2. Des écarts de rémunération inquiétants
Comme
l'a fort justement relevé devant la mission M. Paul Bouchet,
président de la commission de réforme de l'accès au droit
à la justice (mise en place en 2001), «
si le chiffre
d'affaire des avocats a considérablement augmenté, les
inégalités se sont creusées entre les barreaux et en leur
sein
». Plus de 25 % des avocats parisiens disposent d'un
revenu inférieur à 1.500 euros par mois.
Une grande partie des ressources de certains barreaux provient essentiellement
du revenu perçu au titre de l'aide juridictionnelle. Par exemple, le
nombre d'admissions à l'aide juridictionnelle à Bobigny (79 par
avocat) s'avère très élevé par rapport à la
moyenne nationale (23 par avocat).
Au sein de chaque barreau, il peut également exister de
fortes
disparités entre les avocats
. Ainsi que le mentionne le rapport de
la commission de réforme de l'accès au droit et à la
justice
130(
*
)
,
«
une étude effectuée par le barreau de Lille (1999)
a mis en évidence l'inégale répartition des dossiers
d'aide juridictionnelle
. » Il ressort de cette étude que
si 45 % des avocats inscrits au barreau n'avaient pas effectué de
mission à ce titre, 42 % avaient perçu une
rétribution supérieure à 1.525 euros (10.000 francs)
à ce titre.
En outre, des données rassemblées par l'Union nationale des
caisses d'avocats à partir de 102 barreaux montraient que la grande
majorité des missions d'aide juridictionnelle était
effectuée soit par des avocats exerçant à titre
individuel, soit par des collaborateurs. Il semble donc que certains avocats se
financent essentiellement sur cette rétribution. 41 structures dont
12 cabinets ont en effet perçu plus de 76.225 euros (500.000
francs) à ce titre en 2000, le montant maximal ayant été
enregistré par un cabinet individuel (167.695 euros, soit 1.100.000
francs).
Face à l'enrichissement des grands cabinets d'affaires et des cabinets
spécialisés a donc émergé une
catégorie
d'avocats
en proie à
des difficultés
financières et qui se
paupérise
.
a) La nécessaire réforme de l'aide juridictionnelle
Face
à cette évolution, on comprend dès lors l'acuité du
débat désormais
incontournable
sur la
revalorisation de
l'aide juridictionnelle
, d'autant plus que son faible niveau a un effet
pervers en incitant des avocats essentiellement rétribués par
celle-ci à scinder les dossiers et à multiplier les affaires.
S'il entre traditionnellement dans la vocation naturelle de l'avocat de prendre
en charge gratuitement la défense des plus démunis, il
paraît désormais indispensable de rémunérer les
avocats qui remplissent cette mission, compte tenu de la
généralisation de l'aide juridictionnelle
.
Destinée à permettre aux personnes aux revenus modestes
d'accéder à un avocat sans avoir à supporter totalement ou
partiellement les frais occasionnés par la mise en oeuvre d'une
procédure, l'aide juridictionnelle, depuis la réforme de
1991
131(
*
)
, s'est étendue
à un
nombre croissant de bénéficiaires
(passant de
348.587 en 1991 à 698.779 en 2000, soit un accroissement de plus de 100
%).
L'insuffisance de la rétribution allouée aux avocats qui
s'apparente davantage à une indemnité qu'à une
véritable rémunération a révélé les
limites du dispositif mis en place par la loi du 10 juillet
1991
132(
*
)
.
Des statistiques récentes établies par la Conférence des
bâtonniers ont fait ressortir qu'un cabinet individuel, avant de gagner
le premier franc, devait dégager environ 92 euros par heure (600 francs)
hors taxe pour couvrir l'ensemble de ses frais. Or, il s'avère que dans
certains dossiers, les barèmes fixés au titre de l'aide
juridictionnelle se situent à des niveaux inférieurs. Ainsi
certains avocats sont-ils inévitablement amenés à
travailler à perte
.
Mécontents de cette situation, les avocats ont engagé des
mouvements de protestation
à la fin de l'année 2000 et au
début de l'année 2001. Face à ces inquiétudes, la
Chancellerie a conclu
un protocole d'accord le 18 décembre 2000
avec les principales instances représentatives de la profession afin de
prévoir des mesures d'urgence destinées à revaloriser la
rémunération accordée aux avocats
133(
*
)
au titre de l'aide
juridictionnelle
134(
*
)
.
En parallèle, Mme Marylise Lebranchu, alors garde des Sceaux, a mis en
place en janvier 2001
une commission de réforme pour l'accès
au droit et à la justice
, chargée de formuler des
propositions d'amélioration
du dispositif existant.
Ainsi que l'a rappelé devant la mission son président,
M. Paul Bouchet, cette commission préconise de nombreuses
pistes de réforme et notamment la suppression de l'aide partielle, ainsi
que la fixation de nouvelles modalités de calcul pour la
rétribution allouée aux avocats
135(
*
)
.
M. Paul Bouchet a précisé que la commission de réforme
avait écarté de ses propositions une piste
intéressante : l'élargissement de
l'assurance de
protection juridique
136(
*
)
,
dont le rôle
méritait pourtant d'être souligné.
De plus en plus de compagnies d'assurance et de mutuelles proposent des
contrats de protection juridique permettant la
prise en charge des frais de
procédures
juridictionnelles dans certains domaines tels que la
consommation
, l'
habitat
ou le
droit du travail
.
Leur
développement
, bien que rapide, demeure encore
modeste
.
Néanmoins, si une telle piste était explorée, il faudrait
s'assurer que les compagnies d'assurance
versent une
rémunération suffisante, ce qui est loin d'être le cas
aujourd'hui et contribue à accroître les difficultés de la
profession
.
En tout état de cause, la mission demeure consciente des limites de ce
dispositif, qui
ne saurait constituer une alternative au mécanisme
actuel d'aide juridictionnelle
. En effet, certains domaines, notamment
pénal ou familial, se prêtent difficilement à la
souscription d'une assurance de protection juridique, pour des raisons à
la fois morales et juridiques.
Le Gouvernement de M. Lionel Jospin avait déposé sur le bureau du
Sénat, à la fin de la législature
précédente, le 20 février 2002, un projet de loi n°
257 (2000-2001) tendant à proposer une refonte globale du dispositif
d'aide juridictionnelle. Ce texte prévoit notamment l'augmentation de
50 % du nombre de foyers fiscaux bénéficiaires de l'aide
juridictionnelle, la simplification des procédures, ainsi que la
rénovation des institutions de l'accès au droit. Les conseils
départementaux de l'accès au droit (CDAD) seraient
généralisés dans tous les départements, un Conseil
national de l'accès au droit et à la justice étant
placé auprès du Premier ministre pour évaluer les
politiques d'accès au droit et faire des propositions.
Les grandes lignes de ce dispositif ne semblent pas avoir recueilli
l'approbation des instances représentatives des avocats.
La question d'une
réforme globale demeure donc toujours
d'actualité
. M. Dominique Perben, garde des Sceaux, a
d'ailleurs annoncé que l'aide juridictionnelle compterait parmi ses
actions prioritaires.
La mission d'information juge nécessaire et urgente une remise
à plat du système d'aide juridictionnelle mis en place en 1991,
afin d'allouer aux avocats une rémunération équitable et
décente. Elle tient à souligner qu'une telle réforme ne
saurait s'effectuer sans l'association étroite et l'assentiment des
instances représentatives de la profession d'avocat.
Cependant, force est de constater que l'augmentation du barème actuel
destinée à assurer une rémunération allouée
par l'Etat à certains avocats semble constituer d'une certaine
manière une
remise en cause de la conception traditionnelle d'un
exercice libéral de la profession d'avocat.
b) Les autres pistes de réforme
Au-delà de la question de l'aide juridictionnelle,
l'indépendance économique a été
évoquée au cours des travaux de la mission et a fait surgir
plusieurs interrogations :
- la mission s'est interrogée sur l'opportunité de
réguler l'accès à la profession d'avocat en limitant les
recrutements
afin d'éviter de susciter un sentiment de frustration
parmi les jeunes avocats les plus exposés à la
précarité. Les instances représentatives de la profession
ont unanimement marqué leur désaccord à l'égard
d'une telle proposition.
La Conférence des bâtonniers a fait valoir que la
résolution d'un tel problème «
ne réside
pas dans le nombre d'avocats mais dans l'adéquation de ceux-ci et de
leur formation à la réalité sociale et
économique
» ;
-
l'instauration d'un tarif
137(
*
)
a été
évoquée par certains interlocuteurs rencontrés par la
mission. Le bâtonnier de l'ordre des avocats de Bordeaux, Me Yves
Delavalade, s'est prononcé, à l'instar de ses collègues de
la « Conférence des cents »
138(
*
)
, en faveur de l'institution d'une
tarification qui pourrait s'inspirer du modèle allemand. Outre une
amélioration de la transparence à l'égard du justiciable,
cette solution présenterait l'avantage de garantir un certain niveau de
revenus à l'ensemble des avocats.
La
Conférence des bâtonniers
s'est déclarée
ouverte au débat
, tout en soulignant qu'un tel système
devrait nécessairement s'efforcer de
combiner une tarification
minimale avec le maintien de la liberté de convention entre l'avocat et
son client
.
Le
Barreau de Paris
s'est montré plus
sceptique
, estimant
qu' «
une tarification ne serait viable que là
où les loyers, les charges sociales etc. seraient moindres [qu'à
Paris]
. »
139(
*
)
L'introduction d'une tarification reste donc largement controversée,
mais apparaît néanmoins comme
une question essentielle
qui ne saurait être éludée
.
La
Cour de Justice des Communautés européennes a, dans un
arrêt récent
(Arduino du 19 février 2002), jugé
qu'un Etat membre pouvait
autoriser
un ordre professionnel d'avocats
à déterminer une tarification, sans que cela porte atteinte au
droit communautaire de la concurrence à la double condition, d'une part,
que les Etats puissent conserver le pouvoir de déterminer directement ou
indirectement le contenu des tarifs d'honoraires et, d'autre part, que ces
tarifs demeurent soumis au contrôle des Etats.
Un travail de réflexion doit donc s'engager entre les instances
représentatives et la Chancellerie, auquel le Parlement devrait sans
aucun doute être associé ;
- la réduction du
taux de taxe sur la valeur ajoutée
fixé à 19,6 % depuis le 1
er
avril 1991
constitue une revendication de l'ensemble des représentants de la
profession. Au cours de la table ronde avec les avocats, la Conférence
des bâtonniers a jugé que ce taux constituait «
un
frein à l'activité des avocats
».
La mission partage pleinement les inquiétudes exprimées et
tient à inviter le Gouvernement à engager une discussion sur la
question d'une réduction du taux de taxe sur la valeur ajoutée
sur les prestations fournies par les avocats avec les États membres de
l'Union européenne
140(
*
)
.