7. Une vision pour orienter l'agriculture
Jusqu'en 2013, la marque de la PAC sera encore forte sur l'agriculture ; puis elle décroîtra. N'est-ce pas souhaitable ? N'est-il pas judicieux de baisser les aides à l'agriculture dans les pays où celle-ci devient économiquement viable par elle-même (et demeure vivable et équitable) ? Ne faudrait-il pas que les pays en développement puissent s'inspirer du succès passé de la PAC, notamment pour réguler, par grandes régions mondiales, l'exode rural et l'émigration vers les pays développés ?
En France et en Europe, les mécanismes qui fonctionnent aujourd'hui sont tels que, si les aides aux agriculteurs étaient supprimées, leur revenu serait nul. Cela signifie que les aides ainsi octroyées se répercutent dans les prix des produits agricoles bruts : ceux-ci baissent, ce dont profitent les industries alimentaires, qui bénéficient d'un approvisionnement local sécurisé, selon Lucien Bourgeois. Le premier secteur industriel français poursuit sa route, tout en continuant ses investissements et en générant un excédent commercial. Et au niveau européen, dont le territoire est deux fois moins grand que celui des Etats-Unis, le système alimentaire parvient à nourrir 150 millions de citoyens de plus qu'outre atlantique. La France, les Pays-Bas et l'Allemagne exportent, chacun d'eux, plus de produits alimentaires transformés que les Etats-Unis. Pas si mal ! Olivier Pastré, déjà cité, devrait atténuer sa provocation pédagogique : faut-il vraiment « sacrifier l'agriculture » et détourner les subventions vers d'autres usages ? Il est évident en revanche que la dépense publique à l'agriculture va baisser : l'influence directe de l'industrie alimentaire sur le secteur primaire va se faire plus pressante alors que simultanément, l'industrie alimentaire va plutôt répondre aux pressions de la grande distribution. La déformation progressive du système alimentaire va peser sur les territoires (la nature), en même temps que les interactions avec les consommateurs modifieront significativement leur santé. Parallèlement, la vie de tout un chacun sera modifiée par l'intensification des productions agricoles non alimentaires (à moins que l'écobilan ne se révèle pas aussi bon et que l'on en vienne à déclarer que la mise en valeur des biocarburants n'était qu'une manière de donner une autre forme aux excédents agricoles occidentaux ...). Osons donc quelques traits, pour la France.
Un tiers du territoire français sera recouvert par les forêts (pièges à CO2). L'équivalent de la moitié de la forêt sera constitué des autres espaces naturels et des espaces artificialisés. Le reste, soit environ 30 millions d'hectares sur les 55 millions que compte le territoire métropolitain, sera occupé par l'agriculture. Les deux tiers des agriculteurs seront des professionnels : à 350.000, ils exploiteront 90 % de la surface agricole. Depuis longtemps déjà, les jeunes qui s'installent sont 85 % à être titulaires au moins du baccalauréat ; mais ils ne sont plus que 6.000 par an à s'installer. La taille des entreprises à reprendre est de plus en plus importante : les coopératives seront peut-être amenées à devenir elles-mêmes « producteurs agricoles » dans leurs programmes d'aide aux jeunes. Sauf quelques exceptions, elles seront meilleures producteurs agricoles que transformateurs alimentaires ; elles feront aussi de l'agro-industrie à destination non agricole. Cette tendance implique de dynamiser les restructurations et les recompositions des coopératives, en différenciant probablement selon la taille des structures : on ne peut pas traiter de la même manière les nombreuses petites coopératives vitivinicoles du sud de la France que les grosses coopératives agricoles et agroalimentaires du nord-ouest ou les grosses coopératives « céréales-appro » et « agro-industrielles » du nord-est (indiquons que l'on compte aujourd'hui 1.800 coopératives de moins de 10 salariés rassemblant 6.000 salariés, et 800 de plus de 10 salariés rassemblant 60.000 salariés).
Les disparités naturelles et logistiques redeviendront plus apparentes. La grande diagonale Lorraine-Pyrénées sera encore plus marquée par des monocultures céréalières (donc de moins en moins de prairies et d'animaux, d'où il découle un appauvrissement en matière organique et la mise en danger de la fertilité des sols). De façon accentuée, on aura la distribution suivante : vaches laitières au Nord-Ouest, vaches allaitantes dans le Massif central, chevaux en Normandie-Maine, ovins à l'Ouest et au Sud du Massif central, caprins en Poitou-Charentes, porcins et poulets dans l'Ouest breton, volailles grasses dans le Sud-Ouest. La moitié du verger sera en Rhône-Méditerranée, le quart dans le Sud-Ouest et le dixième en Val de Loire. Les zones défavorisées resteront le Massif central et le Sud Est. L'irrigation se pratiquera certainement différemment, mais toujours dans le centre, le Sud-Ouest et le Sud-Est. Les agriculteurs seront « à plein temps » dans l'Ouest et dans l'Est ; ils ne seront pluriactifs ni dans l'Ouest, ni dans le centre.
Armand Frémont suggère une « trilogie » : des zones rurales à dominante agricole nette, avec prolongation de filières « qui fonctionnent » autour d'un monde très professionnalisé : grandes plaines céréalières, grandes régions viticoles, Bretagne et Normandie (au bocage certainement plus fragilisé). A l'opposé, la grande diagonale Lorraine-Pyrénées, profondément affaiblie en démographie. Et le plus complexe : l'agriculture interstitielle, dans l'espace des métropoles.
Au Nord de la diagonale, on trouvera l'essentiel des grandes entreprises de l'agroalimentaire ; au sud, les petites (avec un poids important de la viticulture).
300 groupes de plus de 500 salariés ou à capitaux étrangers, représentant 3.000 entreprises, rassembleront 400.000 salariés. Parmi eux, 10 groupes concentreront 20 % de l'emploi total et 20 groupes 30 %.
Les trois-quarts des entreprises auront encore moins de 20 salariés. Ces 7.500 entreprises artisanales ne représenteront que 10 % des effectifs du secteur et 5 % du chiffre d'affaires. 2.500 parmi elles auront 4 salariés ou moins. Elles seront comparables à un bon nombre d'entreprises agricoles qui auront définitivement quitté le modèle de l'exploitation agricole familiale. Parmi les 7.500 entreprises artisanales, 2.500 seront dans le secteur viande et charcuterie, 2.000 dans le secteur vitivinicole (dont un grand nombre avec une activité d'exportation) et 1.000 dans le secteur laitier et fromager (Franche-Comté).
Les marchés nationaux sont aujourd'hui « matures » : la croissance globale n'augmentera plus, sauf succès à l'exportation. D'où l'intérêt, mais aussi les limites, du Plan sectoriel export agroalimentaire, des salons, du « kit export » ou du Comité d'appui aux stratégies d'export. Mais la croissance de telle ou telle entreprise pourra être avivée si elle innove. L'innovation est d'ailleurs stimulée par de nombreuses structures : INRA, comme on l'a vu, mais aussi CEMAGREF, CIRAD, AFSSA, ACTIA ; pôles de compétitivité mondiaux (attention au pillage économique !), en agro ressources ou dans le végétal spécialisé (orienté vers l'aliment, la santé et l'environnement) ; projet BioHub avec Roquette, OSEO-ANVAR, etc. De sorte que les restructurations seront peut-être importantes, bénéficiant des effets d'accélération des spécialistes du capital-développement, dans les structures privées comme dans les structures coopératives. Les modes d'alimentation, la gestion des risques agricoles et alimentaires, les évolutions qualitatives ou normatives seront autant d'occasions de différenciation et de croissance.
L'agroalimentaire et l'agriculture se transformeront ainsi, en se renouvelant plus qu'ailleurs par destruction et création (les exemples d'Eurofins -devenu en 20 ans le spécialiste mondial des analyses- et de Naturex sont de ce point de vue très stimulants), sous la pression des systèmes de distribution, qu'ils soient ceux de la grande distribution ou des circuits courts. Le prix deviendra plus secondaire dans la décision d'achat (comme on le sait, les dépenses relatives des consommateurs baissent : ils consacrent aujourd'hui moins de 15 % de leurs revenus aux produits de l'agroalimentaire et moins de 3 % aux produits agricoles). L'attention à la personne va redevenir majeure : des arguments aujourd'hui accessoires vont prendre de l'ampleur dans les domaines « santé », « nature », « comportement social et éthique », avec une prise de conscience croissante reliant l'individu à la biosphère tout entière.
Nous avons entamé la redécouverte des réseaux qui enserrent l'agriculture en posant la question : « A quoi pensez-vous quand vous poussez votre caddie ? ». Comme par écho, Serge Papin, président de Système U , ajoute dans son actuelle campagne de communication : « Chez nous, la personne qui pousse le chariot passera toujours avant le chariot qu'elle pousse » ...Que tous les acteurs se le disent !