II. LA PROPOSITION DE LOI SE FONDE SUR DES ÉLÉMENTS CONTESTABLES ET RÉPOND ESSENTIELLEMENT À DES IMPÉRATIFS POLITIQUES
A. DES FONDEMENTS FRAGILES ET CONTESTABLES
Pour
justifier la nécessité de cette proposition de loi, ses auteurs
évoquent la nécessité de
" mettre fin aux abus et
aux contournements "
, de
" stopper une
dérive ".
Ils expliquent ainsi que les conventions de conversion seraient de plus en plus
fréquemment utilisées pour échapper au paiement de la
" contribution Delalande ". Selon M. Gremetz, rapporteur de
l'Assemblée nationale, certaines entreprises feraient ainsi pression sur
leurs salariés pour qu'ils adhèrent à une convention de
conversion dans le seul but d'éviter le paiement de la contribution.
De même, toujours selon le rapporteur de l'Assemblée nationale,
certains employeurs concluraient une convention d'allocation spéciale de
préretraite (ASFNE) puis feraient pression sur leurs salariés
pour qu'ils renoncent au bénéfice de ce dispositif de
préretraite. Ces employeurs seraient alors exonérés du
versement de la " contribution Delalande ".
A l'appui de ces affirmations, le rapporteur et le Gouvernement se fondent sur
un argument très limité : la part des salariés de plus de
50 ans dans les conventions de conversion serait ainsi passée de
12 % en 1994 à 17 % en 1997, ce qui serait
révélateur d'un phénomène
généralisé de contournement.
Entrées en convention de conversion par tranche
d'âge
(France métropolitaine)
Source : UNEDIC, exploitations annuelles du fichier national des allocataires (FNA)
|
50 ans ou plus |
55 ans ou plus |
Tout âge |
||
Année |
Effectif |
% du total |
Effectif |
% du total |
Effectif total |
1990 |
4.277 |
10,0 |
451 |
1,0 |
42.966 |
1991 |
6.734 |
9,9 |
784 |
1,2 |
68.125 |
1992 |
10.659 |
9,3 |
1.059 |
0,9 |
115.146 |
1993 |
16.220 |
9,0 |
1.825 |
1,0 |
179.320 |
1994 |
16.026 |
10,8 |
2.824 |
1,9 |
147.803 |
1995 |
14.908 |
12,5 |
3.670 |
3,1 |
119.675 |
1996 |
18.737 |
13,8 |
4.753 |
3,5 |
136.217 |
1997 (e) |
21.428 |
15,8 |
5.369 |
4,0 |
135.793 |
1998 (e) |
20.282 |
19,1 |
6.053 |
5,7 |
106.188 |
(e)
Estimations provisoires
Les chiffres obtenus par votre rapporteur sur les entrées en conventions
de conversion montrent effectivement une progression de la part des plus de 50
ans, part qui est ainsi passée de 11 % en 1994 à 16 %
en 1997. En 1998, selon des chiffres encore provisoires qu'il convient
d'examiner avec prudence, le nombre d'entrées en convention de
conversion de salariés de plus de 50 ans serait en diminution mais leur
part dans le total des conventions de conversion augmenterait pour atteindre
19 %, en raison de la forte baisse du total des entrées.
En jugeant que le recours aux conventions de conversion pour les
salariés de plus de 50 ans résulte avant tout d'un contournement
de la " contribution Delalande ", le Gouvernement semble condamner
l'utilisation des conventions de conversion pour ces personnes.
Il apparaît contradictoire à faire porter la " contribution
Delalande ", qui procède d'une logique de sanction, sur les
conventions de conversion qui ont précisément pour objectif de
faciliter le reclassement du salarié dont le licenciement n'a pu
être évité.
Ouvertes aux salariés âgés de moins de 57 ans, aptes
physiquement à l'exercice d'un emploi et ayant au moins deux ans
d'ancienneté dans leur emploi, les conventions de conversion,
instituées en 1986, consistent en effet en une prise en charge
individualisée et immédiate, durant une période de six
mois, des salariés licenciés pour motif économique. Elle
sont souvent plus intéressantes financièrement pour le
salarié que l'indemnisation au titre de l'assurance chômage.
Le Gouvernement semble considérer qu'il serait presque anormal que des
salariés de plus de 50 ans entrent en convention de conversion. Si l'on
peut éventuellement s'interroger sur l'utilité réelle de
ces conventions pour les personnes âgées de plus de 55 ans, il
apparaît surprenant que l'on condamne ainsi l'usage de ces conventions
pour des personnes âgées de 50 à 55 ans. Faudrait-il en
conclure que ces salariés n'ont aucune chance de se reclasser ?
Votre rapporteur ne peut que refuser une telle logique qui semble se
satisfaire de l'exclusion définitive de ces salariés du
marché du travail
Taux de
reclassement des adhérents de 50 ans et plus
aux conventions de
conversion
L'analyse est faite sur les 14 dernières
cohortes d'adhérents (de janvier 1995 à avril 1996) et porte sur
23.000 adhérents de 50 ans et plus
Source : rapport Bruhnes, ANPE, octobre 1996
Age |
Taux de reclassement |
dont taux hommes |
dont taux femmes |
Bénéficiaires Formation |
Bénéficiaires Prestation |
Poids relatif |
50 |
41 % |
47 |
34 |
46 % |
58 % |
16 % |
51 |
39 % |
44 |
31 |
45 % |
58 % |
14 % |
52 |
36 % |
43 |
26 |
43 % |
58 % |
14 % |
53 |
35 % |
40 |
26 |
40 % |
56 % |
13 % |
54 |
32 % |
36 |
24 |
36 % |
55 % |
12 % |
55 |
27 % |
30 |
20 |
29 % |
51 % |
12 % |
56 et + |
18 % |
19 |
17 |
24 % |
44 % |
19 % |
Total 60 ans et + |
33 % |
37 |
26 |
38 % |
55 % |
100 % |
Total adh 14 cohortes |
49 % |
54 |
42 |
51 % |
57 % |
|
Pourtant, il apparaît que 33% des personnes de plus de
50 ans
parviennent à retrouver un emploi à l'issue de leur convention de
conversion. Ce taux est même de 41% à 50 ans et de 39% à 51
ans (contre 49% pour l'ensemble des bénéficiaires de conventions
de conversion).
Votre rapporteur considère donc la simple constatation d'une
augmentation de la part des salariés de plus de 50 ans dans les
entrées en convention de conversion paraît très insuffisant
à démontrer un contournement massif et un abus
généralisé justifiant une nouvelle intervention du
législateur.
Votre rapporteur ne nie pas que peuvent se produire ça et là des
abus caractérisés chez certains employeurs peu scrupuleux.
Toutefois, ces abus éventuels ne sauraient justifier une sanction
collective qui frapperait la totalité des entreprises. Rien ne permet en
effet de conclure aujourd'hui à un contournement massif par les
entreprises de la " contribution Delalande " par l'utilisation du
dispositif de la convention de conversion.
S'agissant des refus de préretraites FNE, l'hypothèses d'abus
éventuels revient à reconnaître une certaine
négligence de la part des services de l'Etat. En effet, la mise en place
d'un dispositif de préretraite suppose que l'employeur conclut avec
l'Etat une convention. Cette convention donne lieu à négociation
entre l'entreprise et l'administration, afin d'obtenir, en contrepartie de
l'aide de l'Etat, un recours maîtrisé aux mesures d'âge et
l'amélioration du plan social.
Conventions d'ASFNE de 1993 à mai 1998
|
1993 |
1994 |
1995 |
1996 |
1997 |
1/1/1998 au 31/5/1998 |
Conventions signées |
14.574 |
8.545 |
5.997 |
5.906 |
5.353 |
1.916 |
Entrées annuelles (1) |
56.345 |
49.462 |
23.683 |
21.015 |
21.669 |
9.862 |
Allocataires en fin de période |
174.662 |
179.219 |
152.409 |
128.442 |
107.789 |
101.015 |
(1)
Source UNEDIC : statistique de paiements
.
On notera de surcroît que les affirmations concernant d'éventuels
abus ne sont étayées par aucun élément
précis. La raison en est simple : sur une moyenne de 20.000
entrées en préretraite FNE chaque année, le nombre de
refus est extrêmement faible ;
il porte sur une soixantaine de
salariés par an seulement.
Lorsque l'on aura précisé que le refus du salarié peut,
dans certains cas, être motivé par une indemnisation au titre de
l'assurance chômage plus avantageuse que la préretraite, on
comprendra que le nombre des refus susceptibles de résulter d'une
éventuelle pression de l'employeur est, dans l'hypothèse la plus
pessimiste, de l'ordre de quelques dizaines à peine.
Dans ces conditions, votre rapporteur est amené à s'interroger
sur l'utilité d'une éventuelle intervention du législateur
pour réprimer un nombre effectif d'abus qui doit vraisemblablement se
compter sur les doigts d'une seule main...
Le procès d'intention fait aux entreprises, globalement
considérées par les initiateurs de cette proposition de loi comme
ayant un comportement frauduleux, paraît donc inacceptable. Le
prétendu contournement de la " contribution Delalande " par
les conventions de conversion et les refus de conventions de préretraite
est loin d'être avéré.
Dès lors, peut-être faut-il considérer que cette
proposition de loi trahit plutôt les craintes du Gouvernement que le
doublement par voie réglementaire de la " contribution
Delalande " ne génère effectivement, à l'avenir, de
tels phénomènes de contournement ?
B. UNE " PRIORITÉ " GOUVERNEMENTALE
La
véritable justification des dispositions que comporte cette proposition
de loi tient davantage à des nécessités politiques.
Les trois articles de la proposition de loi constituaient en
réalité les articles 5, 6 et 7 d'une proposition de loi qui en
comportait initialement neuf et qui tendait " à limiter les
licenciements et à améliorer la situation au regard de la
retraite des salariés de plus de 50 ans ".
Ce texte prévoyait, outre l'extension de la " contribution
Delalande ", le droit à la retraite à taux plein avec
quarante annuités de cotisation sans condition d'âge et la
prorogation et l'extension du dispositif d'allocation de remplacement pour
l'emploi (ARPE).
Or, suite à la saisine du Gouvernement, le bureau de la commission des
Finances a décidé d'opposer l'article 40 de la Constitution aux
articles 1er, 2, 3, 4 et 9 du texte. La proposition de loi s'est donc
trouvée amputée de plus de la moitié de ses articles et,
aux yeux de ses auteurs, de ses dispositions essentielles :
" Vidée d'une grande partie de sa substance,
a
souligné le rapporteur de l'Assemblée nationale
, sa
portée en est d'autant réduite et sa cohérence
affectée ".
L'article 8, qui instituait une contribution sur les revenus financiers
affectée à la Caisse nationale d'assurance vieillesse des
travailleurs (CNAVTS), ayant été supprimé par la
commission des Affaires culturelles, familiales et sociales de
l'Assemblée nationale, ne subsistent du texte initial que les
dispositions que nous examinons aujourd'hui.
Ces dispositions et l'argumentation qui les sous-tend émanent en
réalité des services du ministère de l'Emploi et de la
Solidarité. L'extension aux conventions de conversion de la
" contribution Delalande " avait d'ailleurs été
annoncée par Mme Aubry dès le début du mois de novembre
dernier et l'impact financier de cette extension avait été
partiellement intégré dans les prévisions
budgétaires de la loi de finances pour 1999.
En acceptant cette proposition de loi et en demandant son inscription à
l'ordre du jour prioritaire du Sénat, le Gouvernement poursuit un
objectif essentiellement politique : il permet, d'une part, à une
composante de sa majorité de revendiquer la paternité d'une
disposition dont il est en réalité l'auteur et qui constitue le
seul reliquat d'une proposition de loi embarrassante pour lui. Il apaise,
d'autre part, sa majorité, qui souhaitait une réforme plus large
du droit de licenciement. La prochaine étape de cette stratégie
pourrait d'ailleurs être la taxation des entreprises qui font un usage
jugé " abusif " des contrats à durée
déterminée ou de l'intérim.
On remarquera enfin qu'en choisissant la voie d'une proposition de loi, le
Gouvernement évite de communiquer au Parlement l'étude d'impact
qui accompagne nécessairement tout projet de loi.