Audition de M. Patrick VIVERET, conseiller maître à la Cour des comptes, auteur du rapport « Reconsidérer la richesse » - (25 mars 2008)
M. Christian DEMUYNCK, Président - Je vous remercie d'avoir accepté d'être auditionné par cette mission commune d'information sur les politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion. Vous connaissez bien ce sujet et la mission a donc souhaité vous entendre. Je vous propose de commencer votre intervention en dressant un bilan de la situation que vous avez pu observer et en avançant d'éventuelles propositions pour réduire la pauvreté et l'exclusion. Le rapporteur, Bernard Seillier, et nos collègues vous poseront ensuite des questions.
M. Patrick VIVERET - M. le Président, je vous remercie de votre accueil. Je vais vous présenter les différents aspects de la situation de la pauvreté et de l'exclusion de manière synthétique, sachant que chacun de ces thèmes mériterait d'être approfondi. Je voudrais démarrer mon propos en évoquant le contexte dans lequel la mission sur les nouvelles approches de la richesse a été conduite. Vous pourrez ainsi comprendre les évolutions qui sont intervenues dans ce domaine.
Cette mission a été créée en 2000 et a existé, d'un point de vue institutionnel, pendant trois ans. Au cours des deux premières années, elle a travaillé à l'élaboration d'un rapport d'étape, puis d'un rapport complet que j'ai présenté en mars 2002, à l'occasion d'une rencontre internationale co-organisée avec le programme des Nations unies pour le développement autour du thème général « Reconsidérons la richesse ».
Le PNUD représentait, à cette époque, l'un des rares acteurs à avoir demandé, sur le plan international, la construction d'indicateurs de richesse. Il s'intéressait particulièrement à ce que faisait un pays du Nord dans ce domaine. Le plus souvent, les pays du Sud réalisaient leur propre rapport national sur le développement humain, contrairement aux pays du Nord, qui ne s'estimaient pas soumis à la même obligation. Il était donc important que la France s'engage dans cette direction. A l'occasion de cette rencontre internationale, nous avons bénéficié de l'appui du secrétariat d'Etat à l'économie solidaire, commanditaire de cette mission, mais aussi du président de la République et du premier ministre. Une prise en charge institutionnelle du sujet commençait donc à se dessiner.
Des progrès importants sont intervenus depuis cette période. En effet, alors qu'il y a encore quelques années, nos travaux étaient considérés au mieux comme pionniers, mais ne présentant pas d'intérêt dans la prise de décisions publiques, nous assistons aujourd'hui à une véritable appropriation de la problématique au niveau international, y compris par des institutions financières telles que la Banque mondiale, le FMI et l'OCDE. Une prise de conscience est également intervenue au niveau européen. J'ai ainsi récemment participé, en tant que représentant de la France, à un grand colloque organisé au parlement européen, qui associait, outre ce dernier, la Commission européenne et les acteurs de la société civile, de plus en plus de travail collectif réunissant les institutions internationales et les acteurs de la société civile.
Nous nous inscrivons donc dans un processus d'accélération de la prise de conscience, par les institutions publiques, de l'importance de pouvoir bien mesurer la richesse. Comme vous avez pu le constater, à la suite du Grenelle de l'insertion, une commission a été mise en place à l'instigation du président de la République. Elle est présidée par M. Joseph Stiglitz, prix Nobel, et est animée par un autre prix Nobel, M. Amartya Sen, premier grand théoricien des indicateurs de richesse sur le plan international, son travail ayant ouvert la voie à l'élaboration des indicateurs de développement humain du programme des Nations unies pour le développement.
Cette commission se réunira pour la première fois le 22 avril prochain. Elle n'est composée que d'un tiers de Français et a véritablement une vocation internationale. Sur la base des critiques de plus en plus convergentes sur nos outils actuels de représentation et de mesure de la richesse, qu'il s'agisse du PIB ou du PNB, et d'un certain nombre de propositions, elle doit, par son travail, permettre des avancées en faisant reposer la prise de décision publique davantage sur les nouveaux indicateurs.
Il est nécessaire d'établir une interaction entre les outils de mesure et les politiques publiques, laquelle existe en comptabilité nationale depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Dans ce contexte, les indicateurs sociaux et plus globalement ce qui concerne les actions de lutte contre l'exclusion, la pauvreté et les inégalités sociales sont de plus en plus pris en compte. Le problème du dérèglement climatique ne peut être traité qu'au travers d'une réduction drastique de l'injustice sociale, tant à l'échelle planétaire qu'au sein de nos propres pays. En effet, les conclusions des travaux de la mission internationale d'études sur le climat, qui étaient considérés comme étant relativement pessimistes l'année dernière, apparaissent aujourd'hui trop optimistes par rapport aux nouveaux éléments d'information dont nous disposons.
Le dernier rapport de l'OCDE, laquelle ne nous avait pas habitués à être une institution internationale alternative, constitue un exemple très significatif de cette prise de conscience. Y sont tenus des propos extrêmement radicaux, selon lesquels les enjeux doivent être appréhendés à l'horizon de 2030, et non à celui de 2050 ou de 2100. Selon l'OCDE, si nous voulons éviter les conséquences désastreuses du dérèglement climatique sur la planète en 2030, il est impératif dès aujourd'hui d'aller vers une réorganisation radicale des modes de croissance, de consommation, de production et de distribution. Le mouvement d'évitement qui se fait jour au sein de nos sociétés et d'après lequel il est nécessaire de bouleverser nos comportements seulement en 2050 est donc remis en cause. Les acteurs expliquent que les réorientations doivent être très rapides et radicales.
Or, le pilier social, qui correspond à l'un des trois piliers sur lequel repose le développement durable, constitue une variable absolument centrale. Au cours des deux dernières décennies, nous avons eu tendance à intervenir sur les deux autres piliers (le pilier économique et le pilier environnemental) et à nous servir du pilier social comme d'une variable d'ajustement. Aujourd'hui, nous nous rendons compte que le dérèglement climatique a des conséquences simultanées sur l'environnement, l'économie, la sphère sociale et les modes de gouvernance. Nous ne pourrons donc réussir à aller vers une réorientation majeure de nos comportements sans une acceptabilité sociale des changements occasionnés. Ainsi, à l'échelle internationale, il n'est pas possible, par exemple, de demander à des personnes de renoncer au bois pour se chauffer, au motif de protéger la planète, s'ils n'ont pas d'autre possibilité de survivre. Selon M. Bertrand Schwartz, pour des êtres humains dont le projet de vie se limite aux prochaines vingt-quatre heures, ce qui nous paraît extrêmement proche, à savoir 2030, reste extrêmement lointain.
De la même manière, un individu en situation de précarité, se battant au quotidien pour s'en sortir, ne renoncera pas à se rendre dans un hypermarché à bas prix, sous prétexte que ce dernier ne respecterait aucun critère de développement durable. Par conséquent, nous sommes entrés dans une période où notre acceptabilité sociale des changements nécessaires induits par le dérèglement climatique mesure notre capacité à atteindre les objectifs de plus en plus ambitieux que se fixe la communauté internationale, notamment la fameuse réduction par quatre des émissions de gaz carbonique.
Dès lors, à l'intérieur de la boîte à outils constituée des nouveaux indicateurs, les indicateurs proprement sociaux et sociétaux deviennent déterminants. J'ai été amené à étudier cette problématique, peu explorée jusqu'alors, lorsque j'ai conduit la mission sur les nouvelles approches de la richesse ; un travail m'ayant permis de mettre en évidence que des indices, comme l'indice de santé sociale, peuvent nous apporter des informations très intéressantes. Cet indice de santé sociale est très composite. Il est construit sur la base d'une dizaine de grandes variables de base telles que la mortalité infantile, le taux de suicide et les maladies liées à l'alcoolisme, considérées comme étant indispensables quand il s'agit d'analyser la santé sociale d'une population.
Or, les études montrent un décalage spectaculaire entre cet indice, élaboré pour la première fois aux Etats-Unis, et le produit intérieur brut. J'ai souligné ce décalage dans mon rapport Reconsidérer la richesse. Dans un certain nombre de pays, comme les Etats-Unis et une partie des Etats européens, l'indice de santé social a accompagné la progression du PIB dans les années 1960 et 1970, avant de se mettre à stagner puis de décrocher de manière considérable par rapport à ce dernier ; un décrochage n'ayant pas eu lieu dans la plupart des pays nordiques.
Cette réalité est essentielle. En effet, si nous considérons que la lutte contre l'exclusion et la pauvreté, et plus globalement contre les inégalités sociales et le sentiment d'injustice sociale, est nécessaire pour aller vers une réorientation fondamentale des politiques publiques en raison du dérèglement climatique, alors nous avons besoin d'outils d'information, d'indicateurs pour agir. Une appropriation des indices, nés au niveau international, se produit actuellement à des échelles de territoires locaux. La société civile est, de ce point de vue, en avance sur les Etats et les organisations internationales, alors même que sont en jeu le bien commun et notre avenir à long terme. Nous devons malheureusement reconnaître que les institutions publiques ne sont pas toujours à la hauteur de leurs missions dans ces domaines.
En France, par exemple, le baromètre des inégalités et de la pauvreté a été élaboré conjointement par le réseau Alerte sur les inégalités et le mensuel Alternatives économiques. Des avancées ont eu lieu également au niveau des Régions sur le sujet. Ainsi, le conseil régional du Nord-Pas-de-Calais a commandé une étude en vue d'adapter les indicateurs de développement humain à l'échelle de sa région et de les utiliser dans le cadre des processus de décision.
Voilà donc ce que je souhaitais évoquer en introduction de notre échange. Je serais très heureux de pouvoir discuter avec vous de l'ensemble de ces sujets.
M. Christian DEMUYNCK, Président - Merci M. Viveret de votre intervention. Je passe la parole à notre rapporteur, Bernard Seillier.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - La sensibilisation à ces indicateurs de mesure de la richesse et leur diffusion sont-elles faciles ou butent-elles sur des obstacles ? Je pense que cette mesure de la richesse, par le biais des indicateurs, est bien meilleure que celle développée par l'approche monétariste.
M. Patrick VIVERET - La sensibilisation à ces indicateurs de mesure et leur diffusion sont assez lentes. Tout l'enseignement de l'économie est basé sur le renouveau de l'économie néo-classique et de sa forme néo-marginaliste. Dans les universités et établissements scolaires du secondaire, cette mesure de la richesse est encore assez peu traitée. C'est au niveau des institutions internationales qu'elle suscite un intérêt croissant, celles-ci étant directement confrontées à la difficulté d'appréhender la richesse. Les Etats s'y intéressent encore peu. Mais je crois qu'il n'en sera plus de même dans peu de temps et que le sujet fera l'objet d'une attention grandissante, de plus en plus des professeurs d'économie, mais aussi des élèves, demandant à bénéficier d'un meilleur éclairage dans ce domaine. Ce processus va accompagner la prise de conscience actuelle de la nécessité de bien évaluer la richesse.
Nous devons toujours avoir à l'esprit que les choix de société précèdent les indicateurs. Si nous avons l'impression que ces derniers sont construits par des statisticiens ou des économistes avec une apparente neutralité ou objectivité, nous oublions souvent que la comptabilité nationale a été élaborée à partir de questions posées par les décideurs politiques. Dans les années 30, le souci consistait à savoir sur quelles ressources le pays pouvait s'appuyer pour conduire une éventuelle guerre. Les économistes avaient répondu que ces ressources constituaient les industries et les matières premières industrielles de masse.
De même, à la fin de la deuxième guerre mondiale, quand il s'est agi de reconstruire le pays, un système de chiffrage a été mis en place pour valoriser la décision politique et sociétale et donner la priorité à la modernisation industrielle. C'est ainsi que dans l'ensemble des métiers de la paysannerie, au-delà de la simple production agroalimentaire, le choix effectué a consisté à favoriser une production agricole conforme au modèle industriel et a dévalorisé dans le même temps des dimensions dont nous nous rendons aujourd'hui compte qu'elles sont pourtant essentielles, comme la préservation de l'environnement et l'aménagement du territoire. Un choix de société implicite a donc déterminé la commande passée aux économistes et aux statisticiens.
La même situation risque fort de se reproduire. Sous l'effet conjugué des crises financière et climatique, les responsables politiques se demandent en effet de quels outils ils disposent pour mettre en oeuvre une régulation dans certains secteurs et procéder à leurs réorientations. Les indicateurs qui leur sont accessibles étant en partie contre-productifs, ils s'aperçoivent que de nouveaux outils sont nécessaires, comme l'illustrent la mise en place du Grenelle de l'insertion et de la Commission Stiglitz. Je n'affirme pas, pour autant, que le travail des experts est instrumentalisé par les décideurs politiques. Mais la nature de la commande publique joue vraiment un rôle essentiel, déterminant, et elle aura des conséquences dans le domaine universitaire.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Dans le prolongement de cette observation, nous aimerions être novateurs dans notre approche de la lutte contre la pauvreté et l'exclusion en collant plus aux réalités. Je trouve assez paradoxal de vouloir organiser un Grenelle de l'insertion et mettre en oeuvre une lutte plus efficace contre la pauvreté avec des indicateurs essentiellement monétaires. Je pense que notre mission pourrait jouer un rôle intéressant en mettant en avant d'autres types d'indicateurs.
Les intentions ne sont évidemment pas mauvaises. Elles consistent à diminuer la pauvreté. Mais elles ne sauraient se limiter à cet objectif. Il est nécessaire d'aller plus loin et notamment de réviser les concepts utilisés. Comment pourriez-vous nous aider à orienter la suite de notre travail ? Ce type de questionnement me semble être au coeur des réflexions de la mission.
M. Patrick VIVERET - Cette question est la plus cruciale et celle à laquelle j'ai le plus de mal à répondre, la monnaie constituant un élément universel commode à utiliser et intégré, à ce titre, à la plupart des indicateurs. De fait, lorsqu'un indicateur n'est pas monétaire, il a immédiatement tendance à être marginalisé et considéré comme étant beaucoup moins appréciable que les indicateurs gradués en monnaie. Or, ces derniers présentent un véritable problème car l'extraordinaire gonflement de l'économie spéculative a pour conséquence que nous ne savons pas si les indicateurs monétaires traduisent bien les réalités écologiques et humaines.
La monnaie est évidemment commode pour construire des indicateurs. Mais un minimum de correspondance doit s'établir entre eux et ce qui existe du point de vue physique. Ainsi, par jour, les échanges monétaires sont jusqu'à cent fois plus élevés que les échanges réels de biens et de services. Le rapport entre les unités monétaires et la réalité, que celle-ci porte sur des matières premières, sur des ressources écologiques non renouvelables ou des activités humaines, est ainsi devenu quasiment impossible à estimer.
La solution choisie par les institutions internationales pour introduire, dans leurs méthodes de représentation de la richesse, les fameuses externalités négatives ou positives, consiste à monétariser des éléments dits de capital naturel ou humain. Employer le terme de capital à propos de la nature ou d'êtres humains n'est évidemment pas neutre. Sont ainsi intégrés dans une matrice économique de dimension monétaire des données qui, par nature, vont bien au-delà du champ monétaire. Aussi, ce que nous avons gagné d'un côté, nous l'avons perdu de l'autre, comme l'indiquent les travaux de l'OCDE.
Celle-ci a été amenée à effectuer ce travail de monétarisation et à considérer que le capital naturel et le capital humain constituent 84 % du capital global, les 16 % restants représentant ce que nous pouvons qualifier de capital au sens économique classique du terme (physique, technique et monétaire). Cette information, décisive, attire l'attention des décideurs économiques et politiques sur l'importance des enjeux écologiques et humains, même s'ils demeurent, pour l'OCDE, moins cruciaux que ce qui relève du principe de monétarisation. Un vrai problème se pose à chaque fois qu'une valeur écologique ou humaine est en cause et qu'elle ne peut pas être quantifiée de façon monétaire.
Mais notre difficulté à estimer la richesse n'est pas seulement due à des soucis de chiffrage. Elle tient également à notre vision de la représentation de la richesse elle-même. C'est ce que vous avez évoqué à travers l'exemple de l'activité, ce constat valant tout autant pour le dossier des retraites que celui de la durée du travail. L'un des problèmes majeurs induit par notre représentation réductrice de ce que nous appelons la richesse est que la notion d'activité est elle-même totalement réductrice. Seule une portion minime du temps moyen de vie des habitants est en effet considérée comme constituant une activité. Par exemple, un Français âgé de 76 ans a eu environ 700 000 heures de vie, mais un temps d'activité, au sens économique et statistique du terme, compris entre 60 000 et 90 000 heures. Autrement dit, une personne qui travaillerait 70 heures par semaine, ne prendrait pas de vacances et ne connaîtrait jamais le chômage ne serait pas prise en compte dans les données. La notion d'activité est tellement réductrice qu'elle nous conduit ainsi à ignorer des poches de vitalité humaine aussi considérables que l'ensemble des activités domestiques, sans lesquelles l'économie s'écroulerait. Imaginez quelle serait la situation du pays si l'Etat ou le marché devait prendre en charge l'ensemble des activités domestiques ! Il y aurait, non seulement, un chaos social considérable. Mais en plus, celui-ci s'accompagnerait d'un coût très élevé pour la collectivité.
Le même constat s'impose pour le bénévolat et pour ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelle le capital social. Il s'agit d'une contribution fondamentale à l'activité globale et à la richesse des Nations. Mais avec notre définition actuelle de l'activité, le bénévolat est perçu comme étant une non-activité et non-productif. Le règlement du dossier des retraites, par exemple, est en grande partie bloqué en raison de cette notion d'activité, car le déséquilibre entre la prétendue activité et la prétendue non-activité va forcément s'aggraver. La simple poursuite d'études supérieures repousse de facto, de 16 à 24 ans, l'entrée dans la vie dite active. Ce déséquilibre suffit à empêcher quelconque avancée sur le traitement du dossier des retraites, quand bien même le Conseil européen, à Lisbonne, a expliqué que nous vivons dans une société de la connaissance. Il est contradictoire d'estimer que, dans une telle société, les études supérieures constituent une inactivité.
Considérer le bénévolat, les activités domestiques, les études supérieures ou bien d'autres occupations comme des inactivités conduit à une contradiction impossible à résoudre. C'est pourquoi nous sommes plusieurs à prôner l'utilisation d'un outil plus simple, plus stable et plus universel que le temps d'activité : le budget-temps. Grâce à l'INSEE, nous disposons en France d'informations sur le sujet. Le budget-temps permet, par exemple, de repérer le bénévolat, les activités domestiques et les études supérieures.
En outre, les trois grandes fonctions de la monnaie (unité de compte, moyen d'échange et réserve de valeur) seraient paradoxalement mieux remplies par des unités de temps que par les unités monétaires classiques. Nous sommes aujourd'hui dans une situation assez ubuesque, avec une unité de compte qui fluctue continuellement en fonction de sa valeur spéculative.
Concernant la fonction de moyen d'échange, l'organisation de l'échange de temps constitue la base même de toute activité humaine. Enfin, s'agissant de la fonction de réserve de valeur, un agenda correspond à une promesse de temps. A l'échelle macroéconomique, de plus en plus de grandes entreprises multinationales, lorsqu'elles ont des investissements à effectuer à moyen terme, établissent un budget en hommes/années, ce qui n'est pas plus incohérent que de se baser sur des monnaies dont les fluctuations sont largement imprévisibles.
Le grand problème né de l'introduction du temps n'est pas que sa valeur puisse être qualifiée différemment. Un cours d'une heure peut être comptabilisé quatre heures si sa préparation a demandé trois heures. Donner une fourchette en heures peut permettre d'appréhender les différences existantes. Le système ne consisterait donc pas forcément en un nivellement égalitaire et aurait pour avantage d'éviter des inégalités démesurées. Henry Ford expliquait à ce sujet que lorsque le salaire d'un PDG est de plus de vingt à trente fois supérieur au salaire le plus bas de son entreprise, celle-ci est en danger. Or, aujourd'hui, le rapport entre la rémunération des grands patrons et leurs salariés va de 1 à 1 000. Nous constatons régulièrement les effets délétères de cette situation.
Des différences en termes de mesure pourraient exister également si nous nous reposions sur une unité de temps. Mais elles n'atteindraient jamais un tel niveau, même si vous considériez que le temps de M. Dupont a une valeur dix fois supérieure à celui de M. Durand. Le fait que ces deux personnes soient obligées de dormir quelques heures par jour a pour conséquence de restreindre la fourchette de différences. Le véritable obstacle à l'utilisation de l'unité de temps est en réalité de natures culturelle et émotionnelle. Au début de ma réflexion, je pensais trouver, dans les travaux des économistes, des prémices de théorisation sur la monnaie. Mais ceux-ci n'ont pas une véritable approche doctrinale de la monnaie, celle-ci ayant une dimension d'abord religieuse, puis politique et seulement, en arrière-plan, économique. Dans l'Antiquité, la monnaie de sacrifice rétablit l'échange inégal avec les Dieux. En latin, le terme pecus renvoie ainsi à la tête de bétail, c'est-à-dire aux animaux sacrés.
La première référence monétaire repose donc dans le rapport au sacrifice et, comme l'a montré René Girard, dans le transfert du sacrifice humain sur l'animal. C'est seulement ensuite que le politique prendra lentement son autonomie par rapport au religieux et que le pouvoir monétaire deviendra régalien. La phase selon laquelle la monnaie acquiert son indépendance par rapport au politique et au religieux est extrêmement récente.
En réalité, nous avons investi dans la monnaie une aspiration fondamentale, notre aspiration à l'immortalité. Ainsi, pourquoi continuons-nous à parler d'argent alors même que le rapport entre la monnaie et tout métal précieux a disparu depuis longtemps ? La dernière référence à l'or date de 1971, quand la convertibilité du dollar en or a été abandonnée. Si nous continuons à parler d'argent, c'est parce qu'un métal précieux représente un signe d'immortalité. Lorsque les Grecs et les Latins définissaient la voûte étoilée, ils croyaient que celle-ci était fixe et immuable. Face à une vie par nature mortelle, la fascination pour les métaux précieux traduit une espérance dans l'immortalité. Nous payons cette espérance au prix le plus cher. Nous renonçons ainsi à une vie présente pour espérer conquérir des métaux précieux.
Ceci explique pourquoi certains se trompent lorsqu'ils estiment qu'il serait relativement simple de créer des monnaies non spéculatives, ne servant qu'aux fonctions pour lesquelles elles sont utiles. En réalité, le fait de passer d'une monnaie qui a en elle-même de la valeur à une monnaie qui n'a pas de valeur intrinsèque vient heurter ce socle sous-jacent, ce dernier est d'autant plus fort qu'il est inconscient. L'une des grandes difficultés à agir se situe à mon avis à ce niveau. Mais la crise financière va ouvrir le débat. Si, comme nous pouvons raisonnablement le penser, celle-ci n'en est qu'à ses débuts, l'immensité des dettes accumulées et non solvables dans l'économie spéculative nous empêchera d'avoir encore une monnaie viable.
M. Christian DEMUYNCK, Président - Vous avez mis en place un projet baptisé SOL.
M. Patrick VIVERET - Mon intervention contient deux parties. La première concerne les indicateurs des richesses, la seconde les aspects monétaires. J'ai préconisé la mise en place d'une expérimentation, qui se déroule actuellement dans le cadre européen avec le soutien de cinq grandes régions françaises : la Bretagne, le Nord-Pas-de-Calais, l'Ile-de-France, l'Alsace et Rhône-Alpes.
Nous avons proposé des modèles complémentaires, car l'idée n'est pas de supprimer les grandes monnaies. Ce projet serait en effet totalement irréaliste. Notre objectif est de ramener les monnaies à leur fonction première, dès lors que l'économie financière perd toute raison et s'abandonne à la spéculation. A la limite, si les grandes monnaies remplissaient leur rôle, les modèles complémentaires ne seraient pas nécessaires. Le projet SOL s'inscrit donc comme tel, en visant à la valorisation des formes d'utilités écologique et sociale. L'ambition est de permettre le développement d'une économie réelle conforme aux exigences du développement durable. Mais l'une des difficultés que nous rencontrons dans le cadre de ce projet est que les individus projettent les mêmes schémas que pour la monnaie classique.
L'exemple argentin doit, sur ce point, être médité. Il pourrait en effet se reproduire dans d'autres pays du fait de la crise financière. Lorsque la monnaie de leur pays s'est effondrée, les Argentins se sont précipités sur les réseaux de type SEL, qui avaient été conçus pour quelques dizaines de milliers de personnes. 7 000 000 d'habitants ont ainsi brusquement utilisé les « creditos » et, de fait, le système, qui n'avait pas été pensé à une large échelle et n'était pas régulé, s'est effondré de lui-même après avoir connu un succès phénoménal en quelques mois. En raison des comportements culturels, certaines personnes ont spéculé, thésaurisé et émis des « creditos » en surabondance. Elles ont ainsi projeté, sur la nouvelle monnaie, dite alternative, leurs comportements antérieurs à l'égard de la monnaie traditionnelle.
M. Christian DEMUYNCK, Président - M. le rapporteur, Bernard Seillier, souhaite intervenir.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Vous avez indiqué être un certain nombre de personnes à préconiser un budget-temps.
M. Patrick VIVERET - Nous avons exprimé ce souhait de manière éclatée. Un des objectifs intermédiaires est de réunir l'ensemble des propositions émises.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Des projets existent-ils pour réformer les agences de notation extra financière des entreprises ?
M. Patrick VIVERET - J'ai participé récemment, à l'occasion d'un colloque, à un débat sur le sujet avec des agences de notation extra financière. Celles-ci sont nées dans un environnement où seulement ce qui relevait de la notation financière était considéré comme important et sérieux. Aujourd'hui, elles connaissent des dérèglements majeurs et il leur appartient, dans le cadre de leur travail, d'adopter des approches plus en phase avec le développement durable.
M. Christian DEMUYNCK, Président - Mes chers collègues, souhaitez-vous poser des questions ?
Mme Annie DAVID - Je me félicite, tout comme vous, que de nombreux indicateurs puissent être pris en compte dans le calcul de la richesse. Comme vous l'avez souligné, le pilier social doit constituer le pilier central du développement durable. Celui-ci est invoqué par de nombreux acteurs. Mais très peu d'entre eux insistent sur l'importance de son pilier social.
Vous n'avez pas abordé le sujet des travailleurs pauvres. Comment analysez-vous l'apparition de cette catégorie de salariés ? Etablissez-vous un lien entre leur situation et la dégradation de leur état de santé et de leurs conditions de travail ?
Par ailleurs, comment appréhendez-vous le mouvement de désolidarisation collective qui a lieu dans le domaine de la santé ? A la commission des affaires sociales du Sénat, nous savons que beaucoup de personnes, parmi les plus modestes, sont obligées de hiérarchiser leurs soins et de distinguer, parmi eux, ceux qui relèvent du nécessaire et de l'accessoire, n'ayant pas les moyens de les prendre en charge tous. Ne pensez-vous pas que cette désolidarisation collective contribue à l'appauvrissement et à l'exclusion des travailleurs et a des conséquences négatives sur leur santé ?
Enfin, vous avez souligné l'importance du bénévolat en expliquant qu'il doit être considéré comme une activité. Le problème est qu'il constitue souvent une réponse au désengagement de l'Etat dans le domaine social. Ne pensez-vous pas qu'il serait préférable de se diriger vers une économie plus solidaire à tous les niveaux plutôt que d'en appeler à l'acte bénévole ?
Ce désengagement de l'Etat m'inquiète. Je vous remercie.
M. Christian DEMUYNCK, Président - Nous allons regrouper les questions.
Mme Brigitte BOUT - Je souhaite vous remercier pour votre exposé. Je partage totalement les inquiétudes de ma collègue. Votre projet d'expérimentation concerne cinq régions. Je suis personnellement élue du Nord-Pas-de-Calais. Comment le SOL écologique et social va-t-il prendre place sur ce territoire ?
M. Patrick VIVERET - Mes analyses tiennent compte des problématiques que vous avez évoquées et notamment de la situation des travailleurs pauvres. Toutes mes propositions sont destinées à reconnaître la richesse de l'ensemble des êtres humains, qui se retrouvent souvent dévalorisés par leur mauvaise situation économique. Le fait de reconnaître cette richesse permet de souligner la nécessité d'offrir à chacun un niveau de revenu à la hauteur de sa contribution effective à la société, et de refuser de voir le bénévolat être une manière de se défausser sur les associations d'un certain nombre de fonctions relevant tant de la responsabilité sociale du secteur public que de celle du secteur privé. Il est donc nécessaire de distinguer le bénévolat forcé du vrai bénévolat.
Des projets comme le SOL servent également à responsabiliser les différents acteurs. Le fait que la personne n'existe socialement que par sa souffrance crée un cercle vicieux dans le dispositif de l'assistance. A l'inverse, dans le projet SOL, un individu existe d'abord au quotidien. Les réseaux d'échanges réciproques de savoirs ont bien mis en évidence que toute personne dispose de connaissances. Lorsqu'elle en prend conscience et qu'on l'aide à transmettre son savoir, elle est identifiée de manière, non plus négative, mais positive.
Le système se caractérise donc par un double mouvement : la remise en cause de ce qui participe de la dévalorisation économique et de la précarisation et la responsabilisation des individus en évitant leur enfermement dans la logique de l'assistance, laquelle leur confère des statuts eux-mêmes dévalorisants.
Concernant le projet SOL du Nord-Pas-de-Calais, toute une équipe travaille à sa mise en place. Je n'ai pas le temps de vous détailler le projet ici. Mais je peux vous communiquer les coordonnées de ses responsables. De plus en plus de processus conjoints sont en train de voir le jour. Le problème est qu'ils sont appréhendés comme des dispositifs à part, alors qu'ils devraient être placés au centre de l'action publique. M. Claude Alphandéry et moi-même, nous rencontrerons bientôt M. Jean-Louis Borloo pour discuter avec lui de ces sujets. Nous arrivons en effet à un stade où il est nécessaire d'intervenir au coeur des politiques publiques.
Prenez, par exemple, le cas de la protection sociale. Il s'agit, de facto, d'un système de monnaie affectée où l'essentiel des ressources demeurera à l'intérieur d'un circuit. Or, si les services publics utilisaient pleinement ce système, de très nombreux échanges pourraient avoir lieu en monnaie complémentaire et ne relèveraient alors plus de l'expérimentation, ce qui aurait des conséquences sur de nombreux phénomènes tels que la dette publique. Il deviendrait ainsi possible de compléter, par de la monnaie complémentaire, un certain nombre de revenus et de services sociaux et culturels que nous n'arrivons pas à couvrir en monnaie officielle.
Il s'agirait d'un formidable outil de réorientation des modes de consommation, la monnaie complémentaire permettant, en effet, grâce à un effet de levier, de jouer à plein la carte du développement durable. Mais l'idée est difficile à imposer, car la monnaie est considérée comme un domaine réservé aux spécialistes. Derrière ces projets sa cache donc un enjeu de ré-appropriation démocratique de l'outil monétaire. Votre mission peut être d'une précieuse aide dans ce domaine.
M. Christian DEMUYNCK, Président - Nous allons prendre une dernière question.
Mme Annie JARRAUD-VERGNOLLE - Votre exposé a été brillant. Il a revêtu une dimension assez philosophique dans sa dernière partie. Je souhaite revenir sur trois points. Vous avez parlé d'entreprises citoyennes. Mais cette dénomination a été purement symbolique. Elle ne s'est traduite par aucun résultat positif.
Ma seconde remarque concerne la monnaie. J'ai également collaboré avec Claude Alphandéry, lequel a étudié le coût évité de la pauvreté en France. J'aimerais savoir si vous disposez de nouvelles analyses sur le sujet.
Enfin, vous avez beaucoup insisté sur la notion d'activité. Mais comment le politique peut-il se saisir de cette notion pour la voir appliquée au niveau des entreprises du secteur économique, et pas seulement par celles de l'économie sociale et solidaire ? Comment est-il possible d'intervenir pour éviter une reproduction des comportements liés à l'économie classique, d'amener le politique à agir lorsqu'il se produit des déviations dans le domaine de la santé ?
M. Patrick VIVERET - Vous avez défini là un véritable programme de travail. La problématique des coûts évités est évidemment centrale. Ces coûts sont liés aux richesses implicites, parmi lesquelles figure la santé. L'Organisation mondiale de la santé a ainsi montré qu'un investissement annuel de 0,1 % du PIB des Nations développées, soit 40 milliards de dollars, dans le secteur de la santé aboutirait, dès l'année suivante, à un retour sur investissement de 360 milliards d'euros en effets directs et indirects. La santé constitue donc une richesse le plus souvent invisible, sur laquelle nous ne raisonnons pas suffisamment en termes d'investissement.
La conjonction des crises climatique et financière incitera les responsables politiques à agir. Le principal enjeu consiste à éviter l'addition des effets régressifs et récessifs des deux crises qui, en se cumulant, peuvent produire des effets encore plus négatifs que ceux liés à chacune d'entre elles. Mais cette situation peut constituer également un atout. En effet, la crise financière nous oblige, par exemple, à réorienter radicalement nos politiques, ce qui aurait été impossible en son absence. De même, la crise climatique nous conduit à revenir à une économie à la fois réelle et soutenable d'un point de vue social et écologique. Sans elle, la réponse apportée à la crise financière serait classique, avec une socialisation des pertes.
Enfin, je crois que le politique sera le grand acteur dans le cadre de la conjoncture actuelle, marquée par deux crises simultanées. Il ne peut réussir son retour sur le devant de la scène que s'il transforme son propre rapport au pouvoir. De même qu'une transformation du rapport à la richesse est nécessaire, une transformation du rapport au pouvoir est indispensable. Le politique doit jouer le rôle de catalyseur d'énergies créatrices, plutôt que de se contenter d'exercer le pouvoir. Dans le premier scénario, la création est démultipliée par la coopération. A l'inverse, dans le second scénario, la domination est associée à la peur. Le pouvoir fait en effet peur aux personnes sur lesquelles il s'exerce, mais également aux dominants, qui ont tellement eu de mal à le conquérir qu'ils craignent de le perdre.
L'homme politique dont nous avons besoin est celui qui changera son rapport au pouvoir. Il s'agit d'un formidable défi à relever. Dans La grande transformation, Karl Polanyi a bien montré que la société de marché, qui naît lorsque l'économie en vient à marchandiser des liens sociaux qui sont d'un autre ordre, comme le lien politique, le lien de réciprocité et la recherche de sens, atteint la substance même du lien social. L'issue des sociétés de marché est ainsi très négative, avec un retour régressif aux fondamentaux que sont le politique et la recherche de sens dans la société. La première société de marché s'est achevée par deux guerres. Elle a entraîné hier le totalitarisme et aujourd'hui les pensées fondamentalistes et identitaires. Les acteurs politiques ont donc l'immense responsabilité d'empêcher que le retour du politique soit régressif. Ils doivent pour cela transformer leur rapport au pouvoir.
M. Christian DEMUYNCK, Président - Merci beaucoup pour toutes ces informations.