INTRODUCTION
Mesdames, Messieurs,
Asphyxiée par un manque de moyens, la justice n'est pas en état
de répondre aux attentes croissantes de nos concitoyens.
Améliorer son efficacité exigera de lui allouer des moyens
supplémentaires, humains, matériels et financiers. De nouveaux
effectifs devront venir au secours des 7.000 magistrats, des 8.000 greffiers et
des 11.000 autres agents des greffes. On ne pourra pas, en outre, faire
l'économie d'une rationalisation de l'organisation judiciaire à
travers la redéfinition, maintes fois envisagée mais toujours
différée, de la carte judiciaire.
Mais, au-delà des ces questions cruciales, d'ailleurs
régulièrement soulevées par la commission des
Lois
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)
, se profile celle, tout
aussi fondamentale, de la définition des métiers de la justice,
à savoir des missions revenant aux différents acteurs de la
communauté judiciaire et des conditions d'exercice de leurs fonctions.
La fin de l'année 2000 et le début de l'année 2001 ont
été marqués par de profonds mouvements revendicatifs
traversant les différentes professions de la justice : magistrats,
personnels des greffes, avocats
2(
*
)
.
Dépassant les questions purement matérielles, votre commission
des Lois a souhaité analyser les causes profondes du malaise ayant
touché ces professions.
Elle a également souhaité faire le point sur l'émergence
des nouvelles fonctions ayant accompagné le développement des
mesures alternatives de règlement des conflits :
délégués ou médiateurs du procureur, en
matière pénale, conciliateurs de justice et médiateurs, en
matière civile. Ces fonctions sont souvent exercées à
titre bénévole dans de nouveaux types d'implantations judiciaires
de proximité, telles les maisons de justice et du droit ou les antennes
de justice.
A cette fin, à l'initiative de son président, M. René
Garrec, la commission des Lois a désigné en son sein une mission
d'information sur l'évolution des métiers de la justice.
Cette mission a décidé de centrer son étude sur les
juridictions de droit commun de l'ordre judiciaire.
Elle n'a donc inclus dans le champ de ses travaux ni les juridictions
consulaires ni les administrateurs et mandataires judiciaires, qui ont fait
l'objet de trois projets de loi examinés par le Sénat en
février dernier
3(
*
)
. En
outre, ne souhaitant pas interférer avec les travaux respectifs des
commissions d'enquête sénatoriales sur les prisons
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)
et la délinquance des
mineurs
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*
)
, elle n'a
traité ni des personnels de l'administration pénitentiaire ni de
ceux de la protection judiciaire de la jeunesse.
La mission a particulièrement centré sa réflexion sur la
manière dont les métiers de la justice devraient évoluer
pour répondre à deux exigences contradictoires en
apparence : la proximité, d'une part, la spécialisation des
contentieux, d'autre part.
Les citoyens sont en effet demandeurs d'une justice plus proche d'eux. Cette
notion de proximité recouvre bien entendu une dimension
géographique. Elle s'entend également en termes de
facilité d'accès à la justice, de simplicité des
procédures et de rapidité. Elle intègre, enfin, un besoin
croissant d'écoute du justiciable, à l'heure où les
contentieux de masse conduisent le juge à raisonner de plus en plus en
termes de productivité et de rendement.
Inversement, la complexité croissante des contentieux exige une
spécialisation de plus en plus poussée par matières,
conduisant à des regroupements de juridictions en pôles de
compétence, donc à un éloignement géographique du
justiciable.
Enfin, la mission n'a pas manqué de se pencher sur les incidences
croissantes de la construction européenne et de l'ouverture à
l'international sur l'exercice des métiers de la justice.
Dans ce cadre, la mission a procédé à de nombreuses
auditions au Sénat. Outre Mme Marylise Lebranchu,
précédent garde des Sceaux, elle a entendu MM. Guy Canivet
et Jean-François Burgelin, respectivement premier président et
procureur général de la Cour de cassation, ainsi que trente-six
personnalités représentant, pour la plupart, les
différentes organisations professionnelles de magistrats, fonctionnaires
des greffes et auxiliaires de justice
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*
)
.
Elle s'est, en outre, déplacée à plusieurs reprises sur le
terrain à la rencontre des magistrats, des personnels des greffes, des
agents des structures de justice de proximité et des auxiliaires de
justice. Elle s'est ainsi rendue au pôle économique et financier
de Paris, à Bordeaux, siège de l'École nationale de la
magistrature, à Dijon, siège de l'École nationale des
greffes, et à Marseille, notamment au pôle économique et
financier.
Au cours de ces déplacements, les membres de la mission ont
rencontré des magistrats et des personnels des greffes qui,
malgré les conditions très difficiles d'exercice de leurs
fonctions, dues au
déséquilibre flagrant entre l'ampleur de la
mission confiée à la justice et les moyens mis à sa
disposition
, gardaient une
foi profonde en leur mission au service du
justiciable
. Il est urgent de mettre à profit ces énergies
menacées par l'amertume et le découragement.
La France
dispose en matière de justice d'un « outil »
remarquable. Elle n'a pas le droit de le laisser s'étioler.
La mission a également consulté l'ensemble des juridictions en
envoyant un courrier à la Cour de cassation, aux cours d'appel et aux
tribunaux de grande instance
7(
*
)
.
Le taux de réponse s'est révélé relativement peu
élevé (un cinquième) mais les contributions reçues
recèlent de nombreuses pistes de réflexion. Que les magistrats et
personnels y ayant participé soient remerciés.
Après avoir initialement programmé la fin de ses travaux pour le
mois d'octobre, la mission a considéré qu'il serait utile de
livrer ses observations avant que n'intervienne la discussion annoncée
d'un projet de loi d'orientation et de programmation pour la justice.
Au cours de ses travaux, la mission d'information - dont l'action se situe dans
le prolongement des rapports Haenel-Arthuis
8(
*
)
et Jolibois-Fauchon
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*
)
- a pu mettre en
lumière
des points de convergence
et ouvrir quelques pistes de réflexion
permettant d'avoir une vision plus précise des mesures à prendre
pour aboutir à une
justice rénovée, responsable, plus
citoyenne et donc plus efficace
.
La justice est en effet mal perçue par les citoyens. Elle leur
apparaît trop compliquée, trop rigide, trop lourde, trop lente et
surtout trop éloignée de leurs préoccupations.
L'évolution des métiers de justice doit donc conduire vers une
justice à la fois plus simple, plus rapide, plus lisible et plus proche
des citoyens
. Il importe de rapprocher la justice du citoyen mais
également le citoyen de la justice.
À cet effet, la mission a dégagé cinq axes principaux.
• Désengorger la justice
Il importe, en premier lieu, de dégager les magistrats des tâches
non indispensables, notamment !
- en concentrant l'action des juges du siège sur leurs missions
de nature juridictionnelle.
Un certain nombre de tâches accomplies par le juge pourraient être
purement et simplement supprimées. D'autres pourraient être
transférées soit aux greffiers, dans la ligne du mouvement
amorcé en 1995, soit à des auxiliaires de justice, notaires ou
huissiers en particulier, soit à l'administration. Enfin, la
participation des magistrats à de trop nombreuses commissions doit
être revue, notamment par le législateur pour celles dont la
composition est fixée par la loi.
- en favorisant le règlement des conflits en amont des
procédures.
Pour reprendre un thème fort des entretiens de
Vendôme : «
le tout judiciaire n'a pas de
sens
».
Le juge doit être, en effet, le dernier
recours
, quand tous les autres moyens permettant une conciliation ont
échoué. Par ailleurs, il conviendra de s'interroger sur le moyen
de limiter les recours abusifs, notamment certaines plaintes avec constitution
de partie civile, qui représentent la grande majorité des
affaires ouvertes dans les cabinets d'instruction et dont 80 % aboutissent
à un non-lieu.
• Améliorer l'organisation du travail des juridictions
- en favorisant l'aide à la décision du magistrat.
Le statut des assistants de justice, dont l'utilité n'est plus mise en
doute par les magistrats, doit être conforté. Leur situation est
en effet trop précaire. La durée de leur service est trop courte,
ce qui demande du temps aux magistrats pour former leurs assistants successifs.
Par ailleurs, il convient de proposer aux greffiers d'accomplir
également cette mission d'aide à la décision.
- en professionnalisant la gestion des juridictions.
La gestion des juridictions doit être effectuée sous
l'autorité des chefs de juridiction, cette condition étant
essentielle à l'indépendance de la justice. Mais elle doit
être confiée à des professionnels compétents sur
lesquels les chefs de juridiction peuvent se reposer.
Les greffiers en chef et les greffiers devraient être en mesure
d'acquérir une véritable spécialisation dans les
tâches de gestion. Les corps doivent cependant rester polyvalents, des
passerelles devant être instituées entre les différentes
filières.
En outre, les juridictions ne doivent pas écarter la possibilité
de recourir à des spécialistes de la gestion extérieurs
aux corps des greffes ou de la magistrature. Les moyens des services
administratifs régionaux (SAR) devraient être renforcés et
leurs relations avec les greffiers en chefs des juridictions devraient
être précisées.
• Instaurer une véritable justice de proximité associant
les citoyens
Une justice plus proche des citoyens doit avant tout permettre un meilleur
accueil et une meilleure information du public ainsi qu'une participation
accrue des citoyens à la bonne marche de la justice.
La poursuite de la mise en place de guichets uniques des greffes, point unique
d'accès à la justice, permettrait d'assurer une interface de
proximité entre le citoyen et la justice en lui rendant plus
transparentes les arcanes de cette dernière.
L'institution de services de communication au niveau des cours d'appel
permettrait à la justice de transmettre des informations vers la
cité tout en libérant les juges d'une pression médiatique
parfois insupportable.
La nécessité de rendre la justice plus proche des citoyens
implique de conforter le juge d'instance dans un rôle de
juge de
proximité
chargé d'animer, avec le concours de citoyens, une
politique active de règlement alternatif des conflits, au civil comme au
pénal. Son action s'appuierait sur les implantations de justice de
proximité que sont les maisons de justice et du droit et les actuels
tribunaux d'instance.
Au civil, pourraient être institués des «
juges de
paix délégués
», juges non
professionnels de carrière, correctement rémunérés
et formés, dotés de larges pouvoirs en matière de
règlement des conflits en amont de la procédure judiciaire. Sous
le regard du juge de proximité et agissant essentiellement en
équité, ils seraient l'expression d'une justice « hors
du Palais », facilement accessible et à l'écoute de
chacun.
Au pénal, seraient confortés les actuels
délégués du procureur, qui deviendraient des magistrats
non professionnels de carrière, désignés à titre
individuel par le procureur de la République, correctement
rémunérés et formés de manière à
pouvoir accomplir l'ensemble des mesures alternatives aux poursuites.
Les associations seraient maintenues, sous le contrôle du parquet, dans
leur rôle essentiel d'accompagnement et de soutien de la politique
pénale d'alternatives aux poursuites.
Afin d'ouvrir davantage la justice vers l'extérieur et de constituer un
relais vers la société civile, il pourrait être
envisagé de
développer l'échevinage
dans les
juridictions civiles et pénales de droit commun. Pourrait être
expérimenté, dans certaines juridictions, le recours à des
assesseurs non professionnels, aux compétences bien définies,
avec des profils de recrutement parfaitement ciblés et auxquels serait
délivrée une formation adéquate. Ces assesseurs
pourraient intervenir pour garantir une collégialité aux
côtés d'un juge professionnel unique.
D'une manière générale, il convient d'ailleurs d'ouvrir
aux juridictions des possibilités d'expérimentation.
• Poursuivre le mouvement de spécialisation des juridictions
Il convient de favoriser un équilibre entre généralistes
et spécialistes. Le juge ne peut pas être spécialiste en
tout car le droit devient de plus en plus compliqué. Cette
évolution suppose le développement, par
spécialités, de nouveaux pôles de compétences.
Cette orientation n'est pas incompatible avec une justice plus proche du
citoyen et plus compréhensible par celui-ci. Elle lui offre en effet
« clarification » et « expertise ».
Des filières de formation appropriées devraient être mises
en place et la spécialisation devrait être prise en compte,
s'agissant de la mobilité des magistrats afin que l'expérience et
la formation acquises ne soient pas « perdues » par suite
des obligations découlant d'un plan de carrière.
Le statut des assistants de justice spécialisés doit, enfin,
être rendu plus attractif.
• Favoriser l'émergence d'une véritable communauté
judiciaire
Il convient de diversifier le recrutement des magistrats en l'ouvrant davantage
sur l'extérieur, notamment en éliminant certains freins actuels
à l'intégration directe de personnes qualifiées.
Le profil des futurs avocats doit également être diversifié
pour répondre aux exigences nouvelles de spécialisation, en
particulier dans le domaine économique et financier.
L'amélioration des relations entre les différents acteurs de la
communauté judiciaire constitue une condition essentielle au bon
fonctionnement de la justice. Une grande partie des incompréhensions
actuelles entre magistrats et avocats pourrait être levée si ces
professionnels apprenaient à mieux se connaître, notamment par le
biais de formations croisées.
Au sein des juridictions, le dialogue social doit être
amélioré entre les magistrats et les personnels des greffes.
*
Ces orientations n'impliquent pas de bouleversement de l'existant. Elles supposent, cependant, une volonté politique affirmée de réforme et d'action assortie de l'engagement formel de mettre à la disposition de la justice les moyens humains, matériels et financiers appropriés , faute de quoi l'exercice ne pourrait rester qu'au stade des bonnes intentions. Comme le résumait un magistrat : « les besoins montent par l'ascenseur alors que les moyens sont acheminés par l'escalier, pour autant qu'ils suivent ». Or, on sait ce qu'il advient quand l'intendance ne suit pas.