CHAPITRE IV - LES POUVOIRS DES AUTORITÉS ADMINISTRATIVES INDÉPENDANTES
8.0. La consubstantialité entre les pouvoirs et la définition des Autorités administratives indépendantes. La question des pouvoirs des Autorités administratives indépendantes est cruciale, non seulement parce qu'elle permet de doser la puissance que le législateur est prêt à leur fournir afin que leur action soit efficace, et qu'elle est ce par quoi les Autorités administratives indépendantes remettent en cause le système politique français (par exemple par l'exercice d'un pouvoir de sanction pris aux juridictions, un pouvoir d'administration pris au gouvernement, et un pouvoir d'adopter des règles générales pris au législateur) 200 ( * ) , mais encore parce que la titularité des pouvoirs permet de distinguer les Autorités administratives indépendantes des simples observatoires, agences, commission de réflexion et organismes de toutes sortes. C'est dans ces différents aspects que les pouvoirs sont ici étudiés, comme autant de guides pour leur prévision par le législateur, c'est-à-dire dans leur adéquation aux missions confiées par la loi aux Autorités administratives indépendantes, et dans l'usage adéquat qu'elles font de leur pouvoir, sous la vigilance de la Cour européenne des droits de l'Homme.
SECTION 8 : ADÉQUATION DES POUVOIRS AUX MISSIONS
Le législateur doit conférer aux Autorités administratives indépendantes des pouvoirs non pas en soi, c'est pourquoi il est difficile d'avancer par généralité, mais, parce que les Autorités sont conçues à partir des missions qu'on leur fixe, en fonction des buts assignés. Il convient tout d'abord d'expliciter cette méthodologie d'attribution des pouvoirs par la loi, avant de reprendre type de pouvoir par type de pouvoir.
1. La conception des pouvoirs à partir des missions
8.1.1. Conception des pouvoirs en amont par rapport à la source et conception des pouvoirs en aval par rapport à la mission. La légitimité des pouvoirs peut se fonder sur la légitimité de la source qui les constitue. Dans un tel cas, l'essentiel est que la source du pouvoir soit « la bonne », c'est-à-dire que la source soit d'autant plus haute dans la hiérarchie des normes que le pouvoir est important. Cela est encore plus vrai pour le pouvoir réglementaire dont l'attribution s'opère par délégation, c'est-à-dire par une attribution de compétence d'une source à une source. La légitimité des pouvoirs peut aussi, car ce n'est pas contradictoire, puiser dans la coïncidence entre le but assigné à l'institution en cause et le résultat que l'usage des pouvoirs conférés lui a permis d'atteindre. Dans cette conception pragmatique et ex post des pouvoirs, c'est le bon usage que l'on en fait qui les fonde. On soulignera qu'à cette aune, et une nouvelle fois, le fait de rendre des comptes permet à l'Autorité de fonder la légitimité des pouvoirs qu'on lui a conférés.
8.1.2. Le pouvoir de savoir. Il est usuel de viser les pouvoirs juridiques perçus comme essentiels parce qu'ils cristallisent une décision. Ainsi, le pouvoir de sanction est mis en exergue, le pouvoir d'avis davantage négligé. Plus encore, ce qui paraît des pouvoirs secondaires, parce que juridiquement peu catégorisés, sont en réalité vitaux pour le bon fonctionnement des Autorités administratives indépendantes. Il en est ainsi du « pouvoir juridique de savoir », et celui de « faire savoir », c'est-à-dire le droit d'alerte. Ainsi, le Défenseur des enfants, qui a surtout un pouvoir de médiation, est également doté d'un pouvoir d'alerte, voire d' « interpellation » 201 ( * ) . C'est également la force du Médiateur de la République, qui exerce avant un « magistère d'influence » 202 ( * ) , du Haut Conseil à l'Intégration et de la Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité. C'est d'ailleurs pourquoi les agences qui concentrent de l'information et disposent de pouvoirs juridiques et pour l'obtenir et pour la diffusion, notamment à travers un droit d'alerte, comme c'est le cas par exemple pour l'Agence de sécurité sanitaire, ont déjà les assises pour devenir titulaires d'autres pouvoirs et entrer dans la catégorie des Autorités administratives indépendantes. L'on pourrait même affirmer que le principal pouvoir juridique porte de l'information et que les autres pouvoirs juridiques, dont on vante la puissance, comme le pouvoir de sanction, n'en est que la conséquence, voire l'accessoire.
8.1.2.1. Le droit pour obtenir l'information,
coeur de l'action de l'Autorité administrative indépendante.
Il est donc essentiel que les Autorités administratives
indépendantes soient dotées des pouvoirs juridiques de constituer
l'expertise dont on a rappelé l'importance dans l'efficacité et
dans l'indépendance des Autorités. C'est ainsi que les secrets
bancaires, voire professionnels, doivent être écartés pour
que les Autorités disposent des informations requises. C'est
généralement prévu par les textes qui régissent les
diverses Autorités. Ainsi, l'ARCEP se félicite d'avoir
grâce à la loi du 9 juillet 2004 obtenu un pouvoir
plus
large en la matière 203 ( * ) , pouvoir général dont aurait besoin le CSA 204 ( * ) . Ce pouvoir de savoir n'est admissible que si l'on y associe l'obligation de secret ou de confidentialité qui doit peser sur les membres du collège et les membres des services des Autorités administratives indépendantes. On peut songer à aller plus loin encore, sur le modèle de l'obligation qui pèse désormais sur les opérateurs financiers d'informer spontanément l'Autorité des Marchés Financiers, revers de ce qui est donc un droit nouveau pour l'Autorité.
8.1.2.2. Déclinaison technique du pouvoir essentiel de savoir. Il est essentiel de rassembler des prérogatives éparses, et parfois négligées, autour de ce pouvoir de savoir. A ce titre, il convient de généraliser le pouvoir de faire venir des experts auprès de l'Autorité, de généraliser le droit processuel des Autorités administratives indépendantes de saisir les juridictions compétentes pour obtenir en référé des autorisations de perquisition, de solliciter des avis de la part des autres Autorités, de publier chaque année un rapport, souvent remis au Parlement ou au Président de la République, maniement de l'information qui doit donc être présenté davantage comme un pouvoir que comme une obligation. Il pourrait être efficace de prévoir d'une façon générale cette panoplie de prérogatives, qui converge vers l'essentiel, l'information.
8.1.2.3. La question corrélative des pouvoirs d'enquête. A cette aune, les pouvoirs d'enquête sont des pouvoirs essentiels, car ils orientent l'action des Autorités, notamment que celles-ci disposent le plus souvent du pouvoir d'entamer des procédures, soit devant d'autres organismes ou des juridictions, soit devant elles-mêmes, par le biais de l'auto saisine. C'est pourquoi, et l'on revient sous un nouvel angle sur les questions des moyens humains des Autorités administratives indépendantes, il est important que celles-ci aient le droit de procéder à des auditions 205 ( * ) , de déclencher des enquêtes, et disposent pour ce faire de services d'enquête. Ce pouvoir d'enquête autonome trouve l'appui de la puissance judiciaire, lorsque les textes permettent aux Autorités administratives indépendantes, comme c'est le cas pour le Conseil de la concurrence ou pour l'Autorité des Marchés Financiers, de saisir le président du Tribunal de grande instance pour que leurs enquêteurs soient autorisés à agir avec des pouvoirs de type judiciaire, comme la saisie de document. Le plus souvent, les Autorités administratives indépendantes disposent d'un service d'enquête 206 ( * ) .
8.1.2.4. L'enjeu institutionnel entre le Conseil de la concurrence et la DGCCRF. La question rencontre en pratique des difficultés en matière de concurrence, puisque le Conseil de la concurrence ne dispose pas de service d'enquête autonome et que, s'il peut demander à ce que des enquêtes soient menées, il ne dispose pas de leur maîtrise, puisque celles-ci sont menées par la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes. On pourrait songer à transférer ces services auprès du Conseil de la concurrence, au nom du pouvoir de savoir qui fonde l'efficacité de l'action de celui-ci. Cette mesure remarquable ne présenterait pourtant pas que des avantages.
8.1.2.4.1. Le coût institutionnel d'un changement. En premier lieu, la DGCCRF ne veille pas qu'à la concurrence mais également à la consommation, dimension que le Conseil de la concurrence ne prend pas directement en charge et l'on ne peut guère songer à dupliquer les équipes, les unes pour le ministère au titre de la consommation et les autres au conseil au titre de la concurrence, duplication inutilement coûteuse puisque sur le terrain les recherches sur les thèmes sont liées. Il faudrait alors opérer une seconde révolution, à savoir modifier la fonction du Conseil de la concurrence pour qu'il se soucie aussi du droit de la consommation et de la protection directe des consommateurs. Il devrait alors à son tour être profondément modifié. Le coût institutionnel d'un tel changement, coût pour les deux organismes, est à considérer en premier lieu.
8.1.2.4.2. L'interférence de l'analogie avec une juridiction. La question est débattue et ne peut être exposée en tant que telle ici, mais l'on s'accorde souvent à considérer que le Conseil, lorsqu'il sanctionne des comportements anticoncurrentiels, agit comme une juridiction, et qui plus est une juridiction répressive. Dès lors, on peut concevoir que la DGCCRF a le rôle transposé d'un ministère public. Cela explique le systématisme bienvenu de l'action de cette administration traditionnelle qui pose désormais publiquement les priorités d'enquêtes pour l'année qui s'ouvre.
8.1.2.4.3. La solution de l'inter-organisation. De la même façon que la solution de la fusion entre Autorités administratives indépendantes doit être menée avec grande précaution, la fusion ici, certes efficace sur le papier, pourrait être difficile, alors même que pour l'instant une solution que l'on pourrait qualifier d'« inter-organisation » a été mise en place, notamment par une charte une charte de coopération et d'objectifs signé entre la DGCCRF.et le Conseil de la concurrence en janvier 2005 pour mener une politique commune de droit de la concurrence. Une solution médiane pourrait être de spécialiser davantage encore les enquêteurs de concurrence dans la DGCCRF, travaillant étroitement avec le Conseil, et bénéficiant d'un budget affecté 207 ( * ) .
8.1.3. Notion de nécessité et méthode de proportionnalité. Pour en revenir à l'idée générale d'une adéquation des pouvoirs par rapport à la mission, cette conception pragmatique met au coeur ce qui est parfois paru secondaire parce que cela avait trait à l'usage des pouvoirs et non à leur façonnage a priori , à savoir la mesure dans la dose d'utilisation des pouvoirs attribués par rapport au but recherché. Ce lien entre la titularité du pouvoir et la mission confiée explique aussi que les Autorités administratives indépendantes ne demandent pas tant de nouveaux pouvoirs que les moyens d'exercer utilement ceux dont elles sont dotées 208 ( * ) . Ni trop peu (exercice nécessaire du pouvoir), ni trop (exercice proportionné du pouvoir). Le principe de proportionnalité, qui encadre plus strictement l'exercice du pouvoir de sanction des Autorités administratives indépendantes qu'il ne le fait pour les juridictions judiciaires pénales, exprime cette légitimité du pouvoir par la juste mesure de son usage. Il serait important que, par exemple dans une loi-cadre sur les Autorités administratives indépendantes, le législateur en rappelle l'importance fondamentale et la contrainte qu'elle fait peser sur les Autorités. Ce rappel de principes fondamentaux permet d'aborder les sortes de pouvoirs les uns après les autres, étant observé que les pouvoirs procéduraux directement liés au pouvoir de savoir ont été précédemment exposés.
* 200 Ce cumul peut créer des confusions. Ainsi, , Julien Dourgnon, directeur des études et de la communication à l'UFC - Que Choisir, souligne au cours d'un entretien : « On est un peu entre deux eaux. Les autorités de régulation font de la politique industrielle plutôt que de se limiter au seul contrôle des entorses à la concurrence. Cela donne une situation confuse. L'ARCEP est-il un ministère de l'industrie bis qui prépare la législation ? Ou est-ce un organe de règlement des différends entre professionnels ? ».
* 201 Que l'Autorité considère, dans sa réponse au questionnaire, comme étant le plus important de ses pouvoirs.
* 202 Le Médiateur de la République souligne, dans sa réponse au questionnaire, qu'il « se distingue d'une autorité de régulation telle qu'il en existe dans les secteurs concurrentiels en cela qu'il ne détient aucun pouvoir de décision mais s'appuie sur l'autorité morale qui lui est reconnue et utilise, avant tout, un « pouvoir de persuasion », bien distinct du pouvoir de réglementation, voire de sanction de certaines AAI ». Il est vrai que par ailleurs le Médiateur de la République peut user d'un pouvoir de saisir la justice et dispose même d'un pouvoir d'injonction. Celui-ci a été utilisé une seule fois, en 2005, depuis la création de l'institution. Cela peut tenir au fait que l'efficacité d'une activité de médiation et d'autorité peut être amoindrie par l'affectation ou l'exercice de pouvoirs juridiquement plus contraignants, en ce que ceux-ci peuvent entamer les rapports de confiance, notamment à l'égard de l'administration. Cette observation, faite ici à propos du Médiateur de la République, peut être aussi formulée à propos de la CADA, récemment dotée de pouvoirs contraignants, ainsi qu'à propos de la CNIL.
* 203 L'ARCEP précise, dans sa réponse au questionnaire, que « un des éléments essentiels pour mener à bien ses missions de régulation est le recueil d'informations auprès du secteur. Or, l'ancien cadre n'avait pas été sur ce point pleinement satisfaisant ; les compétences de l'Autorité étaient parcellaires et sujettes à interprétation, et contestation, avec les opérateurs. La loi du 9 juillet 2004 relative aux communications électroniques et ses décrets d'application ont d'une part amélioré et précisé les fondements juridiques permettant à l'Autorité de recueillir les informations nécessaires à son activité, et d'autre part encadré les modalités d'application de cette compétence. Il est toutefois encore trop tôt pour mesurer dans la pratique si ces modifications sont suffisantes. ».
* 204 En effet, le CSA estime, dans sa réponse au questionnaire, qu'il devrait avoir » la faculté de solliciter auprès des opérateurs des informations qui ne soient pas directement liées au « respect des obligations qui sont imposées à ces derniers » (article 19 de la loi de 1986), notamment des informations économiques qui seraient nécessaires au CSA pour l'exercice de la nouvelle mission de règlement des différends qui lui est confiée (article 17-1 de la même loi) ». De la même façon, le Bureau Central de Tarification, dans sa réponse au questionnaire, regrette « le manque d'empressement de certaines entreprises d'assurance à communiquer les informations sollicitées par le BCT.
On peut effectivement estimer que le pouvoir de l'Autorité, toujours en asymétrie d'information et par ailleurs liée par le secret professionnel, devrait être général, c'est-à-dire s'appliquant dans le silence de textes, et non pas limité, c'est-à-dire n'existant que visé par une disposition préalable précise. Il convient aussi de prévoir la sanction attachée à l'absence de communication, afin de favoriser l'effectivité de cette obligation pour les entreprises.
* 205 Ainsi, la Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité demande, dans sa réponse au questionnaire, comme seule extension souhaitée, le droit de procéder à des auditions.
* 206 Il en est ainsi, par exemple de l'AMF, de l'ARCEP et de la CRE.
* 207 Cette solution est proposée par le Conseil de la concurrence, dans sa réponse au questionnaire, dans ces termes : « La renforcement du pôle d'enquêteurs spécialisés est également décisif, mais leur moyens sont fongibles avec ceux des autres services de la DGCCRF (consommation, répression de fraudes). Ce renforcement budgétaire ne sera probablement possible que si des liens plus forts sont établis avec le Conseil de la concurrence. ».
* 208 Ainsi, la CNIL estime, dans sa réponse au questionnaire, qu'elle « a vu ses pouvoirs renforcés nettement par la loi du 6 août 2004. Elle cherche davantage à disposer des moyens d'utiliser tous ses pouvoirs que d'en conquérir de nouveaux. ».