TROISIÈME PARTIE - DES CHOIX DE PRINCIPE

Avant d'aborder la partie consacrée aux propositions qu'il estime utile de formuler, votre groupe de travail a souhaité prendre le temps de s'accorder sur les termes principaux du débat relatif aux délocalisations. Cette démarche, menée à partir des enseignements tirés tant de l'analyse macro-économique que des observations micro-économiques, lui semble nécessaire pour éclairer et justifier ses suggestions . Quelle que soit l'importance qu'on attribue au phénomène, que l'on considère qu'il s'agit d'un défi économique et social majeur pour notre pays ou, au contraire, d'un des mouvements, parmi d'autres, qui font le quotidien de l'activité économique, un certain nombre de principes paraissent devoir être dégagés pour clarifier la problématique.

Dans cette perspective, trois interrogations ont semblé primordiales. La première concerne l' attitude des pouvoirs publics à l'égard des délocalisations : doivent-ils avoir pour objectif de s'y opposer par principe ou leur rôle est-il davantage de définir des choix stratégiques susceptibles de ne les conduire, dans de nombreuses circonstances, qu'à accompagner les délocalisations afin d'en atténuer les effets sociaux et territoriaux ? La deuxième s'intéresse aux choix de développement à privilégier : la concurrence par les prix étant l' alpha et l' oméga des délocalisations « pures », quels seraient les sacrifices que seraient prêtes à assumer les sociétés développées pour limiter leur ampleur ? La troisième interrogation est relative au champ d'analyse de la réflexion : comment, dans une économie déjà largement mondialisée, la France doit-elle agir pour faire prévaloir et rendre efficaces les outils qu'elle entend forger pour s'inscrire utilement dans la division internationale du travail ?

I. CONTRARIER OU ACCOMPAGNER LES DÉLOCALISATIONS ?

Dans le débat public actuel, nombreuses sont les voix qui s'élèvent pour exiger « l'arrêt » des délocalisations industrielles et demander à l'Etat d'intervenir, soit juridiquement, soit financièrement, pour les empêcher . Cette position de principe exprime une inquiétude sociale partagée par nos concitoyens. Mais, pour la majorité de votre commission, cet apparent unanimisme n'est pas à lui seul suffisant pour rendre opportune une telle politique. Au contraire, une analyse objective de la réalité du phénomène démontre la nécessité de remplacer les mots d'ordre parfois simplistes par des suggestions plus adaptées à la complexité du problème . A cet égard, il paraît indispensable de s'interroger sur la légitimité et l'efficacité globale de l'intervention publique.

A. DE LA RÉALITÉ DES DÉLOCALISATIONS

Au fil de ses travaux, le groupe de travail a constaté que la plupart de ses interlocuteurs doutaient de l'intérêt de se préoccuper de la délocalisation des industries de main d'oeuvre. S'ils n'en contestaient pas toujours la réalité statistique, ils estimaient que ce phénomène n'avait pas de gravité intrinsèque, au contraire d'une problématique plus générale : la qualité de l'intégration de l'économie française dans la division internationale du travail. En outre, il a paru utile de replacer le débat sur l'éventuel « dumping » des économies émergentes dans un cadre plus réaliste, qui conditionne au demeurant les stratégies à adopter face à leur concurrence nouvelle.

1. Un processus normal et globalement bénéfique pour la croissance

Quatre enseignements majeurs ont été tirés de ses auditions par le groupe de travail, qui a été frappé par la convergence des analyses des économistes et des industriels, voire des représentants syndicaux, qu'il a entendus.

Tout d'abord, la délocalisation de la production des produits manufacturés arrivés à maturité, pour lesquels la concurrence s'exprime pour l'essentiel par les prix, est naturelle et économiquement rationnelle . Elle est source d'enrichissement national puisqu'elle permet aux consommateurs d'acquérir des biens à meilleurs coûts et aux facteurs de production d'être utilisés à la création de biens et services ayant un plus fort contenu en valeur ajoutée. A cet égard, elle est un élément de compétitivité contribuant au renforcement de la puissance de divers secteurs industriels quand bien même ceux-ci auraient supprimé des emplois. Par ailleurs, les délocalisations sont également source d'enrichissement international dans la mesure où elles ouvrent aux pays en voie de développement des perspectives de croissance qui leur seraient interdites en l'absence de commerce mondial et, ce faisant, accroissent les potentialités commerciales des pays riches en permettant l'émergence de nouveaux marchés solvables .

En ce qui concerne plus particulièrement les industries de main d'oeuvre , le coût du travail étant un élément déterminant des coûts de fabrication, la délocalisation de leurs segments de production les plus concurrentiels est un processus irréversible qu'il serait vain de tenter de contrarier par d'autres moyens que la spécialisation sur certaines niches ou gammes à haute valeur ajoutée ou le développement associé de services à la clientèle . D'ailleurs, les délocalisations ne sont pas un phénomène brutalement apparu ces deux dernières années : sans même évoquer les antécédents historiques séculaires, de nombreuses industries ont engagé ce mouvement dès les années soixante, une fois la reconstruction d'après-guerre achevée.

En outre, le même raisonnement théorique sur l'utilité des délocalisations peut être étendu à tous les secteurs des biens et services dès lors que l'on se place dans une économie globalisée et régulée : encadrée par des règles équitables de concurrence, la compétition entre pays développés et pays émergents à fortes capacités technologiques est elle aussi naturelle et saine, et propice à un enrichissement mutuel. Une telle dynamique rend inenvisageable toute tentation pour un pays comme la France de se replier sur un protectionnisme désuet qui, sans même parler de ses difficultés pratiques de mise en oeuvre, est désormais inadapté aux réalités de l'économie moderne dans laquelle s'est inscrit le pays depuis trente ans, sauf à risquer la paupérisation.

En dernier lieu, s'agissant de l' importance quantitative des délocalisations , il est avéré :

- d'une part, que la diminution de l'emploi salarié dans l'industrie leur est bien moins imputable qu'à l' amélioration continue , et particulièrement importante dans ce secteur d'activité, de la productivité des facteurs ;

- d'autre part, que la structure du commerce mondial est encore si largement dominée par les échanges Nord/Nord que la problématique de l'attractivité du territoire sous-tendant celle des délocalisations présente plus d'intérêt à être abordée dans l'optique de la compétition entre les économies développées que dans celle de la concurrence nouvelle posée par les pays émergents (106 ( * )) ;

- enfin, que le poids global des délocalisations dans l'ensemble des mouvements continus de restructuration de l'économie est , sinon marginal, du moins assez faible au regard des millions d'emplois détruits annuellement - et compensés par les millions d'emplois nouveaux créés (107 ( * )).

* (106) Exception faite des économies chinoise et indienne, dont le gigantisme et les caractéristiques intrinsèques méritent un traitement particulier combinant les items des deux types de compétition.

* (107) Voir à cet égard Le chômage, fatalité ou nécessité ? - Pierre Cahuc et André Zylberberg - Flammarion - 2004.

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