Audition de M. Julien DAMON, professeur associé à Sciences-Po, rapporteur général du Grenelle de l'insertion - (25 mars 2008)
M. Christian DEMUYNCK, Président - Je vous souhaite la bienvenue dans cette mission, qui a pour objectif d'évaluer les politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion. Il nous semblait très utile de vous rencontrer et de vous demander d'intervenir sur le problème de la pauvreté et, en particulier, sur le sujet des sans domicile fixe. Je vous propose de consacrer votre intervention par une présentation de la situation et des moyens que vous suggérez de mettre en place pour l'améliorer. Bernard Seillier, rapporteur de la mission, et nos collègues présents dans cette salle vous poseront ensuite quelques questions.
M. Julien DAMON - Je vous remercie de m'avoir invité pour échanger avec vous sur le dossier des sans-abri, véritable condensé des problématiques liées à l'exclusion, dans lesquelles interviennent la dégradation de la vie professionnelle, d'une part, et de la vie familiale, affective et amicale, d'autre part. De même, l'ensemble des politiques publiques de prise en charge des sans-logis représente un condensé des performances des actions de lutte contre l'exclusion et des difficultés à les mettre en place. Ce sujet, particulièrement en hiver, a tendance à se retrouver sur le devant de l'agenda politique. Je vous ai communiqué un article paru récemment dans la Revue de droit social et par lequel j'essaie de proposer une série de recommandations et de suggestions pour améliorer les conditions de vie des sans-abri.
Je commencerai mon exposé par un constat de la situation. J'évoquerai ensuite les réformes relativement substantielles des politiques publiques susceptibles d'être inventées.
L'idée selon laquelle les pouvoirs publics interviennent pas ou peu dans ce domaine est assez répandue, mais fausse. Je pense au contraire qu'ils agissent beaucoup. Paris est ainsi la Ville qui dépense le plus d'argent pour la prise en charge des sans-abri et ce, pour un succès incontestable. Les personnes qui vivent dans les rues de la capitale sont certainement celles qui sont les mieux prises en charge.
Toutefois, les politiques publiques déployées dans ce secteur butent sur des difficultés. Nous retrouvons, en effet, chaque année les mêmes individus dans la rue. L'estimation du nombre de sans-abri a conduit à des résultats très différents. Ainsi, selon une enquête réalisée en 2001 par l'INSEE, il y aurait 100 000 personnes vivant dans la rue ou dans des centres d'hébergement d'urgence ; un nombre évalué entre 100 000 et 800 000 d'après d'autres études.
Un système particulièrement dense de prise en charge des sans-abri s'est constitué en France depuis un quart de siècle. En 1984, année de naissance des politiques hivernales de prise en charge de la pauvreté et des Restos du coeur, la ligne budgétaire consacrée par l'Etat à cette prise en charge s'élevait seulement à 10 000 francs. Elle s'établit aujourd'hui à plus de 1 milliard d'euros. Il s'agit probablement de l'un des crédits publics qui a le plus fortement augmenté au cours des vingt-cinq dernières années.
La question des sans-abri renvoie à des problématiques très variées allant du trouble mental grave jusqu'au mal-logement qui concerne, selon une estimation de la Fondation Abbé Pierre, corroborée par l'INSEE, 3 millions de personnes. Selon la perspective dans laquelle nous nous plaçons, le nombre de personnes sans-domicile, vivant dans la rue, varie entre quelques milliers et 3 millions, soit 5 % de la population française, si nous comptabilisons les Français confrontés au mal logement, n'ayant rien à voir avec les exclus dormant, depuis quinze ou vingt ans, dans la rue.
Traiter de ce problème oblige à agir au-delà de la simple échelle de la France. En effet, les personnes désignées comme sans-abri ne respectent pas les frontières administratives. Dans un espace ouvert comme celui de Schengen, elles se déplacent d'un pays à l'autre, tout comme, au Moyen-Age, elles quittaient la province pour Paris, attirés par les aumônes. Pour résoudre le problème, nous cherchons en France à nous coordonner à l'échelle régionale. Or, celle-ci n'est pas efficiente, la plus adéquate correspondant à l'échelon de la ville ou de l'Europe.
J'ai trouvé assez surprenante la polémique qui a eu lieu suite à l'objectif annoncé en 2002 par le candidat à la présidence de la République, M. Lionel Jospin, de faire de la France un pays sans SDF. Cet objectif constituait une pièce essentielle de son programme, mais a été beaucoup brocardé par ses adversaires politiques et des associations qui le considéraient comme étant irréaliste. Pourtant, le premier responsable politique à en avoir parlé, en 1997, est M. Laurent Fabius, M. Nicolas Sarkozy ayant repris à cette idée à son compte lors de la campagne présidentielle de 2007. D'après ce que j'ai pu observer sur le terrain depuis longtemps, il me semble que cet objectif n'est pas aussi irréaliste qu'il y paraît.
Je souhaite vous soumettre une dizaine de propositions :
- D'abord, lorsque nous traitons d'un tel dossier, nous ne pouvons pas travailler de manière efficace si nous ne distinguons pas clairement les personnes confrontées au mal logement et celles, sans-abri, vivant dans la rue.
- Se fixer un objectif en termes de politique publique est particulièrement mobilisateur. L'ambition d'aller vers une réduction d'un tiers de la pauvreté en cinq ans, décidée en conseil des ministres en octobre dernier, constitue un exemple à suivre en la matière. Il est préférable de se fixer de telles perspectives plutôt que d'additionner, chaque année, les moyens concernant les dispositifs mis en place depuis vingt-cinq ou trente ans.
- Au-delà des débats portant sur la méthodologie, il m'apparaît possible de recenser le nombre de personnes sans-abri et qui vivent dans la rue ou des centres. Il suffirait pour cela de demander aux services municipaux ou à ceux de l'Etat de les compter pendant une nuit donnée.
- Le système de lutte contre l'exclusion est baroque et éclaté. Il est devenu incommensurablement compliqué. Le même constat vaut pour le dispositif de prise en charge des sans-abri. Je crois qu'il serait judicieux de l'unifier, ce qui ne signifie pas qu'il ne puisse pas être adapté au niveau local. Plutôt que de rechercher vainement à en assurer la coordination, il serait souhaitable de simplifier radicalement ce système incompréhensible.
- Les dispositifs d'aides devront être réservés aux personnes sans-abri lorsque celles-ci auront été recensées. Certaines d'entre elles pourraient, en effet, aisément habiter dans des logements sociaux.
- Concernant le vagabondage et la mendicité, je pense nécessaire, plutôt que d'interdire aux individus de vivre dans la rue, de nous interdire de les y laisser dormir. Autrement dit, nous devrions pouvoir disposer de bases juridiques, fondées peut-être sur la notion de non-assistance à personne en danger, pour empêcher les personnes de dormir dehors et donc de mourir de froid en hiver et de subir des violences en été. Il est donc indispensable de mettre en place des mesures coercitives.
- A Paris, la prise en charge des personnes sans-abri pourrait être radicalement modifiée. Depuis l'hiver 1954, elle est de la responsabilité de la préfecture de police, du Département, de la Ville de Paris et de l'Etat. Il en résulte que ses succès ou échecs ne peuvent pas être attribués à une institution en particulier, ce qui réduit l'efficacité de son évaluation.
- Il serait judicieux de proposer, pendant la présidence française de l'Union européenne, la création d'une agence qui aurait pour fonction de recenser les populations sans-abri, les problèmes rencontrés quant à leur prise en charge, les initiatives à prendre pour améliorer leur situation, et la manière de gérer le cas des ressortissants étrangers. Cette proposition est souhaitée par les associations travaillant dans ce domaine en Europe.
- Enfin, il me semble nécessaire de réviser les politiques publiques en les évaluant et les corrigeant.
Voilà donc quel est mon constat de la situation et quelques propositions pour améliorer la situation des personnes sans-abri. Je vous remercie de votre attention.
M. Christian DEMUYNCK, Président - Merci M. Damon. Je passe la parole au rapporteur de la mission, M. Bernard Seillier.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Les SDF occupent une place centrale dans les politiques de lutte contre l'exclusion et la pauvreté. J'ai eu à exercer, dans ma vie, des responsabilités professionnelles très variées, ce qui m'a amené à écrire un certain nombre d'ouvrages, notamment un Que sais-je ? sur l'exclusion et un livre sur les politiques familiales. Je sais que vous avez tenu des fonctions importantes à la Caisse nationale d'allocations familiales. Aussi, selon vous, les politiques familiales et l'école n'ont-elles pas un rôle à jouer en matière de prévention de l'exclusion et de la pauvreté, de manière à épargner beaucoup de souffrances aux personnes qui en sont les victimes ?
M. Julien DAMON - Je n'ai pas abordé le sujet de la prévention dans mon intervention. Pour autant, cela ne signifie pas que les institutions, dont vous avez évoqué les noms, n'ont pas un rôle à jouer et qu'elles assument d'ailleurs, les prestations sociales et familiales versées par la branche famille permettant de diviser par deux le taux de pauvreté en France.
Concernant le cas des personnes sans-abri, il est troublant de constater, dans l'enquête de l'INSEE de 2001, que 60 % d'entre elles reçoivent des prestations sociales. Les services des caisses de Sécurité sociale réussissent donc à atteindre ceux qui sont pourtant considérés comme étant les plus éloignés de la prise en charge. Dans cette enquête, parmi les personnes sans-abri, 36 % sont allocataires des trois principaux minima sociaux, 10 % bénéficient d'allocations familiales et 10 % d'allocations logement. Sont en effet comptabilisées parmi les personnes sans domicile fixe celles vivant dans la rue, mais également celles habitant dans les centres d'hébergement. Or, certains de ces centres offrent la possibilité à leurs résidents de recevoir des prestations logement et notamment l'ALS.
S'agissant de l'école, le problème réside évidemment dans le nombre de personnes qui en sortent sans aucune qualification professionnelle. Leurs échecs scolaires constituent une honte pour la collectivité et le gaspillage de chacun des euros dépensés dans leur éducation.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Le Grenelle de l'insertion peut-il être utile pour lutter contre la pauvreté et l'exclusion ? M. Martin Hirsch, en s'exprimant devant cette commission, a livré le fond de sa pensée tout en promouvant le RSA. Il semble qu'une critique, juste ou injuste, semble actuellement se dessiner sur certains des aspects de ce dispositif. Où en sont les réflexions dans le cadre du Grenelle de l'insertion à cette date ?
M. Julien DAMON - Le Grenelle de l'insertion en est à la moitié de son travail. Un document d'étape a d'ailleurs été distribué à tous les participants. Il recense une dizaine de grandes orientations à suivre. L'objectif est de placer la personne au centre de l'action publique.
Vous avez soulevé le problème des politiques dites en accordéon. Si les politiques de lutte contre l'exclusion sont limitées à la prise en charge des personnes les plus en difficulté, elles constituent alors un pan extrêmement restreint de l'action publique. A l'inverse, si vous entendez par lutte contre l'exclusion l'ensemble des moyens financiers rassemblés par la France dans le cadre du plan national pour la cohésion et l'inclusion sociale, son montant s'élève à 33 milliards d'euros.
Nous pouvons continuer à ouvrir les soufflets de l'accordéon en considérant qu'une partie importante des prestations sociales et familiales concerne la prévention de l'exclusion. Mais dans ce cas, le Grenelle de l'insertion aura des difficultés à répondre aux problèmes des populations qui doivent être considérées comme relevant de l'insertion. Une solution serait de faire en sorte que différentes strates de populations soient abordées par le biais d'une concertation qui porterait sur l'insertion professionnelle et l'accompagnement social, mais qui ne serait pas centrée sur les cas des personnes les plus difficiles. En France, les politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion ont souvent été légitimées par la visibilité des souffrances et des douleurs quotidiennes dans la rue.
S'agissant du RSA, je ne voudrais pas apparaître trop critique à son sujet. J'ai participé, en 2005, à la commission à l'origine de sa création et, selon moi, le RSA expérimenté actuellement dans plusieurs départements, et qu'il s'agirait d'appliquer de manière plus large dans la perspective d'une réforme du RMI, ne correspond pas au projet initial, lequel consistait en une diffusion plus massive des prestations relevant des minima sociaux, des prestations de logement et d'une partie des prestations familiales.
Il s'agirait d'une erreur de considérer le projet en cours de réalisation et d'expérimentation comme l'alpha et l'oméga de la lutte contre la pauvreté. Le RSA constitue un outil d'intéressement à la reprise d'une activité et il repose sur deux piliers : la réforme des minima sociaux et la révision de la prime pour l'emploi. Il représente un instrument de lutte contre la pauvreté active, visant à permettre aux personnes de sortir d'une situation de précarité alors qu'elles exerçaient une activité professionnelle. Beaucoup d'attentes existent à l'égard du RSA. Toutefois, ce dispositif comporte des insuffisances.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Quelle principale contribution pourrait apporter cette mission sénatoriale à ce grand chantier de la lutte contre la pauvreté ? Vous semble-t-il bénéfique, pour les travaux actuellement en cours, de mettre l'accent sur un champ de réflexion particulier ? Je crois que la démarche menée par le haut commissaire, le gouvernement, le Parlement et les associations est centrée sur le même objectif.
M. Julien DAMON - Il est absolument nécessaire de simplifier le système. Tout le monde s'accorde à dire que les procédures sont trop complexes pour les bénéficiaires de prestations sociales. Mais qui est prêt à accepter de voir une partie de ses prérogatives actuelles transférée à d'autres personnes ? L'architecture de la décentralisation doit être révisée et le contenu de la mission du chef de file dans le domaine de l'action sociale, c'est-à-dire le Département, précisé. Actuellement, nous ne savons pas qui est responsable de quoi.
Un grand débat juridique existe actuellement sur la question de savoir s'il est nécessaire de continuer à complexifier le droit social pour l'adapter à toutes les situations ou au contraire de le simplifier pour qu'il ne soit plus incompréhensible. Des techniciens conseils des Caisses d'allocations familiales se mettent parfois en grève parce qu'ils ne comprennent plus le droit. Cette situation est particulièrement embarrassante.
Je crois davantage à l'utilité de simplifier que de coordonner. Nous sommes le seul pays au monde à avoir entre sept et dix minima sociaux. Trois minima sociaux seraient suffisants : un minimum pour le handicap, un minimum pour l'insertion professionnelle et un minimum vieillesse. La simplification du système serait complexe à mettre en oeuvre d'un point de vue technique. Mais elle serait d'une très grande efficacité en permettant aux personnes concernées d'avoir plus facilement accès à des recours, ces derniers variant selon le type de minima qu'elles touchent.
En outre, le nombre de commissions départementales en charge de la lutte contre la pauvreté et l'exclusion n'a cessé de croître entre 1985 et 2005. Cette progression n'est pas satisfaisante car elle conduit à une illisibilité des actions dans ce domaine. Une clarification du système de prise en charge est donc indispensable. Elle aboutira à mieux évaluer les performances et à mieux définir les orientations nécessaires.
M. Christian DEMUYNCK, Président - Vous avez écrit un ouvrage intitulé La Question SDF, dans lequel vous mentionnez les parcours résidentiels ascendants. J'aimerais que vous nous apportiez quelques précisions sur le sujet.
M. Julien DAMON - Plusieurs paliers de prise en charge de la dépendance s'accumulent. Les personnes vivant dans la rue devraient théoriquement pouvoir entrer dans des centres d'hébergement d'urgence. Le problème est que ces derniers sont déjà complets et accueillent des individus qui, pour un tiers d'entre eux, ne devraient pas y être au regard de leur situation. Une place dans ces centres coûtant 14 000 euros par an, il serait préférable que les personnes n'ayant rien à y faire habitent dans des logements sociaux. Malheureusement, ces derniers ne leur sont pas attribués.
Il est question aujourd'hui de mixité sociale. Je pense qu'il ne serait pas inutile d'engager un nouveau débat sur le sujet des surloyers, notamment dans le secteur du logement social. Celui-ci a été créé, comme la Sécurité sociale, à une époque de plein emploi et de forte croissance, et non pour lutter contre la pauvreté. Notre Etat providence n'est absolument pas capable d'assurer cette mission. Dans la nomenclature de la comptabilité nationale sur les risques sociaux, le risque de pauvreté et d'exclusion représente seulement 2 % des dépenses.
Le secteur du logement social n'est pas adapté aux personnes qui vivent dans la rue ou dans les CHRS. Tout comme la Sécurité sociale, il s'adresse à des couples élevant des enfants et gagnant le SMIC.
Notre secteur du logement très social, lui, accueille des personnes relevant en réalité du logement social. La réforme du système n'est pas simple à mettre en oeuvre. Mais elle doit consister à faire en sorte que les dispositifs soient réservés à ceux qui en ont véritablement besoin. Une famille hébergée dans un CHRS coûte en moyenne 14 000 euros par an et par personne, celle-ci étant prise en charge par des travailleurs sociaux durant la journée, alors que les parents pourraient chercher un emploi et les enfants être scolarisés. Cette situation n'est pas normale.
M. Christian DEMUYNCK, Président - Mes chers collègues, souhaitez-vous poser d'autres questions ?
M. Charles REVET - Le but de la mission est d'essayer de proposer des solutions pour lutter contre l'exclusion et la pauvreté. Telle est la tâche qui incombe à notre rapporteur.
M. Damon, vous êtes le rapporteur général du Grenelle de l'insertion, une manifestation s'intéressant plutôt au logement d'après ce que j'ai pu comprendre. Avez-vous des suggestions ne relevant pas de ce Grenelle de l'insertion et qui pourraient favoriser la simplification des dispositifs de prise en charge de l'exclusion ?
Le tableau que vous nous avez communiqué montre combien les structures ont été ajoutées les unes aux autres. Mais ce qui révèle vrai dans le domaine de l'insertion l'est également dans d'autres secteurs de notre pays. Avez-vous des suggestions susceptibles de nous permettre de remédier, au moins en partie, à cette situation ? C'est en associant nos réflexions et nos efforts que nous pouvons remettre en cause un phénomène que nous subissons de manière globale.
Enfin, ne pensez-vous pas que l'exclusion, qui frappe une famille parfois de génération en génération, empêche celle-ci d'avoir toute notion budgétaire ? Certains ménages n'ont probablement jamais été formés à la gestion de leurs ressources et cette réalité n'expliquerait-elle pas pourquoi certaines familles disposant de revenus élevés se montrent incapables de gérer leur finances ?
Nous pourrions émettre des propositions pour améliorer la formation des jeunes à la gestion d'un budget.
M. Julien DAMON - Ce n'est pas parce que les situations sont de plus en plus complexes que nous ne devons pas nous efforcer de simplifier le système. Il est, certes, beaucoup plus simple de complexifier que de simplifier. Toutefois, de grandes avancées seraient réalisées si le Grenelle de l'insertion conduisait à rendre les dispositifs plus clairs. Je vous propose de vous transmettre le rapport du 7 mars actualisé. Il n'a pas encore de contenu précis. Mais il permettra à votre rapporteur de se rendre compte de l'état d'avancement de nos réflexions.
Concernant la difficulté de certaines familles à gérer leur budget, les conseillères en économie sociale et familiale sont considérées depuis quinze ans comme des êtres préhistoriques. Pourtant, leur métier joue un rôle très important et nous pouvons nous demander s'il ne serait pas utile d'instaurer des cours d'éducation familiale en classe de première ou de terminale. Il ne s'agirait pas de cours de morale, mais d'un moyen d'enseigner quelles sont les responsabilités des uns et des autres. Une telle mesure serait bénéfique.
Mme Annie DAVID - J'ai apprécié l'introduction de votre présentation. Il est vrai que lorsque nous parlons de SDF, nous avons tendance à mélanger toutes sortes de populations. Il était donc utile de rappeler quels types de personnes il s'agit.
Je partage votre avis selon lequel les sans-abri ne sont pas si nombreux. Toutefois, d'un point de vue personnel, je trouve leur nombre encore trop élevé. Ils représentent quand même 100 000 personnes, lesquelles peuvent connaître des conditions de vie très variées, tout comme l'ensemble des gens mal logés (5 % de la population française). Ce constat m'amène à plusieurs réflexions.
Ne pensez-vous pas qu'une action volontariste pour remédier à la crise actuelle du logement permettrait, par le règlement de leurs difficultés, de faire sortir des CHRS les personnes qui n'ont rien à y faire ?
Vous nous avez beaucoup parlé, par ailleurs, des personnes qui vivent dans la rue. N'étant pas spécialiste du sujet, j'aimerais savoir quelles sont les raisons conduisant ces individus à ne plus avoir d'abri. S'agit-il de pertes d'emplois ou de repères, de problèmes de santé, etc. ? J'imagine que de nombreuses causes expliquent ce phénomène.
Un autre sujet concerne les travailleurs pauvres. Nous savons qu'il en existe beaucoup dans notre pays, certains n'ayant pas les ressources de se loger alors même qu'ils jouissent d'un revenu. Je trouve effarant qu'une personne salariée, parfois en CDI, ne puisse pas assumer la charge d'un foyer. Quelles actions est-il possible d'engager en direction de ce type de public ? Ne pensez-vous pas qu'une augmentation du niveau des salaires et une amélioration des conditions de travail rendrait la lutte contre l'exclusion et la pauvreté plus efficace ? De nombreux emplois sont en effet précaires et sous-payés.
Enfin, votre schéma m'inspire une dernière réflexion. Ne considérez-vous pas qu'il serait plus utile de dépenser l'argent alloué à la lutte contre la pauvreté et l'exclusion autrement que par la mise en place de commissions successives ?
M. Christian DEMUYNCK, Président - Nous allons regrouper l'ensemble des questions.
Mme Annie JARRAUD-VERGNOLLE - Je suis tout à fait d'accord avec vous sur la nécessité de simplifier les dispositifs de lutte contre les exclusions. Depuis trente ans, les politiques publiques sont de moins en moins lisibles et compréhensibles de tous. Elles ne sont plus évaluables et ne sont donc plus évaluées. Des dispositifs sont ajoutés à d'autres dispositifs et, au bout du compte, nous avons abouti à un système dont l'efficacité peut être remise en cause.
Votre mission traitant surtout du logement, vous avez bien souligné l'hétérogénéité du public SDF. Tout le monde est conscient de cette réalité. Parmi les personnes sans-abri, certaines sont atteintes de maladies mentales et auront beaucoup de mal à vivre en collectivité et à assumer un logement. D'autres, surtout des jeunes, se rendent à Paris, une ville représentant pour eux un lieu de travail et de bien-être et qui les condamne rapidement à vivre dans la rue, leurs moyens ne leur suffisant pas pour s'y loger. Dans le cadre de la simplification des méthodes de prise en charge de l'exclusion, comment envisagez-vous l'instauration de liens entre ces publics et l'ensemble des acteurs (logement, santé, éducation, socialisation) agissant dans leur direction.
Vous avez expliqué, par ailleurs, qu'un tiers des personnes accueillies en CHRS peut accéder au logement social. Ne pensez-vous pas que l'un des projets consisterait à permettre à ces centres d'hébergement d'urgence d'accueillir des personnes dans le cadre d'un parcours d'insertion par le logement et de pouvoir continuer à les suivre au moment de leur installation dans un logement social ?
Nous savons que les logements sociaux manquent. Une politique de décentralisation en matière de logement devrait être engagée de manière plus drastique, en responsabilisant les élus locaux. La loi SRU n'est pas appliquée à l'heure actuelle. N'estimez-vous pas nécessaire de légiférer pour la rendre applicable et donc plus efficiente ?
M. Julien DAMON - Vous m'avez posé un nombre considérable de questions. J'espère que mes réponses vous satisferont.
Selon moi, une grande partie des dépenses actuellement affectées à la lutte contre l'exclusion relève d'une logique de gestion et d'aménagement de la pauvreté. Dès lors, l'objectif consistant à la réduire d'un tiers d'ici cinq ans constitue une véritable révolution. En effet, nous n'allons plus lutter contre la pauvreté sans objectif précis. Nous serons soumis à des résultats. L'obligation de moyens est considérable dans ce domaine, certaines conventions collectives dans le secteur associatif étant subventionnées à 100 % par les pouvoirs publics. Cette situation conduit d'ailleurs les juristes à parler de cinquième fonction publique, les quatre autres représentant l'Etat, les collectivités territoriales, la Sécurité sociale et une partie des acteurs du secteur sanitaire et social associatif.
En réalité, nous parlons très peu du thème du logement dans le cadre du Grenelle de l'insertion. Nos débats portent essentiellement sur l'insertion professionnelle. Le logement n'en demeure pas moins un sujet essentiel. Deux sondages réalisés, pour l'un, en septembre 2006 et, pour l'autre, en septembre 2007, indiquent que les Français ont peur, pour 50 % d'entre eux, de se retrouver un jour sans domicile et qu'ils sont les habitants de l'Union européenne à redouter le plus de devenir pauvres. 86 % d'entre eux (contre 55 % pour l'ensemble des Européens) ont déclaré avoir cette crainte. Les Tchèques et les Polonais, par exemple, pourtant confrontés à des ajustements structurels beaucoup plus sévères que nous, craignent moins la pauvreté que nous. La raison en est peut-être qu'ils ont moins à perdre que les Français.
La peur de se retrouver sans logement et de devenir pauvre est donc très présente dans notre pays. Elle est liée à des particularités françaises. Ainsi, avec plus de 8 % de chômeurs parmi sa population active, la France a constitué pendant vingt-cinq ans une singularité dans l'OCDE.
Il est faux, néanmoins, de prétendre que la pauvreté peut frapper tout le monde. Les statistiques montrent que la probabilité pour une personne de se retrouver sans logement dépend directement de son origine sociale. Les sans-abri représentent d'abord des individus issus de familles pauvres. Entre le tiers et la moitié d'entre eux a fréquenté la DDASS et a reçu une éducation en milieu semi-ouvert.
Les pertes de travail et la dégradation des relations sociales et amicales constituent les principales raisons amenant les gens à vivre dans la rue. Il arrive souvent que des personnes aient une famille stable, mais qu'elles s'en soient éloignées pour chercher du travail à Paris où elles vivent dans la rue, ne voulant pas être prises en photo, de peur d'être reconnues par leurs proches.
Ces situations concernent d'abord les personnes en difficulté sociale ou présentant des troubles psychiques loin d'être majeurs. Il existe une forme d'adaptation à la rue. Selon un théorème, plus un individu vit dans la rue, plus il a des difficultés à en sortir. Si nous dormions dans la rue ce soir, nous aurions tous envie de trouver le lendemain un appartement ou une maison à habiter. Mais il n'en est pas de même pour les sans-abri qui vivent dehors depuis longtemps. Ceux-ci seraient troublés, en effet, s'ils étaient amenés à passer la nuit dans un logement.
Les Britanniques et les Néerlandais ont tenté de résoudre ce problème en réaménageant leurs dispositifs d'accompagnement pour faire en sorte que chaque travailleur social ait la responsabilité de vingt à trente personnes. Ce système fonctionne aujourd'hui aux Pays-Bas. En France, à l'inverse, les personnes sans domicile ne sont en contact avec aucun travailleur social référent. Dans notre pays, la priorité devrait davantage résider dans l'amélioration de la politique du logement social, de manière à ce que celle-ci puisse assurer la mixité sociale, permettre aux personnes vivant dans la rue d'accéder à un logement et à celles, issues des classes moyennes, dont les revenus s'effritent, de trouver un point d'accueil.
Un analyste américain a montré qu'une mesure comme le droit au logement opposable peut n'avoir aucun effet sur les personnes sans domicile. En effet, celles concernées par ce droit pourront toujours refuser ce qui leur est proposé et leur refus donnera l'impression que la loi ne fonctionne pas. Ce paradoxe est fondamental. Le RMI, la CMU et la loi DALO ont été légitimés par le fait qu'ils devaient s'adresser aux individus les plus en difficulté, alors même que ces derniers sont ceux qui en bénéficient le moins. Cette situation se reproduira avec le droit au logement opposable.
M. Christian DEMUYNCK, Président - Merci pour votre intervention et toutes les suggestions que vous avez proposées à la commission.