4. Quelles entreprises entre le produit agricole brut et l'aliment ?
Les politiques que les autres acteurs vont mener constituent, pour les agriculteurs, autant de variables externes pour l'orientation des productions agricoles. Il est clair qu'une entreprise comme Danone, objet du patriotisme économique de certains, influe sur les agricultures du monde entier : Franck Riboud inaugurait en novembre 2006, en présence du footballeur Zinédine Zidane, par ailleurs musulman, une co-entreprise au Bangladesh, pays musulman. Il s'agit d'une co-entreprise avec la Grameen bank, pour produire et commercialiser des yaourts ultra nutritifs à bas coûts, une partie des financements étant mis au point grâce au micro crédit de la banque, qui vient de recevoir le prix Nobel de la Paix avec son fondateur Muhammad Yunnus, « prêteur d'espoir » : « C'est un type fascinant, invraisemblable, qui a très vite compris notre projet d'entreprise, à la fois sociétal et économique. Se retrouver entre un prix Nobel de la Paix et Zidane autour d'un tel projet, c'est un beau rêve », déclarait récemment Franck Riboud. Au même moment, Danone était d'accord pour appuyer le projet de yaourts biologiques conduit par sa filiale Stony field, aux USA et en France, utilisant le site industriel du Molay-Littry, dans le Calvados, promis à la fermeture. Micro crédit dans un pays en voie de développement d'un côté ; yaourts biologiques dans les pays développés en utilisant des méthodes de communication évitant les grands médias et jouant sur la proximité entre la « vache laitière » et le consommateur de produits « bio » de l'autre. Par ailleurs, Danone poursuit ses développements en ouvrant et en fermant des usines de par le monde. Comme on le voit, sa politique se matérialise géographiquement en de multiples points du globe ; ses dirigeants sont devenus des « nomades ». Les grandes firmes se détachent des bases nationales. Elles orientent leurs activités alimentaires -et par conséquent agricoles- là où elles trouvent de la croissance, quelle qu'en soit la provenance : consommation de produits de luxe pour les uns, consommation de produits de base pour les autres. La vieille idée de l'autosuffisance alimentaire ne peut plus à elle seule expliquer les mouvements des firmes. Il y a augmentation simultanée des importations et des exportations, tandis que l'activité internationale des firmes se traduit aussi par leurs investissements directs à l'étranger. En France, par exemple, 60 % de la demande alimentaire est satisfaite par des sociétés nationales ; 15% provient d'importations et 25 % est le fait de filiales locales de firmes multinationales étrangères qui ont trouvé attractif de s'implanter dans notre pays.
Comme on le voit, un monde d'une bonne centaine d'entreprises agroalimentaires au plan mondial régule son activité par la recherche de toutes sortes de marchés, mais aussi en tenant compte de variables aussi diverses que la concurrence ou la fiscalité, les ressources locales en infrastructures, en matières premières et en main d'oeuvre, ou encore par le « climat des affaires » (facilités administratives, organisations professionnelles, lutte contre la corruption). Ces entreprises multinationales optimisent leurs coûts de transport et de stockage, exploitent les différences en termes de législation et de normes, jouent sur les différences de conditions naturelles, etc. Si nous souhaitons promouvoir chez nous ou ailleurs ce genre d'entreprises, c'est une totale ouverture d'esprit à l'international qu'il faut favoriser.
Au niveau français, ces entreprises sont peu nombreuses : moins de 10. Les PME sont beaucoup plus nombreuses et moins ouvertes à l'innovation et à l'international : certaines d'entre elles seront motrices dans les mouvements de concentration ; d'autres ne rechercheront pas ce type de développement et souhaiteront rester dans une taille « d'artisan important ». Tout comme les très nombreuses TPE, qui privilégieront les « circuits courts ». Ces PME et TPE ne pourront croître qu'en innovant et en exportant ; beaucoup d'entre elles choisiront de se concentrer sur leur « excellence » industrielle en se spécialisant dans les marques de distributeurs.
Il nous semble important de recommander la prudence en matière de communication : est-il vraiment adroit de répéter -depuis peu- que l'agroalimentaire est constitué de 11.000 entreprises ? Est-ce opportun de « gonfler » les chiffres de l'industrie agroalimentaire à l'aide des entreprises artisanales, dont le tiers n'a aucun salarié, si l'on regarde la population des entreprises ayant moins de 20 salariés ? Tout dépend de l'objectif, évidemment.
Ne vaudrait-il pas mieux comprendre qu'il y a 1.000 groupes alimentaires présents en France : 700 groupes français et 300 groupes étrangers ? 1.000 groupes industriels qui représentent les ¾ du total de l'emploi agroalimentaire industriel et artisanal ?
On percevrait alors différemment les questions des relations entre acteurs ; celles des groupes industriels de transformation avec la grande distribution et la restauration hors domicile ; celles des artisans alimentaires avec les circuits courts et de proximité ; celles des producteurs de produits de « grand mélange » (céréales et lait, via des organismes collecteurs, souvent coopératifs) avec les groupes industriels ; celles des agriculteurs biologiques, etc. Le « relief » pris auprès des citoyens par la question de la coopération agricole serait aussi perçu avec une autre acuité : dans les chiffres d'affaires consolidés de certaines coopératives, on trouve aussi bien la vente de pesticides que celle de produits alimentaires biologiques ! La compréhension de la liaison entre l'aliment et le produit brut agricole pourrait être plus claire pour les non spécialistes ; en même temps, la connaissance de l'activité agricole pourrait être rafraîchie : les questions sociétales et d'aménagement du territoire ne ressortiraient pas de la même façon.