b) La segmentation du marché mondial
Tout comme le principe de concurrence, la problématique ricardienne a elle aussi évolué . Ainsi que le faisait remarquer Mme Frédérique Sachwald lors de son audition, la caractéristique de l'économie contemporaine réside dans la fragmentation des processus de production . D'une spécialisation par produit selon les pays, on est passé à une spécialisation par stade du processus de production au sein d'une même industrie. Mme Sachwald relevait que cette fragmentation s'était approfondie depuis les années 1980, les pays émergents étant parvenus à accroître progressivement leur capacité à se positionner sur des stades toujours plus sophistiqués, y compris le design ou certains travaux de développement. Ainsi, en forçant un peu le trait, il est par exemple possible pour une entreprise multinationale de maintenir les activités de conception, de création et de commercialisation en Europe ou aux Etats-Unis, de délocaliser la production dans un pays à bas coût de main d'oeuvre, comme la Chine, et de réaliser le traitement des données relatives à la clientèle en Inde. Le fonctionnement de l'entreprise Dell illustre d'ailleurs parfaitement cette nouvelle forme d'organisation économique.
La division internationale du travail peut ainsi prendre la forme d'une spécialisation « verticale » par pays sur chaque stade du processus productif , spécialisation qui se traduit soit par l'émergence d'entreprises positionnées sur un stade particulier de production, soit par la répartition au sein d'une firme mondiale des différents stades de production entre divers pays.
Ce sont les firmes transnationales qui, pour l'essentiel, font jouer cette concurrence sur chaque stade du processus productif : à la faveur de l'accélération de la transnationalisation à partir des années 1980, elles sont désormais au centre de la dynamique concurrentielle et remettent dès lors en cause les fondements de l'échange international. Comme le souligne Mme Michèle Rioux (32 ( * )), les firmes transnationales sont aujourd'hui responsables des deux tiers du commerce mondial, dont un tiers prend la forme de commerce intra-firme . Le commerce international, analyse-t-elle, est ainsi devenu un commerce transnational : s'il traverse les frontières nationales, c'est de plus en plus au sein même des entreprises et, en cela, il est moins d'abord régi par le marché que par les décisions et les stratégies des firmes . Outre les impératifs liés à la spécialisation des territoires selon leurs avantages comparatifs, la nature de la demande finale dans chacun des pays, ou encore la possibilité de réaliser des gains de productivité par la recherche d'économies d'échelles, peuvent également jouer un rôle structurant dans la localisation des centres de production au sein d'un même groupe.
Une illustration de ce type d'arbitrage intra-firme a été fournie par M. Yan Lepape, économiste régional auprès de la direction des relations économiques extérieures (DREE), lors de son audition devant le groupe de travail : il a évoqué le cas d'un grand fabricant de lave-linge, qui produisait deux modèles, l'un avec ouverture par le haut et l'autre avec ouverture frontale, dans deux usines européennes, l'une située en France, l'autre dans un PECO. La taille critique d'une usine se situant autour d'un million d'unités produites par an, l'ensemble de la production de la ligne « ouverture par le haut » a été transféré en France tandis que l'autre l'était intégralement dans la seconde usine. Une telle réorganisation « horizontale » des processus productifs a permis d'améliorer la profitabilité de la firme. Ainsi, une multinationale pourra décider de ne plus produire tous ses produits dans tous les pays où elle est implantée, mais de spécialiser chacune de ses usines dans un produit et d'importer/exporter les autres afin de maximiser les économies d'échelle et de minimiser les coûts de transaction (notamment, les coûts d'accès au marché et les coûts de transport).
La preuve est ici apportée que la théorie ricardienne de spécialisation selon les avantages comparatifs est devenue d'une lecture plus subtile, les avantages comparatifs s'entendant désormais sur des segments du cycle de production , et la structure de la demande pouvant peser au même titre que l'organisation de l'offre sur la localisation des centres de production.
* (32) Voir « Globalisation économique et concurrence » , in Etudes internationales - Volume XXXIII/n°1 - Mars 2002.