2. Les inconvénients paradoxaux de l'objectivité
• L'objectivité des experts du CRS ne les empêche aucunement de tirer de leurs analyses des conclusions scientifiques décapantes et susceptibles de prendre certains parlementaires à rebrousse poil.
Par exemple, un rapport du CRS d'une quarantaine de pages réalisé en août 2000 et comparant le cycle de croissance 1991-2000 aux cycles économiques précédents s'amusait à reproduire de nombreuses citations des responsables économiques en poste au cours des années 1960-1990, comme celle du secrétaire au Trésor, M. James Baker déclarant en 1985 « je ne crois pas que nous devions accepter le fait qu'il y aura encore des cycles [donc des récessions] à l'avenir » (alors que l'économie américaine connaîtra une récession en 1991), pour jeter un regard critique sur les prédictions optimistes des responsables actuels. Rétrospectivement, le ralentissement de l'économie américaine au premier trimestre 2001 donne d'ailleurs en l'espèce raison aux experts du CRS.
De même un CRS Report for Congress relatif au déficit de la balance des paiements américains en récuse méthodiquement diverses explications, comme le dumping qui serait exercé par les producteurs étrangers sur le marché intérieur américain, la contrainte de débouchés résultant d'une faible croissance dans les pays étrangers, ou les barrières à l'importation de produits américains dans les pays étrangers, en indiquant que ces explications auraient du s'accompagner d'une dépréciation du dollar, et non l'inverse. Puis l'auteur expose que le déficit de la balance des paiements et l'appréciation du dollar s'expliquent conjointement par un afflux exogène de capitaux vers les États-Unis, ce qui correspond d'ailleurs à l'analyse développée par nombre d'économistes français, comme ceux de la Caisse des dépôts et consignations.
En l'espèce, le CRS prend toutefois explicitement le contrepied d'un rapport récemment publié sous l'autorité du secrétaire d'Etat pour le commerce extérieur ( U.S. Trade Representative ), qui imputait les déficits extérieurs américains aux barrières commerciales mises en place par les partenaires commerciaux des États-Unis. La tonalité de l'étude du CRS est toutefois relativement neutre, et l'analyse ne se réfère pas aux débats politiques éventuellement suscités par la publication de ce dernier rapport.
• En matière d'analyse économique, il est cependant relativement rare de pouvoir trancher les débats d'actualité et les études du CRS apparaissent le plus souvent d'une extrême prudence .
En premier lieu, ces études sont souvent très largement descriptives . Par exemple, la note de conjoncture du CRS présente de manière assez détaillée l'évolution des principaux indicateurs macro-économiques (croissance du PIB, taux de chômage, inflation, etc.) au cours des huit dernières années, ainsi que les prévisions réalisées par le CBO, par l' Office of Management and Budget de l'exécutif, et par trois instituts privés, mais ne se risque aucunement à préciser les liens entre ces indicateurs (ainsi entre l'inflation et l'épargne ou entre les taux d'intérêt et l'investissement), au contraire par exemple des notes de conjoncture réalisées par la division des études macro-économiques du Sénat, qui s'efforcent de donner une vision dynamique de l'activité économique.
En second lieu, ces études semblent à l'observateur français étonnement peu conclusives .
Cela tient sans doute pour partie à des conceptions différentes de l'objectivité en matière économique 35 ( * ) . Nourris de rationalité cartésienne et de l'idéal rousseauiste de l'intérêt général, les Français sont souvent persuadés qu'il existe une vérité en matière économique et qu'elle se situe au centre. Dans ce contexte, l'objectivité consiste à réaliser une synthèse nuancée des différents arguments.
A l'inverse, les Américains reconnaissent que l'économie est le lieu privilégié d'affrontement d'intérêts légitimes, mais pour partie contradictoires. Dans ce contexte, l'objectivité consiste à refléter les différents arguments ou points de vue sans les hiérarchiser.
Dès lors qu'ils abordent des questions controversées, les experts du CRS listent ainsi les principaux arguments « raisonnables », le pour et le contre ( pros and cons ), sans soupeser la pertinence relative de ces arguments.
En particulier, les rapports économiques du CRS invoquent très rarement des études économétriques disponibles pour valider ou invalider certains arguments.
De même, ces rapports sont très strictement circonscrits à leur sujet, alors même que certains développements complémentaires pourraient paraître nécessaires.
Par exemple, le CRS Report for Congress relatif aux coûts de l'inflation présente de manière exceptionnellement claire les principaux éléments du coût de l'inflation, mais sans jamais évoquer les avantages éventuels de l'inflation.
En outre, ce rapport ne fait aucune mention des études économétriques relatives aux liens empiriques entre croissance du PIB et inflation. Certains de ces travaux, comme ceux de Robert J. Barro font pourtant partie du socle de références attendues en France d'un étudiant 36 ( * ) .
Enfin, ce rapport ne fait aucune allusion aux débats contemporains relatifs aux coûts de la désinflation et au niveau optimal d'inflation, alors même que ces questions, longuement discutées au Sénat en mai 1999 à l'occasion du colloque organisé par la délégation pour la planification, ont également animé la communauté des économistes américains et les pages « opinions » des principaux journaux.
Dans ces conditions, il est permis de se demander si la recherche d'objectivité de ces rapports ne réduit pas leur utilité finale pour le Congrès.
En effet, si les travaux du CRS peuvent incontestablement éclairer les parlementaires, ils ne leur offrent guère de prise pour bâtir une argumentation ou un discours.
En d'autres termes, les rapports du CRS éclairent la scène, mais ne cherchent pas à l'animer , au contraire par exemple des rapports d'information du Sénat et de l'Assemblée nationale en France, qui ouvrent souvent de nombreuses pistes de réflexion.
Ce phénomène est d'ailleurs parfois renforcé en matière économique par le souhait des parlementaires de ce que l'impact concret et immédiat des politiques économiques sur leurs circonscriptions respectives reçoive la même attention que les enjeux macro-économiques généraux.
* 35 Paradoxalement, l'inverse semble vrai en matière de politique étrangère : les Français reprochent aux Américains de croire qu'il existe des « solutions » à des conflits somme toute fort complexes, tandis que les Américains reprochent aux Français d'avoir des principes à géométrie variable.
* 36 Ces travaux ont d'ailleurs été traduits en français sous le titre « Les facteurs de la croissance économique », publié en janvier 2000 aux éditions Economica, et présenté à la journée du livre d'économie du Sénat.