DES INITIATIVES INDIVIDUELLES DE
TOURISME
DE DÉCOUVERTE ÉCONOMIQUE (TDE)
Animateur : Philippe CHAIN, Inspecteur Général de l'Industrie et du Commerce
L'année dernière, ce thème avait suscité un débat assez approfondi chez les artisans qui souhaitaient ouvrir leurs ateliers, savoir comment gérer les visites des touristes et des scolaires.
Aujourd'hui, nous accueillons deux témoins, Philippe Beltrando, potier, et Etienne Dulin, dinandier, pour expliquer comment se déroulent leurs pratiques quotidiennes.
I. LA CONCEPTION DE L'OBJET D'ART ET DE LA CULTURE D'ENTREPRISE
M. Philippe BELTRANDO, Potier, Aubagne (Bouches-du-Rhône).
Après des études de publicité où il a été stupéfait de constater que, dans les années soixante-dix, soixante-quinze, 70 % des objets cadeaux en France étaient importés, Philippe Beltrando est devenu potier à la poterie Ravel à Aubagne, puis a créé sa propre entreprise en 1980.
En 1989 il a été élu président de l'Association des Céramistes et Santonniers avec un projet : créer une maison méditerranéenne de l'argile à Aubagne.
Ce projet a suscité la mobilisation des entreprises, y compris au plan financier, ce qui a permis d'embaucher un intervenant extérieur : M. André Ruffier. En 1991, une la première biennale Argilla est organisée. En 2001, elle a déplacé 60 000 visiteurs en deux jours et a généré plus de 2 millions de francs de chiffre d'affaires pour une centaine d'exposants de métiers d'art exclusivement. La première biennale de l'art santonnier a vu le jour en 1994 et, en 1997, c'était la création des Ateliers Thérèse Neveu à Aubagne, qui sont une structure à la fois municipale et associative permettant des expositions artistiques ou à caractère patrimonial liées au « matériau argile » et ainsi de faire reprendre conscience de la propre culture de la cité d'Aubagne qui est profondément ancrée dans l'argile depuis le II e siècle av. JC.
Une étude réalisée en juillet 2002 par Philippe Français Conseil : « Etude économique et marketing de la filière argile à Aubagne et dans les Bouches-du-Rhône », a fait apparaître que 125 entreprises de métiers d'art appartiennent à cette filière et que 70 % du chiffre d'affaires départemental est réalisé par dans le Pays d'Aubagne.
L'entreprise de Philippe Beltrando compte 5 personnes et se situe au 13 e rang dans les Bouches-du-Rhône. Elle réalise 235 000 € de chiffre d'affaires et 25 % d'exportations. Les métiers d'art sont en effet des métiers d'avenir et également des métiers d'exportation.
Pour faire partager son expérience touristique, Philippe Beltrando propose d'abord d'évoquer les hommes de l'entreprise, puis l'apport d'un groupement à l'entreprise et l'apport des hommes au groupement. Tout ceci est intimement mêlé et permet de créer une profonde culture et une profonde richesse. Il s'interrogera ensuite sur la clientèle (quelle clientèle ? qu'est-ce qu'un touriste ?) et sur le paradoxe de sa demande, tel que démontré par toutes les études sur le sujet. Pour terminer, il s'interrogera sur ce que sont les objets et comment donner du sens et de la profondeur à un objet et à la démarche de l'atelier.
1. Les hommes, l'entreprise, le groupement d'entreprise :
En 1991, Argilla a été un réel choc pour l'entreprise car c'est une manifestation reposant sur un triptyque :
- un volet archéologique (le passé) mené avec le Laboratoire d'Archéologie Médiévale Méditerranéenne et le CNRS avec une exposition dont le but didactique pour les visiteurs et les entreprises était de reprendre conscience de leur culture ;
- un volet économique (le présent) avec un marché potier, 100 Potiers exposent dans la rue ;
- un volet artistique (l'avenir) avec une exposition de céramiques inédites de Pablo Picasso et des sculptures de Jean-Paul Van Lith, Gilbert Portagner et Gérard Lachens, mis en scène par Serge Tribouillois .
Philippe Beltrando et ses salariés ont été profondément bouleversés par la richesse des informations qu'ils ont reçues, avec une unité de temps, une unité de lieu et une unité d'action. Ils ont pu voir :
- ce que faisaient les potiers du XVI e au XIX e siècle,
- ce qui se fait aujourd'hui,
- et quelle création artistique, quelle passerelle vers l'esthétique, vers l'imaginaire, dans le sillage de Picasso.
A partir de ce jour, P. Beltrando a décidé que chaque exposition d'art liée à l'argile ferait désormais l'objet d'un déplacement de l'ensemble du personnel de son entreprise. Chacun s'enrichissant avec sa propre sensibilité alimente en même temps la culture générale de l'entreprise pour déboucher, non pas sur une reproduction des objets qui ont été vus, mais plutôt sur la composition d'une gamme adaptée aux besoins quotidiens ; c'est la poursuite actuelle d'un savoir-faire ancestral.
Faire venir tous les deux ans 60 000 visiteurs à Aubagne et communiquer sur le matériau Argile, a permis le renforcement de l'image de la ville ainsi que le développement économique des entreprises. De nombreux ateliers se sont réorganisés à l'intérieur du réseau urbain. De même, Philippe Beltrando s'est trouvé dans l'obligation de déménager et d'agrandir son entreprise ; il a fallu déménager les hommes, les outils, mais le plus difficile a été de déménager l'âme. Pour ce faire, il lui a fallu faire des recherches sur ce qu'étaient les ateliers de poterie traditionnelle à Aubagne, sur ce qui faisait l'âme de ces poteries et comment les gens organisaient leur travail quasiment sur la place publique. Notre urbanisme est différent de celui du siècle dernier, de fait, il faut retrouver des repères que les gens connaissent, mais de façon inconsciente.
Après avoir installé des séchoirs extérieurs pour faire sécher les pots au soleil, un voisin a dit : « Je retrouve mon Aubagne ». Philippe Beltrando n'était pas né quand cet homme a connu « son » Aubagne, mais ce qui était important, c'était de faire ressortir l'âme des poteries et l'âme de l'atelier.
L'association a organisé des rencontres entre des artistes et des artisans réalisant des objets en petites séries et, pour la plupart, usuels. L'entreprise Beltrando a ainsi accueilli : Gérard Rocherieux, François Mezzapelle, Marie Ducate, Athem Akrout, qui tous les quatre ont pu réaliser des pièces dans l'atelier. Là aussi, l'expérience s'avère extrêmement enrichissante, notamment pour les salariés qui vont retrouver la propre valeur de leur travail à travers une autre interprétation de l'objet qu'ils fabriquent. Cette rencontre a débouché sur une exposition qui a eu un succès fabuleux et qui a permis à la population de connaître les différentes entreprises d'Aubagne.
Aujourd'hui, l'association mène une démarche « qualité accueil ». L'accueil est un dénominateur commun dynamisant pour les ateliers. 75 % des entreprises souscrivent à ce projet financé par l'Etat, la Région, la commune et les entreprises.
2. La clientèle
Comment se compose la clientèle ? Qu'est-ce qu'un touriste pour un métier d'art ?
Dans son étude 2002, Philippe Français indique : « La plupart des analyses convergent vers une même définition, celle du consommateur paradoxal que l'on pourrait caricaturer par la formule : du luxe, oui, mais pas cher ! »
Exemple de consommateur paradoxal :
Un touriste tend à Philippe Beltrando trois petits sétons 6 ( * ) en faisant remarquer que le prix de 9 € la pièce est trop élevé. Pour Philippe Beltrando, ce n'est pas une question de moyens, mais de culture, aussi il lui répond : « Non, ce n'est pas cher du tout, cette pièce a été tournée à la main, elle a été engobée, puis elle a été décorée au clou façon XVI e siècle. Cette méthode vient des Syriens qui, au XII e siècle l'ont transportée en Italie. Les Italiens l'ont ensuite exportée en Provence où cette méthode est appliquée depuis le XV e siècle ». Pendant qu'il lui parle, le touriste regarde un plat, et Philippe Beltrando de lui expliquer qu'il s'agit là d'un poisson qui a été découvert dans l'épave d'un navire échoué en 1516 au large de Villefranche et que c'est un décor au clou. Le touriste qui trouvait trop chers les sétons est reparti avec le plat, huit assiettes et les trois sétons. C'est le consommateur paradoxal.
L'information et le partage de la culture ont donné une valeur ajoutée au produit qui a justifié son prix.
Quand on lui pose la question : Qu'est-ce qu'un touriste ? Philippe Beltrando a tendance à penser qu'à Aubagne, un touriste est un Aubagnais. Pour lui, dans les métiers d'art, les touristes sont ses propres concitoyens parce que leur comportement change. Ces gens-là prennent une heure de leur temps pour apprendre quelque chose dans tel ou tel atelier d'art ; s'ils y trouvent leur plaisir, s'ils peuvent voir produire, ils invitent leurs propres amis et leur font une visite guidée. Ils se sont appropriés leur culture provençale. Ils se valorisent au travers d'une technique.
Que recherchent-ils ? Je crois qu'ils recherchent des racines :
La civilisation de production intensive de l'après-guerre a abouti à une société de consommation, laquelle nous a conduit à une civilisation de prêt-à-jeter. Aujourd'hui, on gère l'important problème des déchets et on prend conscience d'une « nouvelle valeur de l'objet ». Le temps où l'on échangeait la table en noyer contre la table en formica est terminé.
3. L'objet
Maintenant, comment donner du sens et de la profondeur à l'objet et à la démarche de l'atelier ? L'objet est le trait d'union entre l'artisan d'art et l'acheteur. C'est authentique, on voit fabriquer. Les fonctions de l'objet ont changé puisque les us et coutumes ont changé également, mais l'esthétique demeure.
Comment susciter l'intérêt dans l'entreprise ? En donnant un lien comme imprimer des recettes de cuisine, expliquer comment utiliser une daubière ou un mortier. En plus de l'objet, on va vendre sa fonction, mais aussi le rêve. L'objet devient un vecteur culturel et identitaire.
Chaque année depuis plus de 15 ans, Philippe Beltrando envoie à ses clients (6 800 cette année) un mailing qui va leur apporter un petit instant de rêve en leur disant « Je permet des bons repas » et ce faisant je fais mon métier de potier ; je le fais comme tous les potiers depuis le Néolithique, cette époque où apparaissait simultanément les céréales et le bol , et le décor sur le bol ... Je fais une assiette, je la décore, je fais un mortier, une daubière, je fais des objets qui permettent encore aujourd'hui aux hommes de manger.
Pour conclure, Philippe Beltrando cite Bernard Duplessy (« Poteries et Faïence de Provence », éditions Aubanel, septembre 2002) qui résume assez bien la relation qu'il y a entre le potier, la poterie et l'utilisateur : « Quand une grand-mère, un potier et un gourmand se rencontrent, c'est tout un passé qui renaît. L'histoire recommence et les potiers le savent pour la plus grande gloire et le plus grand plaisir de l'aïoli et de la daube ».
* 6 Petite assiette décorée au clou sur engobe façon XVI e s.