 20 000 logements très sociaux.
M. Guy FISCHER - Combien en faudrait-il ?
M. Gilles MIRIEU DE LABARRE - Je ne peux vous répondre de manière précise. Mais intuitivement, il en faudrait au moins quatre fois plus. Leur réalisation dans un délai court permettrait à nos structures d'être moins engorgées immédiatement, 50% des personnes que nous accueillons étant réinsérées et prêtes à quitter nos structures.
Les populations que nous recevons dans nos centres sont, pour beaucoup d'entre elles, issues de l'immigration, des personnes étrangères en situation régulière ou irrégulière. Notre accueil dans les structures d'hébergement d'urgence reposant sur l'inconditionnalité, nous y intervenons de la même manière envers les individus qui ont des papiers et ceux qui n'en ont pas. Mais que faisons-nous lorsque nous avons accompli un travail important auprès d'une personne en situation régulière et que celle-ci, pour une raison ou autre, perd ses papiers et bascule dans l'irrégularité ? La remettons-nous à la rue ? Je me vois mal chasser une femme et ses enfants de nos centres parce qu'elle aurait perdu ses papiers. Par conséquent, nous accueillons dans nos structures des publics ni expulsables, ni régularisables, mais envers lesquelles la Nation doit se positionner. Pendant des années, l'Etat a mené une politique d'autruche dans ce domaine. Aujourd'hui, il semble avoir changé d'attitude. Nous avons signé, avec la DDASS de Paris, une convention à travers laquelle nous accueillons les personnes déboutées du droit d'asile. Ce dispositif fonctionne. Malgré tout, les personnes en situation irrégulière nous posent soucis. Nous sommes confrontés à une injonction paradoxale, soumis, d'un côté, à la loi RESEDA qui durcit les conditions de séjour sur le territoire français, et, de l'autre côté, à notre principe d'inconditionnalité concernant l'accueil dans nos structures. De fait, nous avons du mal à nous positionner. Quel sens y a-t-il à s'occuper d'une personne si le travail entrepris après d'elle par les travailleurs sociaux doit être mis entre parenthèses - conduisant du même coup ces derniers à râler auprès du directeur général du CASP -, en raison de la non-reconduction de sa carte de séjour ?
Je crois que notre pays mériterait un débat argumenté sur le sujet. Car au quotidien, nous avons des difficultés opérationnelles à gérer les cas des personnes en situation irrégulière. La coordination de l'accueil des familles demandeuses d'asile (CAFDA) accueille aujourd'hui 2 800 individus, ce qui représente un nombre de familles considérables ; auxquels il faut ajouter les 4 000 personnes prises en charge par le SAMU social et 1 000 ou 2 000 supplémentaires relevant de la responsabilité d'une ou deux autres associations. L'accueil dans les structures d'hébergement d'urgence constitue donc un vrai sujet et il me semblerait opportun d'avoir un lieu spécifique pour en discuter et dans lequel il y aurait toutes sortes de représentants d'organisations (syndicales, patronales, associatives, administratives...) avec des visions différentes sur l'immigration et son impact dans notre pays. Aujourd'hui, il n'existe pas d'endroit pour discuter de cette matière dans un cadre prospectif et nous aider à nous positionner. Nous sommes, pour l'heure, face à un problème éthique. Car le principe d'inconditionnalité de notre accueil nous amènera tôt ou tard à enfreindre la loi. Il ne sera jamais question pour nous de remettre une femme avec ses trois enfants à la rue, en particulier pendant la période d'hiver, simplement parce que celle-ci n'aurait plus de carte de séjour. Nous sommes donc soumis à des injonctions paradoxales très compliquées à gérer. Je reconnais qu'avec la préfecture, nous arrivons à trouver des solutions et à obtenir des papiers pour certaines personnes en situation irrégulière. Mais ces cas sont rares.
Un rapport de l'IGAS, paru en 2002 ou 2003, apporte des recommandations pour la prise en charge des familles et notamment des femmes avec enfants. Malheureusement, il est resté lettre morte. Car si nous sommes tous d'accord, quelles que soient nos opinions politiques, sur la nécessité de ne pas laisser des familles avec enfants à la rue, alors il ne faut pas maintenir celles-ci dans une sorte de no man's land juridique. Nous devons nous occuper d'elles.
Mme Brigitte BOUT, Présidente - Merci. Je donne maintenant la parole aux sénateurs et, tout d'abord, à Mme Annie David.
Mme Annie DAVID - Merci Mme la présidente. J'ai plusieurs interrogations. Je partage les valeurs sur lesquelles se fonde votre association. Mais l'une d'entre elles me pose question. Vous dites vous inscrire dans une logique, non pas d'assistance, mais de responsabilisation des personnes. Cette démarche est la bienvenue. Mais vous devez bien, à un moment ou un autre, porter assistance aux publics que vous accueillez. Je n'ai pas votre expérience. Mais j'imagine bien que certains individus se trouvent dans de telles situations qu'ils sont incapables d'être responsables de quoi que ce soit.
Vous nous avez indiqué également que 20% des personnes accueillies dans vos structures souffrent de problèmes de santé dont certains très graves et relevant de la psychiatrie. Il est souvent mentionné que des personnes malades sortent des hôpitaux psychiatriques sans bénéficier d'aucun suivi, accompagnement et soutien, étant condamnées de fait à se retrouver à nouveau dans la rue. Aussi n'y aurait-il pas à s'assurer, dans nos structures hospitalières, que les personnes disposent d'un point de chute après leur sortie ?
Concernant le logement, je partage votre constat selon lequel nous manquons de logements sociaux et très sociaux en France. A ce sujet, si la loi SRU oblige les communes à avoir 20% de logements sociaux sur leur territoire, elle ne précise pas de quels types de logements sociaux il s'agit. Je me défends de jeter la pierre aux collectivités. Car il n'est pas toujours facile pour elles de construire plein de logements sociaux, notamment en raison de l'absence de foncier disponible. C'est le cas notamment dans ma région, autour de Grenoble. Il est compliqué de réaliser des logements de type PLA-I quand les terrains coûtent chers. Ne faudrait-il pas mener une discussion sur le sujet pour trouver des solutions à ce problème de foncier et faire en sorte d'accroître la production de logements de type PLA-I ? L'annonce faite par le président M. Nicolas Sarkozy de relever les plafonds de ressources donnant droit au logement social m'inquiète beaucoup. Car elle peut conduire à la situation selon laquelle des familles n'ont pas accès au logement social, mais n'ont pas les moyens de se loger dans le parc privé. J'espère que nous ne retrouverons pas ces familles dans la rue.
S'agissant de l'accueil des demandeurs d'asile et des personnes sans papier, votre inquiétude est la mienne. Je n'ai pas de question particulière à vous poser sur le sujet. Mais étant souvent sollicitée par des familles en situation irrégulière, je peux vous confirmer qu'il est très facile de se retrouver hors-la-loi quand vous souhaitez les aider. Comment est-il possible de soutenir ces personnes et de leur permettre de retrouver leur dignité et de vivre dignement dans notre pays ?
Mme Annie JARRAUD-VERGNOLLE - D'après ce que j'ai compris de vos propos, vous gérez des CHRS et donc êtes affiliés à la Fnars. La difficulté des publics de sortir des centres d'hébergement d'urgence est-elle spécifique à l'Ile-de-France ou touche-t-elle toute la France ?
Quelle est la durée d'hébergement moyenne des personnes que vous accueillez ? Que deviennent-elles après leur sortie ? Avez-vous pensé à mettre à leur disposition des services intermédiaires de type hôtel social ou des appartements collectifs en location ?
M. Guy FISCHER - Je partage toutes les préoccupations que vous avez soulevées. Selon vous, vous avez créé des structures en avance sur leur temps, reposant le principe de non remise à la rue. Nous sortons de la période d'hiver et, pas plus tard que cette semaine, dans ma ville, on remettait les Roms à la rue.
Je fais partie de ceux pour lesquels l'aggravation de la crise est sans précédent et se traduit, dans tous les pays occidentaux, par une institutionnalisation de la précarité, avec une explosion du nombre de travailleurs pauvres. Je souhaiterais avoir votre point de vue sur cette situation. Aujourd'hui, des centaines de milliers de Français sont en train de plonger dans la précarité. La mise en place du RSA va permettre de baisser le nombre de titulaires de minima sociaux. Pour autant, elle n'aboutira pas à faire diminuer la précarité.
Je suis tout à fait d'accord avec vous sur la nécessité de construire 100 000 PLA-I en France. Ne sommes-nous pas bloqués par le manque de logements ? Combien de CHRS sont-ils construits en France et quel nombre de places d'hébergement offrent-ils ? Aujourd'hui, les PLA-I représentent entre 8% et 15% des logements sociaux dans le pays. Ce pourcentage est notoirement insuffisant et ne permet pas de lutter contre la précarité. Aussi les problèmes existants ne sont-ils pas insolubles ?
Mme Brigitte BOUT, présidente - Ce que vous dites n'est pas très réjouissant.
M. Guy FISCHER - Comme nous avons participé à l'élaboration de la loi de 1998, nous avons une certaine expérience du sujet.
M. Sylvain CUZENT - Merci de vos questions. Je vais tenter d'y répondre. M. Gilles Mirieu de Labarre complètera éventuellement mon propos.
S'agissant de notre souhait de responsabiliser et non pas d'assister les individus, nos valeurs reposent sur l'idée de remettre l'homme debout et de lui permettre d'être acteur de son propre devenir. Toutefois, il est clair que, lorsque nous nous occupons de personnes très abîmées par un passage dans la rue, nous sommes plus dans l'assistance que dans l'accompagnement au début de leur prise en charge. A ce propos, nous avons participé, pendant plusieurs hivers de suite, au plan hivernal du département de Paris, baptisé Atlas, au cours duquel nous avons accueilli, uniquement pendant la nuit, des personnes avec pour seuls bagages un sac ou des vêtements déchirés. Cette forme d'accueil nous a paru insupportable et, en 2004, nous avons imaginé la mise en place d'une structure de stabilisation que nous avons créée en lien avec la DDASS de Paris et l'hôpital de Maison Blanche, un ancien hôpital psychiatrique dans lequel nous avons installé cette structure de stabilisation réservée à des femmes.
Pendant les premières semaines qui ont suivi son ouverture, nous avons assuré, dans ce lieu, surtout un travail d'assistance. Toutefois, très vite, à mesure qu'elles en ont pris possession et s'y sont senties bien, les femmes accueillies dans le centre ont été amenées à changer complètement d'apparence, de comportements, leurs relations avec les autres, si bien que des liens ont pu se tisser avec elles et que tout un accompagnement a pu se mettre en place à leur profit.
Toutefois, je suis d'accord avec vous. Dans un certain nombre de cas, tout travail d'accompagnement est impossible et nous n'avons pas d'autre choix que faire de l'assistance.
Concernant l'état de santé des populations que nous hébergeons, un certain nombre d'entre elles, effectivement, souffrent de troubles psychiatriques. Le grand débat consiste à savoir si c'est la précarité qui amène les personnes à être atteintes de problèmes psychiatriques ou, inversement, si c'est le fait d'avoir des troubles comportementaux qui conduit à la précarité. Nous pouvons penser que les personnes fragiles, celles ayant subi une rupture familiale (les enfants de la DDASS par exemple), sont plus enclines que les autres à sombrer dans la précarité.
Vous avez soulevé le problème des personnes en situation d'exclusion qui tombent malades ou ont à subir une opération chirurgicale demandant de nombreux jours de repos. Les hôpitaux n'étant en mesure de garder leurs patients que pendant quelques jours, ceux-ci assaillent notre structure de convalescence pour placer les personnes opérées et sans-abri. Comme nous l'avons souligné tout à l'heure, sur 80 demandes d'accueil dans nos structures d'hébergement, nous répondons de manière positive à une seule d'entre elles. Par conséquent, il nous est impossible d'offrir à toutes les personnes convalescentes un lit.
En 2003, lorsque j'étais directeur général de la DDASS, il m'a été demandé de faire baisser le nombre de lits à l'hôpital par manque d'argent, ce à quoi je me suis opposé. Le système est aberrant. D'un côté, l'Assurance maladie, souhaitant effectuer des économies, diminue le nombre de lits dans les hôpitaux, lesquels ne coûtent plus que 55 euros par unité et par jour, quel que le service hospitalier concerné. D'un autre côté, nous ne parvenons pas à obtenir les quelques euros qui nous manquent pour augmenter le nombre de nos lits sans connaître de pertes financières. La séparation totale des modes de financement aboutit à des logiques irrationnelles, empêchant la prise en charge des personnes en difficulté.
Aujourd'hui il existe les lits halte soins de santé. Nous avons parlé de ce sujet avec M. Seillier récemment. Or l'anecdote est tellement croustillante que je souhaite vous la livrer. Nous avions suivi les débats menés sur les lits halte soins de santé au CNLE en 2003 et, dans ce cadre, avions manifesté notre intérêt pour qu'ils se substituent aux places de convalescence. Aussi nous avions été très attentifs à la sortie du décret de loi instituant cette mesure en 2005 et, dès sa publication, nous avions déposé un dossier pour obtenir une habilitation auprès du comité régional des organismes sanitaires et sociaux. Cette habilitation nous a été accordée en mars 2006. Il ne nous manquait plus alors que les financements pour agir. Or la direction régionale des affaires sociales, peut-être par excès de zèle, s'est emparée de notre dossier et nous a demandé de le modifier pour des raisons administratives et de le présenter à nouveau. Notre projet n'est donc plus le même que celui prévu et accepté au départ et il vient d'être rejeté par la DGAS sans que nous connaissions le motif de cette décision. Nous avons donc une structure dans laquelle il manque 28 lits, une solution pour combler cette carence mais qu'il est impossible de mettre en oeuvre pour des raisons administratives. L'anecdote méritait d'être évoquée.
Les publics qui nous posent le plus de problèmes sont ceux qui se trouvent en longue maladie. Il s'agit, par exemple, des diabétiques ou des personnes atteintes d'un cancer, qui ne peuvent plus vivre de manière autonome mais ne peuvent être accueillies dans un centre d'hébergement, car elles ont besoin d'un suivi et d'un accompagnement médical.
En résumé, nous avons beaucoup de mal à prendre en charge les publics malades, d'un point de vue physique ou psychiatrique.
Concernant les personnes sans-papier, nous partons du principe que notre accueil est inconditionnel et ce, quelle que soit la situation des individus qui nous sollicitent. La loi n'a jamais interdit d'être accueilli dans un centre d'hébergement d'urgence, dans un lieu de stabilisation ou dans un CHRS. Par conséquent, l'hébergement des personnes sans-papier a lieu. Le seul problème est de savoir comment il est possible pour elles, qui bénéficient également des aides sociales, de sortir des structures.
S'agissant de la situation des CHRS, celle-ci est moins critique en province qu'en Ile-de-France où, grosso modo, il y a 8 fois plus de demandes que de places de logements. Par conséquent, les personnes ont à attendre en moyenne 8 ans avant d'obtenir un appartement en région francilienne, ce délai étant de 1 à deux ans dans le reste de la France.
La durée d'hébergement dans nos structures augmente. Elle s'établit à deux ans dans le cas d'un CHRS. Or vivre en famille pendant une telle durée dans un logement collectif tel qu'une chambre est très difficile. C'est pourquoi, nous cherchons à proposer d'autres solutions aux personnes que nous accueillons. Ainsi, nous travaillons beaucoup avec les bailleurs sociaux pour mettre en place des résidences sociales.
Pour conclure, nous avons le sentiment que ce qui s'est passé dans le domaine du travail au cours des dernières années, avec le développement d'un réseau parallèle d'emplois au travers des contrats aidés et d'insertion est en train de se produire dans le secteur du logement où il est demandé aux associations de gérer le logement très social. Il s'agit d'une évolution très inquiétante. Il est craindre qu'un certain nombre de personnes n'auront plus accès aux droits communs, mais seulement à des dispositifs relevant de structures associatives, à l'avenir.
M. Gilles MIRIEU DE LABARRE - Je souhaite compléter le propos de M. Sylvain Cuzent sur l'institutionnalisation de la pauvreté et de la pauvreté. Comme je l'ai indiqué dans mon introduction, la lutte contre l'exclusion doit représenter notre prochaine lutte des classes. Il faudrait revoir la manière dont tous les dispositifs publics sont appréhendés. Pour l'heure, nous ne pensons jamais en termes d'investissements sur une personne. La politique actuelle se limite uniquement à mettre des individus dans des structures ou des centres. Mais avons-nous mesuré un jour le coût engendré par une rupture de vie pour un jeune de 14 ans, qui en sera marqué pendant toute son existence ?
Il serait plus bénéfique, en termes de coût, pour la Nation, de prévenir les ruptures plutôt que d'avoir à gérer leurs conséquences. Mais cette démarche n'est pas facilement explicable, d'autant qu'elle remet en cause la notion d'engagement des associations à caractère social.
Il me semble nécessaire que l'ensemble des acteurs de l'insertion se réunisse pour redéfinir ensemble leur perception de la lutte contre l'exclusion, de manière à ce qu'elle ne se limite pas à superposer des dispositifs qui viennent se heurter les uns aux autres et à changer au gré des décrets de lois. Nous devons avoir une vraie vision sur l'humain. C'est seulement de cette façon que nous réussirons à mettre en place une politique ayant du sens. Aujourd'hui, les mécanismes de lutte contre la pauvreté s'apparentent à une mécanique infernale que M. Martin Hirsch essaie de défaire, tant bien que mal, au travers du RSA, en voulant fusionner un certain nombre de minima sociaux. Il en existe neuf aujourd'hui. Sur le fond, il a raison d'agir ainsi. Pour autant, le RSA aura-t-il des effets positifs ou des conséquences perverses en ne concernant pas une partie de la population ? Pour l'instant, il m'est impossible de répondre à cette question. Nous verrons bien ce qui se produira.
En conclusion, nos associations sont confrontées à une difficulté majeure. Elles s'inscrivent dans une société très normative basée sur des règles sociales, morales et professionnelles. Or, elles ont à faire preuve d'une double éthique : mettre l'accent sur la fraternité en mettant l'humain au coeur des décisions, les projets collectifs devant s'enrichir des projets individuels et inversement, et assurer l'hospitalité. Je ne vois pas comment nous pourrons résoudre les problèmes de migration sans nous être interrogés préalablement sur le type d'hospitalité que nous voulons privilégier.