CONCLUSION : DES AGRICULTURES STIMULÉES
La personne qui pousse le chariot perçoit confusément les chemins compliqués suivis par les produits qu'elle a achetés. Elle sait qu'un produit agricole en est à l'origine. Elle sait qu'un agriculteur a forcément été impliqué dans son élaboration. Elle sait aussi que, ce faisant, l'agriculteur a modifié la nature et les campagnes. Souvent, elle s'imagine une proximité très grande entre ce travail du vivant fait par tant d'autres et l'acte très intime qu'est celui de se nourrir pour vivre, de s'alimenter pour être en bonne santé, de manger pour en retirer du plaisir. Pourtant, la relation s'est distendue.
La même personne -le plus souvent un urbain- ne comprend plus ce que font réellement les producteurs agricoles : trop d'écrans se sont dressés, trop d'incertitudes semblent s'être constituées. Il lui est difficile de comprendre le « malaise » des paysans français, apparemment mal payés de leurs efforts bien qu'ils reçoivent des subventions importantes. Il lui est difficile aussi de comprendre comment ces subventions agricoles sont un obstacle dans les négociations commerciales internationales. Tandis que la provenance lointaine de certains produits l'intrigue ou que la pauvreté des agriculteurs des pays les moins avancés peut la révolter, la situation de ces derniers paraissant moralement inacceptable et politiquement dangereuse.
L'accroissement de la population du globe en même temps que la prise de conscience de la finitude des ressources l'inquiètent. Et ce d'autant plus que la responsabilité de l'homme lui apparaît de plus en plus évidente concernant les dérèglements climatiques, à propos desquels l'unanimité est loin d'être acquise sur les moyens correcteurs à mettre en place. Mais la prise de conscience progresse : l'homme fait partie de la biosphère et ses actions deviennent déterminantes sur sa pérennité et sa viabilité.
La période historique dans laquelle nous nous sommes inscrits est comprise entre deux moments originaux : 1960 et 2050. C'est en 1960 que l'accélération démographique a été la plus forte et c'est en 2050 que la population mondiale devrait atteindre son maximum. Tout au long de cette période, diverses ressources auront été consommées pour permettre la vie du plus grand nombre. Mais nous savons que les ajustements, notamment par les marchés, n'ont jamais été complètement satisfaisants puisqu'ils se sont traduits et se traduisent encore par des résultats intolérables : beaucoup meurent de faim et de larges populations souffrent de déséquilibres alimentaires. Le système alimentaire mondial, et les systèmes alimentaires régionaux qui lui sont liés, se sont déformés et seront encore transformés par l'homme.
Tout l'enjeu est finalement que les hommes restent maîtres des transformations actuelles et futures, de sorte qu'ils organisent au mieux leur vie dans un système dont les contraintes se resserrent de plus en plus. Les ressources sont géographiquement inégalement réparties par rapport aux besoins : la circulation des denrées, des marchandises et des hommes est un moyen de corriger les écarts entre les capacités productives et les demandes vitales au niveau local. Les marges de manoeuvre sont étroites, d'où l'importance des règles sur lesquelles les hommes doivent s'accorder, à la fois globalement et en chaque région du globe. C'est l'objet de toutes les tentatives de gouvernance mondiale, européenne, nationale, d'entreprise ...
Cependant, il n'est pas possible d'attendre : il faut agir en composant avec les initiatives déjà lancées ou en ayant à l'esprit les échéances fixées. Par exemple, le 1 er décembre 2006 est la date fixée pour le premier versement des DPU pour les agriculteurs français. 2007 devrait être l'année de la commercialisation de l'huile végétale pure comme carburant. Beaucoup espèrent que le cycle de Doha aura repris et que les questions agricoles seront traitées. L'initiative du MOMA devrait avoir abouti à la création de l'Agence NRA dans le courant de l'année. A la fin 2007, un rapport d'étape concernant l'application de la loi Dutreil devrait permettre d'évaluer où en est la grande distribution. La révision du protocole de Kyoto est prévue pour 2008. 2013 est la dernière année de la PAC actuelle. 2015 sera l'occasion d'apprécier si les objectifs du Millénium auront été atteints. C'est aussi la fin du Plan biocarburants. Il restera des agriculteurs en France. Il serait appréciable que les prévisions les plus alarmistes, qui estiment que les européens seraient 2 sur 3 à être menacés d'obésité en 2020, ne se révèlent erronées. 2025 sera la fin de la période pour laquelle la loi d'orientation agricole aujourd'hui en vigueur a été élaborée. En 2040, plus d'un humain sur cinq aura plus de 60 ans. En 2050, la planète sera partagée harmonieusement par 9 milliards d'humains ?
Comment faire pour que chaque acteur adopte la bonne attitude ? Nous croyons que la bonne compréhension du développement durable peut être d'une aide universelle efficace. Il s'agit donc de ne pas réduire cette notion à l'environnement, comme c'est trop souvent le cas. Il s'agit aussi de ne pas être dupe face à la « récupération commerciale » qui peut être faite de ce concept. Chaque acteur gagnerait à conformer sa conduite à la définition réelle du développement durable. Sur le plan géographique, il est nécessaire d'avoir une conception planétaire ; sur le plan du temps, c'est un point de vue intergénérationnel qu'il convient d'adopter. Dans ces conditions, le développement durable se situe au carrefour du développement économique, du progrès social et du respect de l'environnement : les trois préoccupations doivent être simultanées. Ainsi, parler de « développement économique durable » est le signe que la notion de développement durable n'a pas été comprise. En effet, cette considération est partielle, alors que la bonne attitude doit être globale : pour être durable (ou soutenable, sustainable disent les Anglais), le développement doit forcément être satisfaisant sur le plan économique. Rappelons-le : le développement durable est un développement à la fois viable, vivable et équitable. Viable, il est satisfaisant des points de vue environnemental et économique ; vivable, il est satisfaisant des points de vue environnemental et social ; équitable, il est satisfaisant des points de vue social et économique.
Adopter cette attitude permet de corriger sans cesse les actions en cours et les calendriers. De l'intensité de ces modifications suggérées par tous les acteurs résultera notre condition à tous et à chacun. Nous serons plus ou moins proches des scénarios évoqués dans ce travail. Tous les acteurs, quels qu'ils soient, avec plus ou moins d'intensité, rechercheront à maximiser leur satisfaction du point de vue alimentaire, sanitaire, environnemental, énergétique ... Evidemment, la position relative de chacun ne correspondra jamais à l'utopie proposée, entraînant d'inévitables situations conflictuelles. Mais l'on voit bien que cette attitude conduit tous les acteurs, même ceux dont le souci n'est pas de rendre explicite leur avis, à « stimuler », in fine , les agricultures.
En revanche, ceux dont les responsabilités opérationnelles sont en liaison directe avec l'alimentaire, la santé, la nature et l'énergie doivent comprendre qu'ils stimulent les agricultures de façon directe. Et si la liaison peut sembler plus diffuse pour ceux qui -en tant que simples consommateurs- s'estiment les plus éloignés de l'acte agricole, elle n'en est pas moins réelle.
C'est probablement le travail des élus que de rendre lisible par tous ce que nous voulons pour notre alimentation, notre santé, notre nature et notre énergie. De le rendre lisible pour tous, et en particulier pour ceux qui sont opérationnellement responsables de l'acte agricole.
Dans ces conditions de développement durable, une stratégie réellement offensive, sans tabou, peut être énoncée pour stimuler les agricultures, les nôtres à nous Français, les nôtres à nous européens, les nôtres à nous tous sur la planète.
A tous niveaux, il s'agira de réguler et de cadrer nos comportements. Les règles de gouvernance doivent s'articuler entre les différents niveaux d'action (ONU, OMC, FAO, régions du monde, Europe, France, régions de France, etc.), de sorte que les acteurs (très grandes entreprises multinationales, nombreuses PME, très nombreuses TPE, innombrables consommateurs, innombrables contribuables, innombrables citoyens, etc.) puissent maîtriser intelligemment la mondialisation.
Distributeurs, logisticiens, transformateurs, industriels et artisans, producteurs agricoles (d'aliments, de santé, de nature et d'énergie), etc., sont liés par des processus puissants dont le politique doit baliser le sens. Le formidable développement de la grande distribution, par exemple, peut se révéler, à l'insu de commerçants quotidiens de plus en plus professionnels, un diffuseur puissant de paupérisation. Où conduit le « moins cher que moins cher » ? Alors que tous les hommes sont à la recherche de plus de valeur.
Les protections temporaires de la PAC auront été un excellent stimulant pour que l'agriculture européenne satisfasse aux objectifs de construction des européens. A partir de ce succès, les conditions se sont trouvées heureusement modifiées, de sorte qu'il nous faut réinventer une politique avec des stimulations agricoles nouvelles, cohérentes avec notre développement régional à l'échelle européenne, ainsi qu'avec le développement global, en interdisant la mise en place de mécanismes qui se révèleraient destructeurs des acquis.
Simultanément, il semble qu'il faille alors prendre part à l'établissement des protections temporaires qui seraient nécessaires pour que de tels « oasis » se forment dans les pays les moins avancés. C'est leur intérêt, mais c'est aussi le nôtre : les équilibres démographiques, agricoles, énergétiques et écologiques pourraient être mieux maîtrisés.
De la même façon, on doit se réjouir de la progression des pays émergents, à condition qu'elle se fasse sans dumping : aux plans économique, social, fiscal et écologique. En effet, quel consommateur averti accepterait de « manger de la déforestation de l'Amazonie » en savourant un steak « moins cher » ? Quel africain devrait accepter de s'épuiser à produire son riz alors qu'un riz du sud-est asiatique s'offre à la vente à des conditions qui découragent de produire ? Et quel citoyen français donateur à une organisation non gouvernementale ne serait pas déçu lorsque ce même africain est conduit à abandonner le puits qui vient d'être foré ?
Comme on l'a pressenti, toutes les agricultures peuvent être stimulées. Mais il faut qu'elles le soient à propos. Et ce d'autant plus que personne ne peut sérieusement assurer aujourd'hui que tous les hommes, et partout, disposeront des ressources issues de l'agriculture dont ils auront besoin, sur le chemin qui nous conduit à 2050.
Comme le disent certains, « nous avons besoin de toutes les agricultures ». Y compris en France, où nous nous trouvons, au moins en cette période, dans des conditions de ressources agricoles suffisantes. Nous devons tout faire pour devancer toute modification plus contraignante qui pourrait se manifester ultérieurement. Nous devons sûrement stimuler des agricultures modernes, préservant et reconstituant la fertilité dont nous avons besoin. La recherche et l'innovation doivent être orientées pour que le système alimentaire tout entier s'améliore. En particulier, il devient évident qu'il ne sert à rien d'opposer l'agriculture « intensive » ou « productive » au respect de l'environnement : c'est bien d'une agriculture « éco-intensive » dont nous avons besoin. Nous devrions dire d'agricultures « éco-intensives » préservant les « oasis » existants et permettant d'en générer là où les hommes en ont absolument besoin. Ces « oasis » devront être soigneusement préservés pour rendre la vie locale satisfaisante. Mais nous savons que certaines zones ne pourront désormais plus atteindre ces objectifs sans échanges. C'est le cas de l'Afrique du Nord, notre voisin. De même, il n'y a pas plus ouvert que l'ensemble européen : aucune région du monde n'importe ni n'exporte autant. Pourtant, notre marché est « mature ». La France en particulier, innove, importe, exporte, investit partout dans le monde et accueille les investisseurs du monde entier, y compris dans l'agroalimentaire. Bien qu'elle puisse être menacée sur le plan de certaines activités agricoles si la libéralisation du commerce se faisait sans tenir compte de la complexité des réalités du vivant, elle a des intérêts relatifs déterminants. Et ce surtout s'ils sont préservés avec intelligence, sans nuire à la constitution d'ensembles similaires de par le monde.
La voie est probablement étroite si l'on se place d'un point de vue planétaire à l'horizon 2050, les risques identifiés se faisant plus nombreux. Nous devons donc trouver des parades nouvelles tout en ne sabotant pas les dispositifs existants, qui nous mettent à l'abri de mouvements erratiques. De même, si nous devons innover, en raison de certaines limites naturelles mal connues, l'heure est précisément à l'intensification des recherches pour n'engager que des processus réversibles non susceptibles d'appauvrir notre biosphère unique.
En revanche, si nous nous plaçons « ici et maintenant », les conditions sont bonnes pour dire ce que nous voulons comme agriculture. Même les agriculteurs sont persuadés que, pour avancer, les raisonnements ne doivent pas être « agricolo-centrés » : moins il y a d'agriculteurs, plus l'agriculture est l'affaire de tous. Mais sachons qu'il n'est pas possible d'aborder cette question de société sans accepter de comprendre la complexité du vivant qui en est à la base. Nous croyons que nos institutions locales, nationales, continentales ou mondiales offrent des espaces où il est possible de construire et négocier les conditions d'une vie meilleure entre nous. Nature, alimentation, santé, énergie : nos agricultures exigent l'attention de tous, pour la vie et le confort de vie de tous et de chacun.