D. UN NÉCESSAIRE RECENTRAGE DU JUGE SUR SES MISSIONS NATURELLES
1. Un juge aux figures multiples
Le
rôle du juge dans la société française est apparu
comme une question centrale tout au long des auditions et au cours des
déplacements organisés par la mission.
Avant même d'aborder la réalité concrète du
périmètre d'intervention du magistrat judiciaire, il ne
paraît pas inutile de réfléchir aux
figures de
représentation théorique du juge
découlant de
l'évolution du droit et des attentes des citoyens.
M. François Ost, universitaire belge, a distingué trois
modèles de juge : le
juge Jupiter
avec son imperium, qui dit
le droit, le
juge Hercule
qui, selon la propre expression de l'auteur,
«
s'astreint à d'épuisants travaux
de
justicier
51(
*
)
»,
et le
juge Hermès
, qui contribue à établir le
dialogue entre tous les acteurs de la société. M. François
Ost a par ailleurs complété son analyse en proposant une autre
classification, qui fait apparaître la figure du
juge
pacificateur
, celui qui apaise, celle du
juge arbitre
, qui
s'éteint avec sa décision, et enfin celle du
juge
entraîneur
, qui s'implique dans «
le jugement
pré-sentenciel et post-sentenciel
».
Actuellement, la figure du juge Hercule semble prédominante, tant en ce
qui concerne les juges du siège que ceux du parquet.
Le champ
d'intervention du juge n'a en effet cessé de s'élargir.
2. Un éparpillement des missions dévolues aux magistrats du siège qui fragilise leur place au sein de l'institution judiciaire
La
dispersion et la multiplication des tâches
des juges du
siège ont fait l'objet de vives critiques de la part de l'ensemble des
magistrats entendus par la mission d'information.
En effet, ces magistrats cumulent actuellement de nombreuses missions parmi
lesquelles on distingue des tâches purement juridictionnelles ayant pour
principal objet de « dire le droit » et de trancher des
litiges, auxquelles s'ajoutent des tâches situées à
mi-chemin entre le juridictionnel et l'administratif, et enfin des missions
essentiellement administratives.
a) La juxtaposition des missions
Cette
juxtaposition de missions
est depuis quelques années de moins en
moins bien acceptée en raison de la conjugaison de plusieurs
facteurs :
L'explosion de la demande de droit a conduit les magistrats à intervenir
dans tous les domaines, tant en matière civile que pénale.
Ainsi que l'a récemment écrit M. Jean-François
Burgelin, procureur général près la Cour de cassation,
«
chaque homme veut trouver dans la justice un moyen
d'atténuer les douleurs de la vie
, quelle qu'en soit l'origine.
Depuis le handicap de la naissance jusqu'à l'accident de montagne, en
passant par des difficultés d'emploi ou de logement,
toutes les
misères
que l'on rencontre dans l'existence
doivent trouver
réparation
grâce à l'intervention du juge
52(
*
)
».
Le juge est désormais devenu «
le gardien de toutes les
promesses
», pour reprendre le titre d'un ouvrage publié
il y a quelques années par M. Antoine Garapon, magistrat.
Cette judiciarisation croissante de la société trouve son origine
dans
l'effritement des structures traditionnelles de régulation
sociale
, lié notamment à l'éclatement de la famille,
à l'affaiblissement de l'école, à la montée de la
précarisation et au recul de la religion.
Le manque de moyens, caractérisé par l'insuffisance des effectifs
de magistrats et de fonctionnaires, constitue une deuxième clef
d'explication. Cette situation a entraîné un certain
découragement chez les magistrats et les empêche d'accomplir avec
la sérénité et avec le recul nécessaires les
tâches qui leur sont dévolues.
L'entrée en vigueur des réformes nouvelles a également
contribué à alimenter l'activité juridictionnelle. La loi
du 15 juin 2000 relative à la protection de la présomption
d'innocence a, par exemple, institué un juge des libertés et de
la détention qui a engendré une charge de travail
supplémentaire ayant conduit à la suppression ou au report de
nombreuses audiences.
Il est donc patent que
les juges du siège ne parviennent plus
à assurer la totalité de leurs tâches
.
Ce constat n'est pas nouveau. Ainsi, la commission de contrôle
Haenel-Arthuis
53(
*
)
en 1991 et la
mission d'information Jolibois-Fauchon
54(
*
)
en 1996 avaient déjà, en
leur temps, souligné la nécessité d'un recentrage du juge
du siège sur ses missions essentielles.
b) Les efforts en vue d'un recentrage du juge
Des
efforts ont été accomplis en faveur d'un tel mouvement.
La
déjudiciarisation de certains contentieux de masse
, pour
lesquels la saisine du juge n'intervient plus qu'en cas de contentieux
déclaré, a constitué le premier axe de réforme.
Elle a notamment concerné les contentieux relatifs aux chèques
sans provision, aux accidents de la route (loi dite Badinter n° 85-677 du
5 juillet 1985 relative aux accidents de la circulation terrestre), plus
récemment encore aux dossiers de surendettement
(transférés à des commissions de surendettement en vertu
de la loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à
l'organisation des juridictions, à la procédure civile,
pénale et administrative). De nombreux interlocuteurs rencontrés
par la mission ont d'ailleurs relevé que la réforme du
surendettement avait donné satisfaction en permettant de
désengorger efficacement les juridictions
55(
*
)
.
Le
transfert
aux
greffiers en chef
de certaines
compétences de nature quasi-juridictionnelles normalement
dévolues au juge
a constitué le second volet de la
réforme. Ce transfert a concerné l'établissement des
certificats de nationalité, la réception du consentement à
l'adoption et les déclarations conjointes de changement de nom d'un
enfant, ou encore la vérification des comptes de tutelle (visas et
contrôle des comptes)
56(
*
)
.
En dépit de ces avancées,
le nécessaire recentrage
demeure toujours d'actualité
. En effet, de nombreux exemples ont
été cités de manière récurrente pour
illustrer la dispersion des missions confiées aux juges du siège,
parmi lesquels le suivi des mesures de tutelle (gestion des biens des mineurs
et des majeurs incapables), d'assistance éducative, ou encore la
procédure de saisie-arrêt des
rémunérations
57(
*
)
.
Plusieurs
pistes
tendant à
réduire le champ
d'intervention des juges du siège
ont été
évoquées devant la mission d'information.
c) La suppression pure et simple de certaines tâches et procédures constitue une première proposition intéressante
Ainsi
que l'a suggéré l'Association nationale des juges d'instance, la
suppression de la cotation et des paraphes obligatoires de certains registres
(livres, registres et répertoire des officiers de l'état civil,
des conservateurs des hypothèques, des notaires....) pourrait être
envisagée, dans le prolongement de la suppression des paraphes des
livres de paie opérée par un décret
du 28 janvier 2000 au titre de la simplification administrative.
La procédure d'affirmation des procès-verbaux, par ailleurs
déjà dressés par des agents assermentés (en
matière de balisage des ports maritimes, d'infractions à la
distribution d'énergie par EDF-GDF ou encore d'infractions
douanières), paraît également inutile.
Les entretiens de Vendôme mentionnent d'autres tâches indues,
d'ailleurs déjà effectuées par d'autres organismes ou
administrations, comme notamment la conservation des doubles des registres de
l'état civil (disponibles à la mairie), les visites semestrielles
dans les hôpitaux psychiatriques
58(
*
)
, déjà effectuées
tous les trimestres par le parquet.
Il est également permis de s'interroger sur l'opportunité de
maintenir la procédure de l'injonction de faire (près de 6.000
requêtes par an), qui ne revêt aucun caractère
exécutoire, et ne dispense donc pas le demandeur de saisir le juge au
fond pour obtenir un titre exécutoire en cas de refus.
La mission d'information préconise la suppression de l'ensemble des
tâches du juge faisant double emploi ou s'avérant inefficaces.
d) Le transfert de certaines tâches de caractère quasi juridictionnel vers d'autres acteurs de la justice (greffiers en chef, officiers publics et ministériels) pourrait également être envisagé
Les
homologations de changement de régime matrimonial, l'adoption, la
réception des déclarations de nationalité
59(
*
)
, la procédure d'injonction de
payer
60(
*
)
pourraient
aisément être retirées au juge pour être
confiés à d'autres.
En revanche, la mission d'information demeure plus réservée sur
la question d'un éventuel transfert des missions du juge en
matière de tutelle.
Plusieurs acteurs se sont déclarés prêts à assumer
de nouvelles tâches afin d'enrichir l'exercice de leur métier et
de permettre une rationalisation du fonctionnement de la justice.
Néanmoins, les
greffiers en chef
rencontrés par la mission
d'information lors de son déplacement à Dijon, tout en approuvant
le principe d'un éventuel transfert de compétences, se sont fait
l'écho des
difficultés éprouvées
en 1995,
lors du transfert de la vérification des comptes de tutelle. Ils ont
souligné la surcharge de travail qui en avait résulté et
l'absence de formation en matière comptable et financière.
La mission d'information juge souhaitable la poursuite du mouvement
amorcé en 1995 en faveur d'un transfert de tâches du juge aux
greffiers en chef. Elle tient cependant à souligner la
nécessité d'associer pleinement les personnels des greffes
à une telle réforme.
En outre, la mission tient à souligner qu'un tel transfert ne
saurait
s'effectuer à moyens constants
et sans que soient prévus des
délais d'entrée en vigueur suffisamment longs pour permettre aux
intéressés
d'acquérir les compétences
requises
.
Par ailleurs, les
notaires
se sont déclarés très
favorables à un transfert de certaines tâches, notamment en
matière d'homologation des changements de régime matrimonial,
d'envoi en possession des successions ou de partage impliquant un mineur sans
homologation judiciaire. Leur qualité d'officier public et
ministériel et d'auxiliaire de justice constitue une garantie suffisante
pour qu'ils puissent se voir confier certaines tâches actuellement
dévolues au juge, le cas échéant avec le contreseing d'un
deuxième notaire.
e) Des interrogations sur la poursuite du mouvement de déjudiciarisation pourtant fréquemment suggérée par les interlocuteurs de la mission
Il
s'agit, une fois encore d'alléger le travail du
juge en
évitant son intervention en première ligne au profit d'un
rôle de recours
.
La
déjudiciarisation de la procédure de divorce par
consentement mutuel
a été fréquemment mise en avant.
La Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel
a, en particulier, préconisé de permettre aux époux de
décider de leur divorce par une convention sans intervention du juge,
chacun étant assisté d'un avocat différent
61(
*
)
.
Toutefois, il semble que le législateur, à l'occasion de l'examen
de la réforme du divorce présentée en février 2002
par Mme Marylise Lebranchu, alors garde des Sceaux, n'ait pas
souhaité s'engager dans cette voie, estimant que la vérification
de l'accord entre les parties devait être
garantie par un juge
.
C'est pourquoi la mission n'a pas jugé opportun de retenir une telle
orientation.
La limitation du périmètre d'intervention du juge, s'agissant de
certaines
infractions au code de la route
, a également
été souhaitée par un grand nombre d'interlocuteurs.
M. Olivier Aimot, premier président de la cour d'appel de
Rennes, membre de la Conférence nationale des premiers présidents
de cour d'appel, a indiqué qu'en Bretagne, «
la
moitié de l'activité pénale des tribunaux correctionnels
est relative à la délinquance routière, due notamment
à des problèmes d'alcoolémie
», afin de
mettre en exergue la nécessité de décharger le juge du
traitement de ce contentieux de masse.
L'Union syndicale de la magistrature est allée dans le même sens
s'agissant des excès de vitesse : «
La gestion des
excès de vitesse doit être modifiée. En effet, un
même radar peut, sous un tunnel en Savoie, identifier près de
3.000 personnes en infraction en une seule journée. La
capacité de traitement d'un tribunal de police dans une juridiction
moyenne est de 2.000 affaires par an. Nous voyons donc qu'un tunnel peut
à lui tout seul générer une fois et demie la
capacité annuelle d'absorption d'un tribunal de police
».
Or, le transfert de ce contentieux de masse au profit d'une autorité
administrative paraît possible compte tenu du caractère
automatique des sanctions résultant de telles infractions.
Les inconvénients d'une telle réforme n'ont toutefois pas
échappé à la mission d'information. Il existe un effet un
risque de « déshumanisation » du traitement de ces
affaires, la sanction pré-déterminée devenant automatique
et le justiciable n'ayant plus d'interlocuteur à qui s'adresser sauf en
cas d'appel de la décision.
S'il est toujours possible de faire valoir des difficultés
financières devant le juge pour le paiement d'une amende, il ne
paraît pas certain que l'administration fasse preuve de la même
capacité d'écoute...
La mission d'information souhaite qu'une réflexion s'engage sur
l'opportunité de maintenir le traitement du contentieux de masse
lié aux infractions routières dans les attributions du juge afin
qu'une telle réforme, si elle s'avérait opportune, puisse
être conduite dans l'intérêt du justiciable.
En outre, si certains contentieux étaient retirés au juge, il
conviendrait de déterminer avec précision quelles
autorités seraient désormais chargées de prendre en charge
ces affaires.
Une
solution originale
proposée au cours des entretiens de
Vendôme a retenu l'attention de la mission. Elle consisterait à
transférer certains contentieux particuliers
(fiscaux, douaniers,
vols dans les grands magasins)
à des organismes autorisés
à prononcer des sanctions mineures et composés paritairement de
représentants des administrations concernées et de citoyens.
Cette nouvelle voie de traitement des affaires présente de nombreux
avantages, en permettant notamment de désengorger les tribunaux,
d'associer les citoyens à certaines décisions intéressant
la société, d'encadrer le pouvoir de l'administration et, enfin,
de créer une nouvelle forme de justice plus rapide, mais
également plus humaine. Elle demande évidemment la mise en place
des garde-fous nécessaires à la garantie des droits des
justiciables.
f) Des réserves quant au développement de l'arbitrage
L'Association professionnelle des magistrats a pour sa part
préconisé d'encourager l'arbitrage, dont le champ d'application
est actuellement limité aux contrats conclus à raison d'une
activité professionnelle
62(
*
)
.
Toutefois, si un effort en faveur du recours à la clause compromissoire
s'avère utile dans les contrats entre professionnels, un consensus s'est
dégagé contre l'élargissement de la clause compromissoire
dans les relations non professionnelles. En effet, l'arbitrage apparaît
comme une
justice très onéreuse
. Il soulève
également une question de principe liée à la remise en
cause des fonctions régaliennes de l'Etat.
La plupart des avocats entendus par la mission ont fait part
d'expériences d'arbitrage mitigées. Ainsi que l'a indiqué
la Conférence des bâtonniers, la chambre d'arbitrage
créée en 1994 dans la région Rhône-Alpes
(réunissant des avocats, des notaires et des huissiers) n'a connu que
deux affaires.
Si l'arbitrage apparaît incontournable pour certains professionnels, il
ne paraît pas souhaitable de développer cette voie dans le domaine
du droit judiciaire privé.