EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Le Sénat est appelé à examiner en première lecture
le projet de loi portant adaptation du droit de la preuve aux technologies de
l'information et relatif à la signature électronique.
Il est de plus saisi de deux propositions de loi présentées par
M. Louis Souvet et plusieurs de ses collègues :
- la proposition de loi n° 244 (Sénat, 1998-1999)
visant à valider l'évolution jurisprudentielle en matière
de preuve par écrit,
- la proposition de loi n° 246 (Sénat, 1998-1999)
visant à reconnaître la valeur probatoire d'un message
électronique et de sa signature.
Votre rapporteur se félicite que ce projet de loi, adopté en
Conseil des ministres le 1
er
septembre 1999, ait été
déposé en premier lieu sur le bureau du Sénat.
L'intérêt du Sénat pour les technologies de
l'information
s'est manifesté par la publication de plusieurs
rapports, en particulier quatre rapports de l'Office parlementaire des
choix scientifiques et technologiques :
- le rapport de M. Pierre Laffitte sur "
La France dans la
société de l'information : un cri d'alarme et une croisade
nécessaire
"
1(
*
)
,
publié en février 1997 ;
- celui de M. Franck Sérusclat sur "
Les nouvelles
techniques d'information et de communication : de l'élève au
citoyen
"
2(
*
)
,
publié en juin 1997 ;
- celui de M. Claude Huriet intitulé :
" Images de
synthèse et monde virtuel : techniques et enjeux de
société
"
3(
*
)
, publié en décembre
1997 ;
- enfin le rapport intitulé : "
La
société de l'information : quel
avenir ?
"
4(
*
)
,
publié en octobre 1997.
Indépendamment des travaux de l'Office, doivent être
notés :
- le rapport de MM. Alain Joyandet, Alex Türk et Pierre
Hérisson, au nom de la mission commune d'information du Sénat sur
l'entrée de la France dans la société de l'information,
intitulé : "
Maîtriser la société de
l'information : quelle stratégie pour la
France ?
"
5(
*
)
,
publié en septembre 1997 ;
- le rapport d'information de M. René Trégouët
intitulé
" Des pyramides du pouvoir aux réseaux de
savoirs "
6(
*
)
,
publié en mars 1998 ;
- la proposition de loi
7(
*
)
de MM.
Pierre Laffitte, René Trégouët et Guy Cabanel, tendant
à généraliser dans l'administration l'usage d'Internet et
de logiciels libres ;
- l'organisation au Sénat le 21 octobre 1999 d'un colloque de
l'Association pour le développement de l'informatique juridique (ADIJ),
présidé par votre rapporteur, ayant pour sujet :
"
Quelle valeur probatoire accorder aux documents
électroniques ?
".
Cependant, hormis le cas de la dématérialisation de la facture
autorisée par la " loi Madelin "
8(
*
)
du 11 février 1994,
le
Parlement a rarement eu l'occasion de légiférer dans le domaine
des technologies de l'information
.
Or, le développement du commerce électronique entraîne une
multiplication des documents électroniques
échangés
. En 1998, le commerce électronique
était estimé en France à 800 milliards de francs pour les
échanges de données informatisées, deux milliards de
francs pour le commerce interentreprises sur Internet et de 500 millions
à un milliard de francs pour le commerce électronique sur
Internet en direction des particuliers.
De plus, le commerce dit " en ligne ", qui désigne la
fourniture des biens et des services commandés sur le
réseau
9(
*
)
, implique que
la passation du contrat de vente mais aussi son exécution
revêtent une forme électronique
. L'ordre de paiement doit donc
être émis directement sur Internet.
Dès lors, se pose la question de la recevabilité des
écrits informatiques pour
prouver le contenu d'un contrat
électronique
. Force est de constater que l'état actuel du
droit ne reconnaît la recevabilité des documents
électroniques en mode de preuve qu'au cas par cas, à
l'appréciation des juges du fond. De plus, le droit en vigueur ne
confère pas aux écrits électroniques la même force
probante qu'aux écrits sur support papier.
L'intervention du législateur paraît aujourd'hui nécessaire
pour faire entrer " par la grande porte " les écrits
électroniques dans le code civil. Cette réforme
législative est d'autant plus significative que les dispositions du code
civil relatives à la preuve avaient très peu été
modifiées depuis l'adoption du " code Napoléon ".
Le présent projet de loi propose d'admettre en mode de preuve les
documents électroniques, mais aussi de prévoir que, sous
conditions, leur force probante sera équivalente à celle des
documents sur support papier.
Le projet de loi propose plusieurs moyens pour ce faire : il
définit la preuve par écrit de manière suffisamment
générale pour inclure aussi bien les écrits sur support
papier que sur support électronique ; il confie au juge le soin de
régler les conflits de preuve, par exemple les cas où un
écrit électronique et un écrit papier seraient
contradictoires ; il supprime l'exigence de mentions manuscrites pour les
actes unilatéraux ; il propose enfin une définition de la
signature qui englobe aussi bien la signature manuscrite que la
signature
électronique
.
Il part ainsi du principe que
la même confiance peut être
accordée à une signature électronique qu'à une
signature manuscrite
, toutes deux servant à manifester le
consentement
du signataire au contenu de l'acte.
Pour que cette confiance soit établie, des prescriptions fixées
par décret détermineront la fiabilité des techniques
employées. La signature électronique est créée par
des logiciels spécifiques, permettant à l'émetteur de
sceller
son document et éventuellement de le
crypter
; le
destinataire et l'émetteur détiennent des
"
clés
" (gérées par le logiciel
spécifique de création de signature) qui garantissent la
confidentialité
des messages ainsi
échangés
10(
*
)
.
*
Après avoir constaté les lacunes du droit actuellement en vigueur, et examiné les orientations du projet de loi et des deux propositions de loi, la commission des Lois a décidé de modifier le champ d'application du projet de loi afin de reconnaître l'acte authentique électronique.
LA NÉCESSITÉ DE RÉFORMER LE DROIT EXISTANT
Après avoir examiné les grandes lignes du droit de la preuve français, puis la façon dont le droit en vigueur envisage les documents électroniques, votre commission a constaté que les solutions actuelles constituent un frein au développement des échanges " en ligne ".
L'ARCHITECTURE ACTUELLE DU DROIT DE LA PREUVE EN MATIÈRE CIVILE : LA PLACE CENTRALE DE L'ÉCRIT SUR SUPPORT PAPIER
En matière juridique, la preuve désigne le moyen par lequel on pourra, ou on aura le droit, d'établir l'exactitude de ce qu'on allègue : écrits témoignages, aveu... En droit civil, les règles de preuve sont fixées par la loi et accordent une prééminence à l'écrit, entendu comme écrit sur support papier.
L'essentiel du droit civil français relève d'un régime de preuve légale
Le
régime de la preuve libre
désigne la capacité pour
les parties de présenter toute forme de preuve à l'appui de leur
demande. Il n'existe ainsi aucune hiérarchie entre les modes de preuve,
cette question étant laissée à l'appréciation
souveraine des juges du fond. Les documents électroniques sont donc
admis en mode de preuve dans tous les cas où le droit français
prévoit expressément que la preuve est librement apportée
par les parties.
Ce régime est applicable en France en droit pénal (système
de l'intime conviction), en droit administratif, en droit commercial (sauf la
preuve du commerçant contre le consommateur) et pour une partie
importante du droit civil (actes juridiques n'excédant pas le seuil de
5.000 francs).
Au contraire, dans le
régime de la preuve légale
, la loi
impose au juge et aux parties certains procédés de preuve. Le
droit civil distingue la preuve des
faits
, qui relève de l'intime
conviction du juge, de la preuve des
actes juridiques
, pour lesquels le
principe est posé qu'un acte juridique ne peut se prouver que par
écrit. La
préconstitution d'un document écrit
,
signé, est ainsi souvent requise par la loi.
Dans un système de preuve légale, le législateur doit
intervenir pour admettre la recevabilité de nouveaux modes de preuve ou
redéfinir les moyens de preuve existants. A défaut de cette
intervention, l'admission des documents électroniques est
problématique.
Deux notions distinctes : recevabilité et force probante
La recevabilité des différents moyens de preuve
La loi établit quels moyens sont recevables en mode de preuve, c'est-à-dire les moyens par lesquels une partie a le droit d'établir l'exactitude de ce qu'elle allègue . Le droit civil reconnaît cinq modes de preuve : par écrit, par témoignage, par présomption, par aveu de la partie et par serment.
Force probante reconnue à chacun des moyens de preuve
A la question de la recevabilité s'ajoute celle de la force probante d'un document. Parmi les différents moyens de preuve présentés par les parties, recevables légalement, celui qui aura la force probante la plus grande emportera la conviction du juge. Le régime français de la preuve légale établit entre les différents modes de preuve une véritable hiérarchie . Ce n'est que dans le cas où la loi ne détermine pas le degré de force probante d'un mode de preuve que le juge apprécie sa valeur librement.
La prédominance de la preuve littérale
Au
sommet de cette hiérarchie se trouve l'écrit
, en premier lieu
ceux sous forme d'acte authentique (le plus souvent un acte notarié) ou
d'acte sous seing privé, c'est-à-dire signé des parties.
Ce n'est qu'à défaut d'écrit que les autres modes de
preuve sont considérés comme ayant une force probante. Par
exemple, un contrat qui ne peut pas être prouvé, faute
d'écrit, sans être nul au sens juridique du mot, n'a aucune valeur
pratique pour celui qui voudrait s'en prévaloir ; sauf si la
personne a la possibilité de produire une autre preuve
équivalente à l'écrit, tel un aveu judiciaire de son
adversaire.
L'assimilation de la preuve par écrit au support papier
L'
obligation de préconstituer un écrit,
imposée dans de nombreux domaines, repose sur le
principe de la
supériorité de l'écrit sur les autres modes de preuve, en
particulier les témoignages
.
Or, une confusion s'est opérée entre la forme du document, son
contenu et son support :
traditionnellement, l'écrit est
assimilé au support papier
11(
*
)
, dans la mesure où le code
civil a été rédigé à une époque
où le papier était le seul support utilisé pour constater
l'existence et le contenu des contrats et en faire la preuve.
La charge de la preuve
Celui
qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver.
Réciproquement, celui qui se prétend libéré, doit
justifier le paiement ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation
(article 1315 du code civil).
Le problème de la
charge de la preuve
en droit civil, en
matière d'obligations contractuelles, peut se poser aux
différents stades du contrat :
- la naissance de l'obligation, liée à la formation du contrat
(prouver l'existence du contrat et du consentement) ;
- la nature ou qualification du contrat (par exemple distinguer prêt et
donation, vente et donation déguisée) ;
- les modalités du contrat ; l'extinction de l'obligation, par le
paiement ou un autre mode d'extinction ;
- l'inexécution du contrat et la responsabilité contractuelle.
La partie sur laquelle repose la charge de la preuve a tout
intérêt à se
préconstituer une preuve
si elle
souhaite réduire le risque de preuve qui pèse sur elle.