Audition de M. Dominique Plihon, professeur à l'université Paris XIII, président du conseil scientifique d'ATTAC FRANCE, le 12 mars 2003
Après avoir été accueilli par
M. Serge
Lepeltier, sénateur, rapporteur
,
M. Dominique
Plihon, universitaire, et président du
conseil scientifique d'ATTAC France
, a débuté l'audition par
un exposé présentant les principales réflexions d'ATTAC
(Association pour la taxation des transactions financières pour l'aide
aux citoyens) sur le thème de la mondialisation.
M. Dominique Plihon a d'emblée souligné l'importance que les
notions de « mondialisation », de « biens publics
mondiaux », ou de « gouvernance » ont prise dans
le débat public contemporain. Les citoyens se sont appropriés ces
notions qu'il convient dès lors d'approfondir et de mieux
définir.
Certains historiens font remonter le début du processus de
mondialisation au XVI
e
siècle (Grandes découvertes). A
tout le moins, on peut affirmer qu'une phase longue de mondialisation est en
cours depuis le XIX
e
siècle, ce qui n'exclut pas des
périodes de régression.
La mondialisation est un phénomène complexe, qui comporte trois
dimensions principales :
* un processus d'internationalisation, c'est-à-dire de
développement des échanges entre les nations ;
* un processus de multinationalisation, caractérisé par la
croissance des firmes multinationales et des investissements directs à
l'étranger ;
* un processus de globalisation, qui conduit à ce que les
décisions des firmes échappent à toute
considération nationale.
La globalisation conduit à un affaiblissement de l'Etat-Nation, qui est
révélé tant par la dérégulation de
l'économie, que par l'érosion de la base fiscale résultant
de la grande mobilité de certains facteurs de production.
M.
Dominique Plihon
estime, à cet égard, que l'on est sans doute
allé trop loin dans le processus de dérégulation dans les
années 1970 et 1980.
La mondialisation pose, selon ATTAC, trois grands types de problèmes.
* L'économie mondiale devient plus instable au fil du temps : la
période 1945-1975 était plus stable que la période qui a
suivi. Crises de change, crises bancaires, et crises boursières se sont
multipliées au cours des vingt dernières années. Les deux
tiers des pays membres du Fonds monétaire international ont, par
exemple, connu une crise bancaire grave au cours de cette période.
* Les inégalités s'accentuent à l'échelle du globe.
Il n'y a pas de village global, mais plutôt un archipel, isolé,
composé des pays de la Triade (Amérique du Nord, Union
européenne, et Japon) et de quelques pays émergents (Asie du
Sud-Est, Chine et Inde, pays d'Europe centrale et orientale, quelques pays
d'Amérique latine). Cet archipel est environné d'environ 150
pays, en passe d'être distancés, ce qui dessine un monde de plus
en plus polarisé. De nombreux pays sont à l'écart des
mouvements de capitaux, ou de la diffusion des innovations.
* Enfin, notre modèle de développement actuel est insoutenable
à long terme. L'humanité ne pourra survivre si les tendances
actuelles se poursuivent, ce qui explique le succès de la notion de
développement durable. La planète est confrontée aux
défis, entre autres, de l'effet de serre, du manque d'eau potable, ou de
l'épuisement des ressources non-renouvelables. Si la Chine consommait
demain autant de pétrole, de papier, ou d'eau que les Occidentaux, les
ressources mondiales seraient vite épuisées.
La notion de développement durable renvoie à une idée de
préservation d'un capital social, culturel et environnemental. Elle
implique de respecter la diversité sociale et culturelle du monde, sans
chercher à exporter en toutes circonstances notre culture ou notre
modèle politique. ATTAC souhaite la mise en place d'un ordre
international fondé sur un objectif de développement durable, ce
qui suppose une nouvelle hiérarchie des normes internationales.
ATTAC reproche aux organisations internationales telles que le Fonds
Monétaire international (FMI), la Banque mondiale, ou l'Organisation
mondiale du Commerce (OMC) de ne pas être gérées de
manière démocratique, et d'obéir à une logique
libérale, qui tend à la marchandisation de toutes les
activités humaines. On peut craindre par exemple que les
négociations en cours relatives au commerce des services ne
débouchent sur une marchandisation accrue du secteur de
l'éducation.
Le marché est considéré comme la seule instance de
régulation, alors que des problèmes ne peuvent pas être
traités par les mécanismes de marché. Le marché
est, en particulier, incapable de prendre en compte les externalités
négatives, telles que la spéculation financière ou la
pollution. Ces coûts sociaux ne sont pas pris en compte
spontanément par les agents privés. Il faut donc obliger les
entreprises, par la réglementation ou la taxation, à internaliser
ces coûts externes.
M. Dominique Plihon
a ensuite insisté sur la
nécessité de gérer collectivement, et à
l'échelle mondiale, certains biens et services, tels que le patrimoine
naturel, la connaissance et l'éducation, ou la santé. Il a
plaidé en faveur d'un retour de la régulation à
l'échelle mondiale. Une nouvelle hiérarchie des normes devrait
être instaurée, qui placerait au premier rang le respect des
droits fondamentaux, puis la Charte des Nations-Unies, suivis des règles
édictées en matière sociale, culturelle, et
environnementale, par l'Organisation internationale du travail, l'UNESCO,
l'Organisation mondiale de la Santé, ou par une éventuelle
Organisation mondiale de l'Environnement, dont la création est
souhaitable. Les règles commerciales et financières viendraient
seulement ensuite. L'OMC devrait, par ailleurs, être rattachée au
système des Nations-Unies. L'OMC et le FMI seraient placés dans
une position subordonnée par rapport aux organisations à objet
social, sanitaire, ou environnemental. L'ordre juridique international devrait,
enfin, être organisé de manière telle qu'il permette aux
acteurs d'ester en justice pour faire respecter cette hiérarchie des
normes.
M. Serge Lepeltier, sénateur, rapporteur
, a alors demandé
si les ressources énergétiques devaient être
considérées comme un bien public mondial.
M. Dominique Plihon
a répondu que l'on pouvait admettre que
l'énergie soit gérée par le secteur privé, mais
avec une tutelle forte des pouvoirs publics, notamment pour tenir compte du
risque de raréfaction de certaines ressources non-renouvelables, comme
le pétrole.
M. Serge Lepeltier, sénateur, rapporteur
, s'est ensuite
demandé si le fait d'exclure le secteur de la santé des
mécanismes de marché ne risquait pas d'induire des gaspillages,
et ne poserait pas des problèmes de régulation.
M. Dominique Plihon
a estimé que le secteur de la santé
n'était, en réalité, pas exclu des mécanismes de
marché. Les entreprises pharmaceutiques, en particulier, sont toutes des
entreprises privées. Il convient dans ces conditions d'encadrer et de
réguler le marché. Cet impératif de régulation est
manifeste dans d'autre secteur que celui de la santé. Comment par
exemple garantir la diversité culturelle si une seule entreprise
contrôle l'édition ? Le même raisonnement vaut pour le
secteur du logiciel, avec la domination de l'entreprise Microsoft. L'Etat peut
intervenir en nationalisant, ou en mettant sous tutelle certains secteurs. Les
activités d'adduction d'eau dans les pays en développement
devraient, par exemple, être placées sous un contrôle
beaucoup plus étroit des pouvoirs publics.
M. Serge Lepeltier, sénateur, rapporteur
, s'est alors
interrogé sur la pertinence d'une écotaxe internationale, qui
serait assise sur les consommations d'énergies non-renouvelables.
M. Dominique Plihon
a rappelé que les taxes globales
poursuivaient deux objectifs : prélever des ressources, et lutter
contre des externalités négatives (ces deux objectifs peuvent
d'ailleurs être contradictoires). Il s'est dit d'accord avec
l'idée de créer une écotaxe dont les recettes
financeraient une future Organisation mondiale de l'Environnement. Elle
financerait la recherche dans le domaine des énergies alternatives
(énergie éolienne, hydrogène, fusion nucléaire...).
Mais l'institution d'une écotaxe mondiale ne doit pas nous dispenser de
réfléchir aussi à l'instauration d'une taxe mondiale sur
le capital.
M. Dominique Plihon
pense que la taxe Tobin n'est pas la
seule forme possible de contrôle des capitaux, comme le montre l'exemple
chilien. En attendant,
M. Dominique Plihon
a proposé la
création d'un « impôt de Bourse »,
prélèvement à très faible taux opéré
sur toutes les transactions boursières. Il a rappelé que cet
impôt existait au Royaume-Uni, sans que cela nuise à la
prospérité de la place financière de Londres. Cet
impôt alimenterait un Fonds mondial pour le développement, qui
investirait dans les biens publics des pays en développement
(santé, éducation...).
M. Dominique Plihon
a ajouté que certains régimes
risquaient de confisquer, ou de mal employer, ces ressources. Il ne faut
dès lors pas hésiter à confier ces ressources à des
ONG ou à des collectivités locales, surtout si les Etats qui
reçoivent ces ressources ne sont pas démocratiques.
M. Serge Lepeltier, sénateur, rapporteur
, a souligné le
caractère révolutionnaire de ces propositions. Elles supposent de
choisir les Etats auxquels on accepte de confier des capitaux, et ceux que l'on
préfère contourner.
M. Dominique Plihon
a indiqué qu'il percevait une certaine
maturation des opinions publiques, avec une prise de conscience plus forte des
problèmes soulevés par ATTAC, et une plus grande
réceptivité à des propositions audacieuses.
Puis
M. Serge Lepeltier, sénateur, rapporteur
, a abordé
les questions agricoles, et demandé si une diminution des subventions
versées aux agriculteurs du Nord pourrait avoir des effets positifs sur
les économies des pays du Sud.
M. Dominique Plihon
a répondu qu'il n'était pas contre les
subventions, mais qu'il défendait plutôt les propositions du
Commissaire européen Franz Fischler, c'est-à-dire une
déconnexion des subventions et de la production. L'agriculture remplit
de multiples fonctions : produire de la nourriture, préserver
l'environnement, aménager des territoires...Il est légitime de
subventionner certaines de ces fonctions, qui ne génèrent pas de
revenus pour les exploitants agricoles.
Lier les subventions à la production conduit à des
phénomènes de surproduction, et à une baisse des cours des
produits agricoles sur les marchés mondiaux, qui pénalise les
pays du Sud. Il faut donc avoir le courage politique de remettre en cause la
Politique agricole commune telle qu'elle existe actuellement.
M. Serge Lepeltier, sénateur, rapporteur
, a alors rappelé
que la France s'était engagée à discuter d'une
réforme de la PAC en 2006.
M. Dominique Plihon
s'est demandé pourquoi on ne discutait pas
dès maintenant de cette réforme.
M. Serge Lepeltier, sénateur, rapporteur
, a souhaité
quelques précisions sur les avantages que les pays du Sud retireraient
d'une baisse des subventions agricoles au Nord.
M. Dominique Plihon
a indiqué que les pays du Nord inondaient les
marchés du Sud avec des produits dont les prix sont maintenus
artificiellement bas par les subventions. Il faudrait au contraire
subventionner les agricultures du Sud pour les aider à se moderniser.
M.
Dominique Plihon
a achevé son intervention en
expliquant qu'une libéralisation généralisée de
tous les marchés n'était pas souhaitable, surtout pour les pays
les moins avancés, en s'appuyant sur la théorie du
protectionnisme éducateur. Aider les agriculteurs des pays du Sud
pourrait avoir des retombées positives pour l'environnement. Cela
éviterait par exemple que des paysans brésiliens très
pauvres ne pratiquent une culture sur brûlis, qui épuise les sols,
et conduit à la déforestation de vastes portions de territoires.