CHAPITRE TROIS
"LE SYSTÈME NATIONAL D'INNOVATION PASSE
DIFFICILEMENT À LA VITESSE SUPÉRIEURE"
En mars
1998, M. Henri Guillaume remettait au ministre de l'éducation nationale,
de la recherche et de la technologie, au ministre de l'économie, des
finances et de l'industrie, ainsi qu'au secrétaire d'Etat à
l'industrie, un rapport intitulé
La technologie et l'innovation
,
que les trois ministres lui avaient demandé en juillet 1997.
M. Henri Guillaume, précisant les enjeux de la politique de la
technologie et de l'innovation, écrit en introduction de son rapport :
"
La révision ou la définition de nouvelles politiques de la
technologie et de l'innovation sont à l'ordre du jour dans tous les pays
industrialisés, en raison de l'évolution rapide des
marchés et des techniques, de la pression des contraintes
budgétaires, de l'externalisation croissante de leur
recherche-développement par les grandes entreprises. Cela tient aussi
à la conviction générale que la capacité
d'entreprendre, d'innover, de diffuser les technologies nouvelles, plus
qu'à d'autres moments de l'histoire économique, constitue un
déterminant essentiel de la compétitivité, de la
croissance et de l'emploi".
Il relève ensuite
les atouts de la France
: "la
créativité, un capital intellectuel de grande valeur, une
formation et une recherche scientifique de très bon niveau, un soutien
public important à la recherche, des entreprises compétitives
à la pointe du progrès dans certains secteurs. Sur le terrain,
des enseignants, des chercheurs, des créateurs initient des projets
innovants et des coopérations exemplaires encore trop
méconnus".
Il apporte cependant une
conclusion rappelant la principale faiblesse de la
recherche française, c'est-à-dire une valorisation industrielle
très insuffisante :
"
Pourtant, le sentiment qui prévaut
parfois est celui d'un système national d'innovation qui avance les
freins serrés passant difficilement à la vitesse
supérieure au moment où la concurrence internationale
s'intensifie".
I. LES FAIBLESSES DE LA RECHERCHE FRANÇAISE
Le
diagnostic d'Henri Guillaume - réalisé à partir tant de
statistiques et d'études que d'entretiens avec des acteurs de
l'innovation - confirme largement le constat établi par les ministres
dans leur lettre de mission :
"notre pays dispose d'un potentiel
scientifique et technologique de premier plan, mais le couplage de ces
découvertes et de ces connaissances avec les activités
industrielles s'effectue moins facilement qu'aux Etats-Unis et au Japon".
Le rapport d'Henri Guillaume permet d'identifier plus précisément
les maillons faibles du dispositif national en faveur de la recherche
technologique et de l'innovation :
le cloisonnement encore marqué entre l'enseignement
supérieur et les organismes de recherche, entre les organismes de
recherche eux-mêmes, entre les universités et les écoles
d'ingénieurs ;
la complexité du dispositif de transfert et de diffusion de la
technologie, qui reste peu lisible pour les PME ;
l'insuffisance des investissements en capital-risque, qui couvrent encore
mal les premiers stades de la création d'entreprise de technologie ;
l'absence d'une véritable stratégie de l'Etat en
matière de coordination, de suivi et d'évaluation du financement
de la recherche industrielle ;
la concentration excessive des financements publics sur un nombre
limité de groupes industriels et de secteurs.
Ce rapport contient également des
recommandations sur l'essaimage et
le transfert de technologie
, qui pourraient se traduire par des actes
législatifs ou réglementaires. Citons notamment :
la création d'un réseau de la recherche technologique,
associant les laboratoires de recherche par domaine technologique, afin de
fédérer leurs efforts et de permettre de mieux identifier les
centres de compétences ;
le recentrage des crédits publics autour de trois priorités
(création d'entreprises innovantes, soutien aux entreprises moyennes,
renforcement de l'efficacité du couplage entre la recherche publique et
les industriels) ;
la simplification des dispositifs de transfert de technologies ;
le lancement de fonds d'amorçage (seed money), nationaux et
régionaux.
II. LA PART CROISSANTE DES ENTREPRISES DANS LE FINANCEMENT DE LA RECHERCHE
A. LES ACTIVITÉS DE RECHERCHE DES ENTREPRISES
Le
tableau ci-après retrace le financement et l'exécution de la
recherche/développement dans les entreprises françaises, de 1992
à 1996.
La direction de la programmation et du développement du ministère
de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie a
élaboré une note d'information relative à la recherche et
au développement dans les entreprises en 1996 (derniers chiffres connus).
La dépense intérieure de recherche et développement
(DIRD)
réalisée en France, qui comprend la recherche
réalisée par les entreprises et celle réalisée par
les administrations (organismes publics de recherche, établissements
d'enseignement supérieur et associations),
s'élève
à 182,6 milliards de francs en 1996
, soit une hausse en volume
de 0,8 % par rapport à 1995. La part réalisée par les
entreprises dans la DIRD a donc augmenté : elle représente 61,5 %
en 1996, contre 61,0 % en 1995. Après la baisse de l995, elle revient au
niveau de 1993 et de 1994.
L'année 1996 est une année de reprise pour la recherche
française dans les entreprises
puisque la dépense
intérieure de recherche et développement exécutée
par les entreprises (DIRDE) augmente de 1,7 % en volume, soit
légèrement plus que le PIB (1,5 %), bien que le nombre
d'entreprises concernées reste identique (4.660). Cette hausse en francs
constants fait suite à trois années consécutives de baisse
da la DIRDE.
La dépense nationale de recherche et développement des
entreprises (DNRDE) correspond au financement de la recherche par ces
dernières.
Elle enregistre une progression importante en 1996 (2,1 %
en volume), qui s'inscrit dans une tendance d'augmentation depuis 1992 (1,3 %
en moyenne par an en francs constants). D'ailleurs, le ration DNRDE/DNRD ne
cesse d'augmenter depuis plusieurs années, ce qui traduit l'effort
croissant des entreprises françaises pour financer leur recherche propre
et la baisse de la part du financement public.
En part relative du produit intérieur brut (PIB), la DIRDE s'est
stabilisée en 1996 par rapport à 1995. Sur une plus longue
période, on observe cependant une baisse en francs constants de la DIRDE
de 0,7 % par rapport à 1992, alors que dans le même temps, le PIB
augmentait de 5,2 %. Le taux DIRDE/PIB est de 1,43 % comme en 1995, contre 1,51
% en 1992 et 1993.
La recherche française est toujours très concentrée
: le poids des cent premières entreprises dans la DIRDE est resté
stable entre 1995 et 1996, alors qu'il baissait les années
précédentes (66,3 % en 1996, contre 69,5 % en 1992).
Cette
baisse est le signe d'une diffusion de plus en plus grande de la recherche au
sein des entreprises.
Ce dernier résultat est confirmé par la
répartition des dépenses intérieures de R & D par
taille d'entreprises, montrant une
part croissante des PME
(entreprises
de moins 500 salariés)
dans la DIRDE
(20,9 % en 1996 contre
18,5 % en 1992).
B. FAVORISER LA CRÉATION D'ENTREPRISES INNOVANTES
Les
crédits budgétaires et l'environnement juridique et fiscal
peuvent jouer un rôle déterminant d'incitation au
développement technologique et à l'innovation.
Le dispositif du crédit d'impôt recherche
sera maintenu et
étendu à partir de 1999 ; ses règles seront
simplifiées et rendues plus attractives pour les entreprises qui
accroissent leur effort de recherche et développement, au premier rang
desquelles se trouvent les PME. Les actions d'incitation à l'emploi
scientifique dans les entreprises seront renforcées. Les règles
s'appliquant aux personnels de la recherche publique, pour la valorisation de
leurs travaux, seront modifiées pour permettre une
plus grande
mobilité
. Les dispositions fiscales qui favorisent l'investissement
des particuliers dans des entreprises, ou par l'intermédiaire de
fonds communs de placement dans l'innovation (FCPI)
, seront maintenues
et assouplies également. Des moyens exceptionnels permettront aux
organismes publics de recherche et aux établissements d'enseignement
supérieur de s'impliquer dans la
constitution de fonds de
capital-amorçage
, destinés à financer la
création d'entreprises à partir de résultats de recherche.
Ainsi, les crédits d'incitation directe à la recherche
industrielle seront attribués, en 1999, dans le cadre, d'une part, de
réseaux de recherche technologique, structurant les laboratoires publics
et privés autour de besoins non résolus exprimés par le
monde économique, et, d'autre part, de procédures souples
inspirées de l'initiative Eurêka pour répondre aux besoins
plus ponctuels.
Le fonds de la recherche et de la technologie (FRT) est avec la ligne
budgétaire "Sciences du vivant" un des deux instruments incitatifs dont
dispose le ministère chargé de la recherche pour
développer un partenariat entre la recherche privée et la
recherche publique.
Le FRT a un effet démultiplicateur, puisqu'il
finance de 30 à 50% de l'assiette des projets de recherche. En outre, le
FRT joue un rôle essentiel dans le développement du partenariat
entre la recherche publique et les collectivités territoriales dans le
cadre de la politique d'aménagement du territoire.
Les entreprises, PME, PMI, "start up", groupes industriels et leurs filiales
peuvent être éligibles comme "pilotes industriels" ou
cocontractants. En revanche, les EPIC, les EPST et les universités ne
peuvent être éligibles que comme cocontractants ou prestataires de
services d'un "pilote industriel".
Ces critères s'appliquent aux filiales de droit français des
entreprises étrangères, pour autant que la recherche soit
menée dans leurs établissements situés en France et que
l'application industrielle qui en découle y soit également mise
en oeuvre.
Les universités et laboratoires étrangers peuvent être
associés aux programmes, mais uniquement comme prestataires de services
d'un cocontractant ou d'un "pilote industriel" de droit français.
Les actions en cours en 1998 au titre des
procédures dites "top
down"
sont relatives à trois programmes décidés en
1996 (REACTIF, PREDIT, Biotechnologies), à une priorité nationale
dans le domaine de la sécurité alimentaire et à un nouveau
programme relatif aux télécommunications. Les programmes pourront
être poursuivis dans le cadre de la mise en place des réseaux
thématiques technologiques.
Les procédures d'initiative industrielle dites
procédures "bottom up"
sont de deux sortes :
- Eurêka :
Initiative franco-allemande, lancée en 1985, EUREKA s'adressait à
l'origine essentiellement à la grande industrie mais elle a su s'ouvrir
aux PME. A présent, la moitié des projets labellisés
concerne cette catégorie d'entreprises. L'originalité
d'Eurêka, par rapport aux autres procédures ouvertes d'initiative
industrielle, réside dans l'exigence de coopération entre
entreprises européennes.
- Innovations technologiques :
En 1999, les procédures Sauts technologiques, Civil-Défense et
REACTIF qui, tout comme Eurêka sont " bottom up ", devraient
être regroupées dans une procédure plus
générale intitulée "Innovations technologiques".
Cette procédure s'intéressera plus particulièrement aux
entités industrielles de petite taille et de haute technologie (PMI,
PME, start up et spin off) dans un souci de forte réactivité par
rapport à la demande du tissu industriel visé.
Les financements publics de la recherche seront réorientés
vers la réponse à des demandes du monde économique. Pour
atteindre cet objectif, les laboratoires publics et privés seront
encouragés, dès 1999, à travailler en réseaux
nationaux de recherche technologique.
Chaque réseau devra
évaluer les verrous technologiques auxquels se heurtent ses membres et
rechercher une mise en commun de moyens par le regroupement au sein de
consortiums ponctuels, par la création de laboratoires mixtes, par la
constitution de plates-formes de ressources technologiques
d'intérêt national, voire par la création d'entreprises
chargées de développer un produit nouveau. Une mission a
été confiée, en juillet 1998, à une
personnalité du monde de la recherche industrielle, afin d'orienter au
mieux la constitution de ces réseaux et d'examiner la
nécessité d'une éventuelle structure de coordination et
d'administration de ces réseaux, avec une volonté
d'améliorer le couplage entre le milieu de la recherche et le monde
économique.
Les réseaux mobiliseront les crédits du FRT, du Fonds national
pour la science (FNS), les budgets des organismes de recherche, des
établissements d'enseignement et des entreprises partie prenante, ainsi
que le cas échéant le budget des autres ministères.
Ainsi, la recherche technologique sera financée :
- par le redéploiement du FRT dans des domaines
sélectionnés d'une part, au sein des réseaux de recherche
technologique (à terme fédérés au sein du RNRT),
organisés de façon thématique, d'autre part par le soutien
de projets ponctuels spontanés ("Innovations technologiques" pour les
projets français, et, par extension, "Eurêka" pour les projets
transnationaux ;
- par le financement de la création d'entreprises dans ces
mêmes domaines, par la création d'incubateurs et de fonds de
capital-amorçage. Ceux-ci faciliteront le passage du concept à la
faisabilité industrielle et ouvriront la voie à des financements
plus importants de capital risque ;
- et par d'autres actions telles que la loi sur l'innovation, des
incitations fiscales, l'intéressement des chercheurs, les brevets et la
propriété industrielle.
Pour faciliter la création d'entreprises issues de la recherche, un
projet de loi sur l'innovation
devrait en effet être
déposé avant la fin de l'année. Il comporte
notamment :
- des dispositions sur l'essaimage des personnels de recherche vers les
entreprises :
les personnels de recherche seront autorisés
à participer, en tant qu'associés, administrateurs ou dirigeants,
à la création d'une entreprise qui valorise leurs travaux,
à apporter leur concours scientifique à une entreprise qui
valorise leurs travaux, à participer dans certaines conditions à
son capital et à être membres du conseil d'administration d'une
entreprise ;
- des dispositions sur le couplage entre recherche publique et
entreprises :
les EPST et les EPSCP pourront créer des
"incubateurs" et mettre ainsi à la disposition d'entreprises des locaux
et des moyens matériels et humains. Les universités pourront
créer des services d'activités commerciales, avec des
règles de gestion plus souples, afin d'assurer des prestations de
service et d'exploiter des brevets.
Votre rapporteur spécial attire l'attention sur
l'importance de
l'essaimage et rappelle que l'essentiel des fortes créations d'emplois
intervenues aux Etats-Unis au cours de la dernière décennie ont
été réalisées au sein des entreprises
innovantes.
Les entreprises françaises récemment créées, comme
le rappelle le rapport Guillaume,
" ont un taux d'échec
remarquablement faible et affichent des performances supérieures en
terme de croissance du chiffre d'affaires et de création
d'emploi ".
Chaque année, en France, se créent une trentaine d'entreprises
issues de l'essaimage de chercheurs venant de la recherche publique, ce qui est
trop peu.
Il convient de lever les obstacles freinant la création d'entreprises,
notamment
les obstacles d'ordre juridique
qui, actuellement, interdit
à un chercheur de participer au capital de l'entreprise qu'il
crée en collaboration avec son laboratoire. La proposition de loi de
notre collègue Pierre Laffitte, qui tend à régler ce
problème, pourrait être rapidement inscrite à l'ordre du
jour.
Votre rapporteur spécial appelle de ses voeux une réflexion sur
les moyens d'accroître le financement initial (
l'amorçage
),
dont l'importance est primordiale pour permettre le démarrage des
activités d'entreprises innovantes.
Or,
la situation du capital-risque en France est encore largement
insuffisante
: les investissements de sociétés de
capital-risque dans les secteurs technologiques s'élèvent
à environ 1,5milliard de francs. Certes, des marchés boursiers de
croissance ont été créés - le nouveau marché
et l'EASDAQ - mais ils sont encore loin d'atteindre le niveau du NASDAQ
américain. En outre,
5 % seulement des sociétés de
capital-investissement sont spécialisées sur le segment des
start-up technologiques.
A cet égard, le plus inquiétant est
le retard que notre pays est en train de prendre. En effet, les fonds de
pension constituent une source de financement des entreprises innovantes tout
à fait considérable ; or, les fonds de pension sont
très largement anglo-saxons, et la France n'en dispose pas encore.