5. L'ascendant de la convention européenne des droits de l'homme
9.1.8. L'article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme. L'article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme offre à chacun le droit d'accéder à un tribunal impartial, statuant dans un délai raisonnable et au terme d'un procès équitable, en matière civile comme en matière pénale. L'essentiel est de prendre acte que les qualifications européennes, celle de l'Europe des droits de l'Homme plus encore que celles de l'Union européenne, sont autonomes des qualifications du droit français, et qu'elles se superposent sur celles-ci. Les deux espaces juridiques fonctionnent en même temps, ils ne s'évincent pas l'un l'autre, il faut les supporter l'un et l'autre. Or, le processus de qualification activé par la Cour européenne des droits de l'Homme est différent, presque opposé, de celui du droit français. En effet, il part des qualifications triviales et des effets des règles pour en induire la catégorie juridique pertinente. C'est ainsi que la matière pénale ne correspond pas aux contours du droit pénal, pas plus que la matière civile ne correspond au droit civil, ce qui a rendu recevable la soumission de décisions administratives rendues par les Autorités administratives indépendantes à l'article 6 de la Convention.
9.1.9. Les Autorités administratives indépendantes entre la matière pénale et la matière civile . La matière pénale se définissant, si l'on suit la jurisprudence de la CEDH par l'existence d'une qualification textuelle d'infraction (bien que ce critère soit relatif), par la nature même de l'infraction constituant « la transgression d'une norme générale ayant un caractère à la fois dissuasif et répressif » 255 ( * ) , et par la gravité de la sanction encourue, les sanctions administratives prises par les Autorités administratives indépendantes relèvent de la matière pénale. Il en est ainsi des sanctions prises par le Conseil de la concurrence, l'Autorité des marchés financiers, etc. en raison des comportements, mais également des sanctions de type disciplinaire que certaines sont amenées à prendre, par exemple l'Autorité des Marchés Financiers, le CSA ou la CRE. On peut estimer que c'est une forme de lien qui est ainsi noué entre les juridictions européennes et les Autorités nationales 256 ( * ) . De la même façon, lorsque les Autorités administratives indépendantes tranchent des litiges à portée patrimoniale, ce qui rencontre la définition de la matière civile, alors l'article 6 est applicable. C'est la forme, voire l'effet, du pouvoir exercé qui donne la qualification de l'organe qui le manie. Ce raisonnement à la fois trivial et téléologique, assez étranger à l'esprit français, mais qui s'impose désormais, conduit à considérer que les Autorités administratives indépendantes sont tantôt des organes d'administration, tantôt des organes de juridiction, suivant le type de pouvoir que, dans un cas concret, elles exercent. Cela engendre un certain désordre car la catégorie juridique devient par nature changeante, mais cette complexité nouvelle doit être intégrée. Ainsi, lorsque la matière civile ou la matière pénale sont en jeu, c'est en tant qu'elles sont des tribunaux, au sens européen du terme, que les Autorités administratives indépendantes doivent aménager les garanties liées au procès équitable et à la juridiction impartiale.
9.1.10. La réconciliation de la jurisprudence judiciaire et de la jurisprudence administrative. On a souvent insisté sur une sorte de guerre entre les juridictions de l'ordre judiciaire, notamment la Cour de cassation, et l'ordre des juridictions administratives, notamment à travers le Conseil d'Etat, à ce propos. Il est certain que l'annulation par le juge judiciaire de sanctions prononcées par la COB pour violation de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation ayant par un arrêt Oury du 5 février 1999 annulé des décisions de sanctions prises par le collège de la COB sur le fondement d'une violation du principe d'impartialité en raison même de l'organisation de l'Autorité, qui à l'époque laissait la personne en charge de l'instruction participer à la délibération pouvant aboutir à la décision de sanction 257 ( * ) , a provoqué certaines tensions. La jurisprudence du Conseil d'Etat a évolué pour reconnaître que « au sens du droit européen », les Autorités administratives indépendantes constituent des tribunaux lorsque des sanctions sont prononcées 258 ( * ) .
9.1.11. Les Autorités doivent donner à voir leur impartialité lorsqu'elles exercent des pouvoirs en « matière pénale » ou en « matière civile ». Il en résulte que les Autorités administratives indépendantes lorsqu'elles envisagent des sanctions ou tranchent des litiges notamment à l'occasion d'un règlement des différends, doivent satisfaire les exigences du tribunal impartial. Or, la définition européenne de l'impartialité, qui a aussi fait couler beaucoup d'encre à la doctrine juridique française 259 ( * ) , oblige l'organisme ainsi qualifié à donner à voir son impartialité, définition technique exacte de l'exigence d'impartialité apparente. L'évolution du droit français fut sur ce point tout à fait remarquable. En effet, même si l'évolution débuta par cette sorte de crise contentieuse constituée par « l'affaire Oury », des textes réglementaires nouveaux (par exemple concernant la COB) ou des modifications au sein des règlements intérieurs des autorités (par exemple concernant le Conseil de la concurrence) se sont soumis à l'interprétation que le juge judiciaire français avait faite du texte européen.
9.1.12. Interférence du lien entre impartialité et indépendance. Cette exigence d'impartialité, que certains ont jugée excessive en ce que le droit oblige à la donner à voir en permanence, à travers l'organisation de l'Autorité et à travers le principe de transparence, est ce qui permet aussi aux Autorités administratives indépendantes de construire la preuve de leur indépendance et donc leur légitimité. On peut aller plus loin en affirmant que l'impartialité est ce qui rend supportable l'indépendance, car une autorité indépendante non impartiale constitue un grand danger politique. Plus encore, on peut soutenir que l'indépendance n'est pas une qualité en soi mais trouve sa profondeur en tant qu'elle est la condition requise pour l'impartialité 260 ( * ) .
9.1.13. La question réglée de la distinction entre l'instruction et le jugement. C'est à ce titre que désormais lorsque le pouvoir de sanction est en cause, les Autorités administratives indépendantes distinguent la fonction d'instruction et la fonction de jugement, en prenant soin que la personne qui est en charge de mener l'instruction, c'est-à-dire de se forger une conception du cas envisagé, en disposant des pouvoirs et d'instruments pour ce faire, ne doit pas participer à la formation de jugement, pas même être présent à l'occasion du délibéré, en raison du préjugé que, par l'accomplissement même de sa mission, elle pourrait communiquer aux autres membres de l'Autorité, d'autant plus enclins à le suivre, quand bien même elle serait démuni du droit de vote, qu'elle a généralement la connaissance la plus achevée du cas.
9.1.14. La question de la présence d'un commissaire du Gouvernement. Au nom du même principe d'impartialité, dont l'indépendance est le préalable, la présence d'un commissaire du Gouvernement auprès de certaines Autorités administratives indépendantes 261 ( * ) a pu être critiquée, non seulement par la doctrine mais encore par des organismes internationaux évaluant la performance des systèmes nationaux de régulation. Et non seulement on peut relever la présence d'un commissaire du Gouvernement mais il ne s'agit pas d'une sorte d'héritage du passé, puisqu'il est surtout prévu auprès d'Autorités administratives indépendantes établies récemment, ou bien à l'occasion de modifications substantielles de celles-ci, par exemple lorsque l'AMF a été construite sur les cendres de la COB (auprès de laquelle il n'y avait pas un tel personnage) et du CMF. La question demeure discutée mais l'on peut souligner que les pouvoirs d'un tel commissaire sont limités, par exemple demander une seconde délibération, mais il ne participe pas aux délibérations 262 ( * ) et le Gouvernement est en droit d'exprimer auprès des Autorités administratives indépendantes sa conception des choses. Il convient en effet de ne pas développer une conception à ce point radicale de l'indépendance et de l'impartialité que le Gouvernement, déjà dessaisi du pouvoir de décider, n'aurait plus même droit à la parole.
9.1.15. La question ouverte de l'auto saisine et la dissociation fonctionnelle de la fonction de poursuite des fonctions ultérieures. La question de la saisine d'une Autorité administrative indépendante est essentielle 263 ( * ) , plus encore que concernant les juridictions. En effet, quasiment toutes les Autorités administratives doivent veiller en permanence sur un secteur, ou sur une profession, ou sur un type de comportement à décourager ou à promouvoir 264 ( * ) . Dès lors, et certaines auto-saisines sont fameuses, notamment celles du Conseil de la concurrence, les Autorités administratives indépendantes s'auto-saisissent, pouvoir dont ne disposent pas les juridictions. L'on peut encore citer le pouvoir du Médiateur de la République de s'auto-saisir, ce qui lui permet d'intervenir directement, là où la personne en cause est trop faible pour aller jusqu'à lui 265 ( * ) . Mais l'auto-saisine ne signifie-t-elle pas un préjugé de la part de l'Autorité qui appréciera ensuite une situation particulière contre laquelle elle avait quelque chose à redire puisqu'elle a décidé d'agir ? La jurisprudence du Conseil d'Etat a sauvé ce pouvoir nécessaire d'auto-saisine en affirmant qu'il suffit que l'acte d'ouverture de la procédure ne traduise pas un sentiment déjà constitué à propos de la situation examinée 266 ( * ) . Une solution plus sûre juridiquement consiste à affecter ce pouvoir de poursuivre à une autre formation ou organe au sein de l'Autorité que les formations ou organes qui instruisent et qui jugent. A ce titre, l'organisation de l'Autorité des Marchés Financiers peut constituer un modèle, qui pourrait être étendu, donnant le pouvoir de poursuite au collège, et confiant la suite du processus à la Commission des sanctions. La sophistication juridique ne doit pas conduire pour autant à imposer cette organisation complexe et coûteuse à des Autorités administratives indépendantes trop petites pour le supporter.
9.1.16. La conséquence de l'application de l'article 6 : la juridictionnalisation des Autorités administratives indépendantes dotées de pouvoirs de sanction ou de règlement des différends. Le résultat de cette acclimatation, difficile mais désormais acquise, de l'article 6 au sein des Autorités administratives indépendantes exerçant un pouvoir de sanction ou un pouvoir de règlement des différents, a conduit à leur juridictionnalisation 267 ( * ) , c'est-à-dire à la transformation de leur organisation interne et à leur fonctionnement sur un mode juridictionnel 268 ( * ) , avec l'avantage des garanties et du crédit mais aussi avec l'inconvénient du coût, de la lenteur et de la contestation permanente. Ainsi, l'attribution de pouvoirs de sanction à la toute jeune HALDE va constituer à la fois un accroissement de ses pouvoirs, et à ce titre un accroissement de son efficacité, et un alourdissement de son processus de prise de décision sans apprentissage préalable, ce qui peut constituer une diminution de son efficacité, car l'art juridictionnel et le maniement procédural ne s'improvisent guère.
* 255 F. Sudre, Droit européen et international des droits de l'homme , PUF, coll. « Droit fondamental », 7 e éd. 2005, p. 331. CEDH 8 juin 1976, Engel, Rec, série A, n°22.
* 256 Ainsi, l'Autorité des Marchés Financiers, dans sa réponse au questionnaire, souligne que « s'il n'existe pas de relations formelles avec les juridictions européennes, qu'il s'agisse de la CJCE ou de la CEDH, l'AMF est néanmoins très attentive aux évolutions jurisprudentielles, notamment en matière procédurale (application de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme) ».
* 257 Cass. Ass. Plén. 5 février 1999, Bull. civ . , n°1, p. 1.
* 258 A propos du Conseil des Marchés Financiers, CE Ass. 3 décembre 1999, Didier, Rec . , p. 399, RFDA 2000, p. 584, concl. A. Seban, V. aussi CE 4 février 2005, Sté GSD Gestion et, à propos de l'Autorité des Marchés Financiers, CE Société Banque privée Fideuram Wargny du 2 novembre 2005, concl. M. Guyomar.
* 259 V. bibliographie générale.
* 260 Sur cette démonstration, v. supra et v. infra.
* 261 La présence d'un commissaire du Gouvernement, parfois ancienne comme dans le cas du Bureau Central de Tarification, parfois advenue à l'occasion d'une réforme législative, comme dans le cas de la fusion entre la COB et le CMF, concerne notamment le Conseil de la concurrence, la CNIL, l'AMF, la CRE, la Commission de sécurité des consommateurs, le Conseil de discipline de la gestion financière, la Commission nationale d'équipement commercial.
* 262 On distingue trois degrés d'influence du commissaire du Gouvernement. Le plus souvent, il ne fait qu'assister, sans voix délibérative, pour faire valoir la position du Gouvernement (c'est le cas au Conseil de la concurrence). Il peut ensuite disposer du pouvoir d'inscrire une question à l'ordre du jour (c'est le cas de la CRE). Il peut enfin demander une seconde délibération (devant la CNIL et l'AMF).
* 263 Sur cette question proprement dite, v. infra.
* 264 A l'exception notable des Autorités qui sont en charge de veiller à la bonne tenue des campagnes électorales et ne sont donc actives que pendant cette période, la léthargie touchant son extrême lorsque l'Autorité n'a de compétence que pour l'élection présidentielle (Commission de contrôle de la campagne électorale)
* 265 L'auto-saisine peut alors correspondre à une volonté de l'Autorité d'aller elle-même chercher les cas cruciaux. Ainsi, le Médiateur de la République souligne, dans sa réponse au questionnaire, que « La méthode que préconise le Médiateur de la République consister à « aller vers les autres » et à ne pas se contenter d'attendre d'être saisi des problèmes. L'Institution ne doit pas uniquement répondre à la demande, mais accroître son offre en allant là où l'accès aux droits est le plus problématique. ».
* 266 CE Sect. 20 octobre 2000, Sté Habib Bank limited, Rec., p. 433.
* 267 Lors d'un entretien, Alain Bazot, président de l'UFC - Que Choisir, estime que : « Le problème des AAI est qu'elles n'ont d'administratives que le nom. Elle deviennent totalement judiciaires, ce qui est une entorse à la séparation des pouvoirs ». Ce n'est pas ainsi que les Autorités elles-mêmes se définissent, voire se ressentent, et l'on observe de nombreuses différences entre elles à ce propos. Ainsi, le président du Conseil de la concurrence affirme régulièrement que ce Conseil n'est pas une juridiction mais un régulateur général des marchés de biens et services. L'argument est explicité par le Conseil de la concurrence dans sa réponse au questionnaire, par une argumentation reposant sur une évolution, qui est l'inverse de celle observée à propos des autres Autorités qui se juridictionnalisent, puisqu'il s'agit de démontrer que la nature quasi-juridictionnelle du Conseil de la concurrence s'est effacée au fil du temps : « Le Conseil de la concurrence a été créé par l'ordonnance du 1er décembre1986 pour assurer une mise en oeuvre indépendante du droit de la concurrence. Initialement cette mission comportait principalement un volet contentieux, avec la possibilité de prononcer des sanctions et des injonctions, et un volet consultatif, avec la possibilité de rendre des avis soit sur des questions générales de concurrence ou en matière de concentration. Avec la construction d'une jurisprudence et plusieurs modifications législatives, les moyens d'action du conseil se sont élargis, notamment pour le prononcé de mesures conservatoires et les modes négociés de règlement des contentieux. Ainsi, le caractère d'autorité administrative quasi juridictionnelle qui était le plus visible dans les premières années du fonctionnement du Conseil de la concurrence s'est atténué et l'institution est aujourd'hui pleinement dans un rôle d'autorité de régulation économique, même si la répression des pratiques anticoncurrentielles reste au coeur de ses missions. ». De la même façon, l'Autorité des Marchés Financiers, dans sa réponse au questionnaire, souligne que « L'AMF se rapproche probablement plus d'une autorité administrative que d'une juridiction ... ». Mais de son côté, la Commission de Régulation de l'Energie, dans sa réponse au questionnaire, estime qu'elle « est une autorité administrative indépendante, dotée de certains pouvoirs quasi juridictionnels. ». Sur la même ligne, la HALDE se désigne, dans sa réponse au questionnaire, comme « Une autorité administrative dont certaines missions s'inscrivent dans des procédures quasi juridictionnelles. ». De la même façon, le Haut Conseil du commissariat aux comptes estime, dans sa réponse au questionnaire, qu'il « se rapproche d'une autorité administrative et d'une juridiction. ». On mesure ici que l'absence de cadre général conduit à des représentations dispersées, alors même qu'il s'agit d'autorités administratives indépendantes en l'espèce assez semblable et que la qualification a des incidences essentielles sur le régime procédural applicable, notamment les droits de la défense (v. infra). Il peut arriver que la qualification soit simplifiée du fait d'une pluralité d'Autorités en fonction de la pluralité des missions. C'est ainsi que le CECEI, dans sa réponse au questionnaire, estime que « le CECEI se conçoit comme une autorité administrative, la Commission bancaire ayant quant à elle par la loi, le rôle de juridiction disciplinaire. ».
* 268 Cela paraît plus naturel à l'observateur issu du monde judiciaire qu'aux Autorités elles-mêmes. Ainsi, Renaud Chazal de Mauriac, premier président de la Cour d'appel de Paris, affirme lors d'un entretien que : « Je souhaiterais personnellement que les normes judiciaires soient appliquées à ces AAI, même si des progrès ont déjà été faits. ».