ALLOCUTION AU NOM DE LA PRÉSIDENCE NÉERLANDAISE
M. Piet-Hein DONNER , Ministre néerlandais de la Justice, Représentant de la Présidence néerlandaise du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe se dit honoré de s'adresser aux participants au nom de la présidence néerlandaise du Comité des ministres du Conseil de l'Europe, et les prie d'accepter les excuses de Mme Verdonk, ministre néerlandais pour l'immigration et intégration, retenue à La Haye pour d'impératives raisons: la commission parlementaire chargée d'évaluer la politique gouvernementale d'intégration aux Pays-Bas dans les trente dernières années publie en effet ses conclusions aujourd'hui.
Il observe qu'une première journée européenne sur les migrations, les réfugiés et l'asile a déjà eu lieu, et que cette seconde journée sera suivie certainement d'autres, car les flux migratoires vers l'Europe et l'intégration des nouveaux venus constituent un des défis majeurs des années à venir. Ce défi est triple: intégration économique et juridique à l'échelle mondiale; intégration politique à l'échelle européenne; intégration sociale à l'échelle nationale.
Les sociétés modernes sont confrontées à de fortes dynamiques et à des mutations qui transforment progressivement leur nature même. Ces mutations sont liées tout d'abord aux développements techniques, à l'individualisation et à l'internationalisation. Mais les évolutions démographiques divergentes des pays voisins ne sont pas un facteur de moindre importance, surtout pour l'Europe. Le vieux continent est confronté à une lente décroissance de sa population: le vieillissement est un fait presque général en Europe. Actuellement, on compte encore quatre personnes en âge de travailler (de 15 à 64 ans) pour chaque personne de plus de 65 ans; en 2025, on n'en comptera plus que trois, et, en 2050, plus que deux. Dans le dernier quart du XXe siècle, le nombre d'habitants est passé de 675 millions à 725, mais, selon les prévisions des Nations Unies, il ne sera plus que de 700 millions en 2005 et de 630 en 2050. La décroissance démographique frappera surtout l'Europe orientale et méridionale, tandis que certains pays de l'Europe occidentale connaîtront encore une lente croissance. Ainsi, la population des Pays-Bas atteindra en 2050 environ 17,5 millions d'habitants, contre 16 aujourd'hui, mais 30 % de cette population sera d'origine étrangère.
Dans les cinquante dernières années, la société européenne s'est diversifiée. Certains pays, autrefois d'émigration, accueillent aujourd'hui des immigrés des quatre coins du monde, et le nombre de nationalités a fortement augmenté dans tous les pays d'Europe. Ce phénomène ne doit pas surprendre; il est ancien, et, de nos jours, l'Europe est de nouveau un havre de stabilité politique et de prospérité économique, offrant des perspectives aux pays voisins, qui connaissent de forts accroissements de population. L'Europe revit ainsi l'exode rural des campagnes vers les villes au XIXe et au XXe siècles, mais à l'échelle du continent. Elle en tire avantage, compte tenu de l'apport de main d'oeuvre et le rajeunissement que ces migrations apportent.
Il ne faut toutefois pas en tirer la conclusion qu'il faut se résigner à une immigration incontrôlée. Même s'il est impossible de réguler complètement ces développements démographiques et migratoires, les gouvernements doivent essayer de les influencer. La prospérité et la stabilité dont jouit l'Europe imposent cette responsabilité. Il revient à la politique d'orienter l'immigration et de faire les choix nécessaires pour les générations futures, en prenant en considération les aspects non seulement économiques, mais aussi sociaux et culturels. L'immigration provoque déjà des tensions sociales dans les pays européens, et une immigration sans restrictions ne manquerait d'imposer une charge excessive aux services sociaux, perturberait profondément le marché du travail et introduirait dans la population des segmentations excessives. Des études aux Pays-Bas ont mis en évidence que, malgré les progrès enregistrés les années passées, avec un chômage en baisse et de meilleurs résultats scolaires, le fossé entre la population autochtone et la plupart des immigrés ne s'est pas assez comblé. Les immigrés vivent dans leurs quartiers, à l'écart, avec leurs propres services, ils continuent à observer leurs coutumes et ont préservé leur mode de vie, qu'ils transmettent à leurs enfants. Ces derniers, pris entre deux cultures, se sentent en porte à faux et s'interrogent sur leur identité. Les trois quarts des jeunes Turcs et Marocains installés aux Pays-Bas se marient avec une compatriote.
L'Europe, dans les décennies à venir, restera une région d'immigration, et il conviendra de réguler ce phénomène. Mais il faut aussi créer les conditions économiques, sociales et culturelles indispensables à l'intégration des nouveaux arrivants. Un tel processus ne va pas de soi. L'exode rural du XIXe siècle s'est effectué alors que le sens de la cohésion nationale se renforçait. L'exemple du melting pot américain ne s'applique pas non plus: les sociétés européennes ne trouvent pas leur identité exclusivement dans une langue commune, dans l'adhésion à des institutions démocratiques et dans la philosophie de la réussite matérielle et sociale. Elles se sont au contraire forgées par les guerres et dans les querelles du passé. M. Donner lui-même habite, par exemple, près d'un village de pêcheurs où, dit-on, il faut neuf générations pour s'intégrer... Les Européens ont un vif sentiment de leur histoire commune: c'est une force, mais c'est aussi un obstacle à l'intégration de ceux qui viennent d'ailleurs.
Aussi l'immigration suppose-t-elle des engagements réciproques: l'immigré doit être prêt à s'investir personnellement dans le pays d'accueil. Un titre de séjour ne doit pas seulement conférer des droits, mais aussi des devoirs. C'est la raison pour laquelle, aux Pays-Bas, l'immigré apprend le néerlandais, se familiarise avec l'histoire du pays, et doit être en principe économiquement autonome. Cela ne signifie nullement que les immigrés doivent renoncer à leur culture. Ils doivent seulement se reconnaître dans les nombreux courants de la société pluraliste des Pays-Bas.
Mais les pays européens doivent aussi s'adapter aux profonds changements entraînés par l'immigration; ils doivent comprendre davantage les comportements des différents groupes ethniques et ne pas considérer les immigrés comme des citoyens à part. C'est en les considérant comme des citoyens à part entière qu'on leur donnera la possibilité de s'intégrer sans abandonner leur identité. L'unité de la société doit s'enraciner dans la diversité. L'objectif d'une politique d'intégration n'est pas l'homogénéité, mais le partage de la citoyenneté. Raison pour laquelle les autorités néerlandaises traitent l'immigration et l'intégration comme deux matières connexes, sous la responsabilité d'un ministre unique.
M. Donner, poursuivant en anglais, souligne que l'Europe a tout à gagner d'immigrés réguliers qui participent activement à la vie sociale, dans toutes ses dimensions, et pas seulement dans sa dimension économique. Dans toutes les villes et les villages d'Europe, on trouve des habitants qui viennent de pays étrangers, et souvent non européens. Comment faire pour qu'une telle société fonctionne correctement ? Comment empêcher l'émergence de nouvelles classes prolétarisées, et un phénomène de fragmentation de la société qui ne peut conduire qu'à l'agitation sociale, à l'insécurité et au ressentiment. Les déficiences de l'intégration dissuadent les populations d'accepter davantage d'immigration. Elles menacent aussi de miner les fondements sur lesquels nos sociétés sont bâties, dans la mesure où elles conduisent à refuser aux migrants les droits que celles-ci estiment par ailleurs fondamentaux, comme le droit de fonder une famille. En même temps, ces ratés de l'intégration montrent aussi que droits et libertés ne vont jamais sans esprit de responsabilité. C'est pourquoi une politique efficace dans ce domaine suppose que les immigrés fassent l'effort de s'intégrer et que les sociétés d'accueil sachent leur offrir un espace de liberté.
Les Pays-Bas estiment que le Conseil de l'Europe peut ici jour un rôle, lui qui, depuis 1949, s'efforce de promouvoir la démocratie, la primauté du droit et les droits de l'Homme dans l'Europe tout entière. L'intégration des immigrants et des minorités est un élément important du renforcement de la cohésion sociale des États membres, laquelle est un contrepoids nécessaire à leur croissante diversité. Dans la déclaration finale du second sommet de 1997, les chefs d'État et de gouvernement ont considéré que cette cohésion sociale était un des principaux besoins de l'Europe élargie. Plus spécifiquement, dans sa déclaration finale d'Helsinki, le Conseil de l'Europe a entrepris de développer et de promouvoir de nouvelles politiques d'intégration. Durant leur présidence, les Pays-Bas souhaitent, par conséquent, accorder une attention particulière au développement d'une vision européenne cohérente de l'intégration.
Le Comité européen des migrations a donc été invité à se réunir aux Pays-Bas et à consacrer une journée entière à la question de l'intégration. Cette réunion, qui s'est tenue en décembre dernier à Rotterdam, a donné lieu à une discussion franche et stimulante et a permis de mesurer la diversité des politiques européennes en la matière. Le Comité a exprimé le désir de continuer à se réunir sur ce sujet, en mettant en présence les responsables nationaux et ceux chargés de mettre en oeuvre la politique d'intégration.
La réunion de Rotterdam a souligné notamment l'importance de programmes d'initiation, comme première étape du processus d'intégration, et le rôle déterminant des communes. Certains orateurs ont souhaité une politique commune et active des migrations, au regard du marché du travail.
M. Donner espère, qu'à la fin du mois, le Comité européen sur les migrations acceptera de former un nouveau comité d'experts de l'intégration et de la diversité, chargé plus spécialement des résultats de la réunion de Rotterdam. Ce nouveau comité devrait faire des propositions et des recommandations à la Commission des migrations et au Conseil des ministres. Il apportera en outre une aide pratique aux États membres dans la définition des politiques d'intégration locales et nationales.
M. Donner conclut en rappelant que l'Union européenne développe également, en parallèle, des politiques d'intégration. Mme Sandra Pratt, de la Commission européenne, a souligné l'importance d'une coopération intensifiée entre le Conseil et l'Union dans ce domaine. Il est parfaitement d'accord avec elle sur ce point. Il est vital de partager les connaissances et les expériences, pour définir des politiques d'intégration qui puissent apporter paix, sécurité et justice à tous les habitants de l'Europe.
Le Président demande si, après ce tour d'horizon, certains participants souhaitent poser des questions.
M. Michael HANCOCK, membre de la Commission des migrations, des réfugiés et de la population, Royaume-Uni, souhaite évoquer le problème considérable posé par les transferts d'emplois de l'Occident vers les pays en voie de développement: 16 000 emplois sont allés du Royaume-Uni vers l'Inde. Ce phénomène se traduit dans ces pays par une augmentation artificielle des salaires. Il faudrait encourager les entreprises européennes à maintenir l'emploi en Europe; faute de quoi, ces délocalisations et l'accroissement de l'immigration vont poser des problèmes considérables. Comment y parer ? Ce phénomène a-t-il été étudié ?
M. Donner se dit d'accord avec M. Hancock, car la comparaison avec l'exode rural ne tient pas: nous avons un exode des zones industrielles vers le monde rural. Des études sur ce phénomène existent sans doute. Il est clair en tout cas qu'il va créer des problèmes nouveaux, car la délocalisation concerne les services et les industries, et les immigrés n'ont pas la formation nécessaire.
Mme Lili NABHOLZ-HAIDEGGER, membre de la Commission des migrations, des réfugiés et de la population, Suisse , demande si l'objectif doit être l'intégration des immigrés, ou leur retour vers le pays d'origine. Les pays d'accueil ont à cet égard une position ambiguë.
M. Donner répond que les Pays-Bas ont fondé leur politique de l'immigration sur ce postulat, mais le retour, la «ré-émigration» ne se fait presque pas: les immigrés restent aux Pays-Bas, comme leurs enfants, parce que le pays d'origine ne leur offre pas de perspectives d'avenir. En même temps, ils restent confinés dans leur groupe ethnique d'origine, alors qu'ils sont capables de s'orienter dans la vie néerlandaise et de devenir autonomes. Les gouvernements avaient pensé que les immigrés allaient retourner dans leur pays: cela n'est pas le cas.
Mme Rosmarie ZAPFL-HELBLING, membre de la Commission des migrations, des réfugiés et de la population, Suisse, fait observer qu'en Suisse 40 % des immigrés sont des femmes et des enfants. Les chiffres sont-ils comparables aux Pays-Bas ? Quels sont les effets positifs et négatifs des regroupements familiaux pour intégration ?
M. Donner fait observer que les regroupements familiaux sont pour l'essentiel achevés. Mais la génération suivante cherche des partenaires dans le pays d'origine, parce que l'intégration n'est pas rapide dans le pays d'accueil. Faut-il poser des conditions supplémentaires à la création d'une famille ? Mais fonder une famille est un droit.
Lord Judd , membre de la Commission des migrations, des réfugiés et de la population, Royaume-Uni, fait observer que le poids de l'accueil de toute immigration nouvelle repose sur des communautés déjà installées dont le niveau d'éducation est faible, et qui sont elles-mêmes défavorisées. Il est difficile de demander aux immigrés d'exprimer de l'attachement pour des valeurs qui ne sont pas partagées par ceux qui habitent avec eux.
M. Donner déplore en effet que les immigrés soient contraints de résider dans des zones où habite déjà une population défavorisée. La politique du logement doit être revue, et il faut diversifier la composante sociale des quartiers. On demande aux immigrés des connaissances que leurs voisins n'ont pas, mais il est légitime que l'on veuille que les gens aient une base commune, des connaissances quant à l'histoire et au fonctionnement institutionnel du pays où ils habitent. C'est la condition d'une bonne communication et d'une bonne compréhension entre les personnes.
Mme Renée WAGENER , membre de la Commission juridique de la Chambre des députés du Luxembourg, interroge M. le Ministre sur la politique d'accueil des Pays-Bas, et notamment sur les effets des cours d'intégration. Ces derniers ont-ils amélioré la situation ?
M. Donner ne peut dresser le bilan d'une politique lancée il y a un an, et destinée aux nouveaux immigrants. Le problème demeure pour ceux qui sont arrivés dans le passé. Mais des cours ont aussi été organisés pour eux, et notamment les femmes qui peuvent ainsi se sentir moins isolées dans la société néerlandaise.
Le Président, après avoir salué la qualité des communications, relatives à des questions qui se posent à tous les pays, dit que la Commission des migrations, des réfugiés et de la population se félicite de sa collaboration avec le Comité des Ministres.