B. LES DÉFIS DE L'INDÉPENDANCE
L'Azerbaïdjan indépendant est confronté à quatre défis majeurs : l'instauration d'un climat politique stable et pluraliste, le règlement du conflit du Karabakh, la confirmation d'une identité culturelle spécifique, et la contribution de la "manne pétrolière" à la transition économique postsoviétique.
1. Un climat politique encore modérément serein
Les premiers mois qui ont suivi l'élection du
président Aliev sont consacrés par celui-ci à la
consolidation d'un pouvoir
rendu très précaire par une
guerre civile
qu'attisent les revers subis par les troupes
azerbaïdjanaises au Nagorny-Karabakh. Rébellions et mutineries
permettent au Chef de l'Etat, dans un premier temps, d'interpeller les
opposants et d'interdire le Congrès du Front populaire, principal
mouvement d'opposition.
Une certaine
dérive autoritaire du pouvoir
semble
confirmée par la constitution adoptée par
référendum le 12 novembre 1995
2(
*
)
. Le Président de la
République dispose, en effet, de pouvoirs très étendus
(nomination des membres de la Cour suprême et de la Cour
constitutionnelle, dissolution du Parlement ...). Force est néanmoins de
constater que l'élection du président Aliev a marqué le
retour à la stabilité politique
: l'Azerbaïdjan
avait, en effet, avant cette élection, connu quatre chefs de l'Etat en
trois ans.
Selon les observateurs, les élections législatives du 12 novembre
1995 auraient renforcé le caractère "clanique" du pouvoir (parmi
les nouveaux élus figurent le fils, le gendre et un frère du
président). La société azérie demeure, en effet,
dominée par les
"clans",
qui matérialisent de fortes
solidarités familiales ou régionales. Cette situation opaque
pourrait retarder la
modernisation et la démocratisation de la vie
politique
, si l'on en juge par les scandales retentissants qui
émaillent la vie politique de l'Azerbaïdjan. Ces dernières
années ont néanmoins permis certains incontestables acquis
(relative liberté de la presse, organisation d'élections
pluralistes, émergence d'une opposition parlementaire).
2. A quand la normalisation au Nagorny-Karabakh ?
Entre 1988 et mai 1994 -date du
cessez-le-feu signé
à Bichkek
, au Kirghizistan- la guerre du Nagorny-Karabakh a fait
plus de 20 000 morts.
Cette grave question a été confiée à l'Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et,
dans ce cadre diplomatique, au
"groupe de Minsk",
coprésidé par la France, les Etats-Unis et la Russie.
Depuis le printemps 1994, les troupes arméniennes contrôlent
un
cinquième du territoire de l'Azerbaïdjan
. Le pays compte
désormais
un million de réfugiés
, qui aggravent les
difficultés sociales de l'Azerbaïdjan, confronté, comme tous
les pays de l'espace ex-soviétique, aux difficultés de la
transition économique.
Les pourparlers de paix au sujet du Haut-Karabakh ont fait peu de
progrès depuis le cessez-le-feu de mai 1994, par ailleurs relativement
respecté. Le dialogue direct qui existait jusqu'alors entre responsables
azerbaïdjanais et arméniens a été rompu en
décembre 1996, lors du sommet de l'OSCE à Lisbonne, quand fut
proposé le soutien au principe de l'intégrité territoriale
de l'Azerbaïdjanais, assorti d'une large autonomie pour le Karabakh. Le
dossier est aujourd'hui envenimé par les livraisons d'armes russes
à l'Arménie, et affecte les relations entre l'Azerbaïdjan et
la Turquie, jugée par Bakou trop modérée dans la question
du Nagorny-Karabakh.
Les négociations relatives au conflit pourraient être
affectées par les récents changements politiques en
Arménie : le nouveau Président de la République, M. Robert
Kotcharian, originaire du Karabakh, et "président" de la
République autoproclamée du Nagorny-Karabakh de 1994 à
1997, héros de la guerre contre l'Azerbaïdjan, pourrait adopter une
position intransigeante dans les négociations. Notons que le
précédent Président de l'Arménie, M. Ter
Petrossian, avait été contraint à démissionner, en
février 1998, pour s'être déclaré favorable à
des concessions à l'égard de l'Azerbaïdjan.
Il n'est donc pas exclu qu'un certain raidissement de la position
arménienne pèse sur le succès des négociations en
cours. En effet, les positions des Parties au conflit paraissent, à ce
jour, difficilement conciliables.
3. Une politique étrangère soumise à des tensions régionales importantes
La politique étrangère de l'Azerbaïdjan
s'inscrit dans un environnement régional délicat, et est
influencée à la fois par le souci d'échapper à la
tutelle de Moscou, et par les tensions dues au conflit du Nagorny-Karabakh.
. Les
relations avec la Russie
demeurent affectées par les
traumatismes hérités des affrontements violents entre troupes
soviétiques et la population de Bakou en janvier 1990, et par le souci
de manifester l'indépendance de l'Azerbaïdjan à
l'égard de Moscou. Ainsi l'Azerbaïdjan refuse-t-il le retour des
troupes russes sur le territoire de la république, et cherche-t-il
à instaurer des relations privilégiées avec les Etats-Unis
et l'Europe. La Russie souhaite cependant garder une certaine
modération dans les différents contentieux qui l'opposent
à Bakou compte tenu de l'intérêt déterminant que
présentent, pour Moscou, la question du tracé des oléoducs
et la part des sociétés russes dans l'exploitation du
pétrole de la mer Caspienne.
. Les bonnes relations qu'entretient l'Azerbaïdjan avec l'
Occident
participent de la volonté de Bakou de conduire une diplomatie
indépendante. Ainsi s'explique la domination des compagnies
américaines et britanniques au sein du consortium AIOC,
l'Azerbaïdjan espérant ainsi se protéger des ambitions
russes. L'Europe est également un interlocuteur important pour Bakou,
qui cherche ainsi à diversifier ses partenaires occidentaux. C'est dans
cette logique que s'inscrivent les relations entre l'Azerbaïdjan et la
France, à laquelle le président Aliev a, en décembre 1993,
réservé son premier voyage à l'étranger, et
où il a séjourné sept fois depuis son élection,
dont deux fois en voyage officiel.
. Les relations avec la
Turquie
et l'
Iran
sont aujourd'hui
très influencées par le conflit du Karabakh.
Dès les prémices de la désagrégation de l'URSS,
l'Azerbaïdjan devint le terrain d'une
lutte d'influence assez vive
entre la Turquie et l'Iran
. Pour séduire l'Azerbaïdjan chiite,
l'Iran mit alors en avant son indépendance à l'égard tant
de la Russie que des Etats-Unis, et relégua au second plan sa situation
religieuse.
Les arguments de la Turquie -démocratie parlementaire, économie
de marché, appartenance à l'OTAN et, surtout, connivences
culturelles avec l'Azerbaïdjan- pesaient à l'évidence plus
lourd. En effet, premier Etat à reconnaître l'indépendance
de l'Azerbaïdjan, la Turquie fut, dès 1991, érigée en
modèle par Bakou, comme l'illustre de manière symbolique le choix
de remplacer l'alphabet cyrillique par l'alphabet latin (et non par l'alphabet
arabe, comme le souhaitait l'Iran). L'élection du Président
Eltchibey, en 1992, scella la lune de miel entre les
deux "frères
turcophones",
alors présentés comme "une nation, deux Etats"
-même si la langue azérie est considérée par les
spécialistes comme aussi éloignée du turc que l'espagnol
du portugais.
Les relations avec la Turquie s'essoufflèrent cependant quelque peu
après le renversement du président Eltchibey,
parallèlement au
rapprochement diplomatique entre l'Iran et
l'Azerbaïdjan
. Ainsi l'Iran, dont les compagnies ont été
exclues, à la demande des Etats-Unis, du principal contrat
pétrolier, a-t-il pu participer aux troisième et cinquième
consortiums ("Chahdeniz" et "Lenkoran"), tandis que les relations commerciales
entre l'Iran et l'Azerbaïdjan se consolidaient. Cette évolution est
due à la déception inspirée à l'Azerbaïdjan
par la gestion turque du conflit du Karabakh, fondée sur un soutien
jugé trop modéré de la cause azérie. Notons que la
position équilibrée défendue par la Turquie à
l'égard du conflit du Karabakh tient, entre autres
considérations, au
souci de normaliser ses relations avec
l'Arménie,
notamment afin de faire prévaloir, pour acheminer
le pétrole azerbaïdjanais par oléoduc vers l'Ouest, un
tracé traversant le terrtitoire des deux belligérants,
l'Azerbaïdjan et l'Arménie, de préférence aux projets
de tracé intéressant la Géorgie et l'Iran. Ainsi la
question du pétrole (voir infra, 4) rejoint-elle celle de
l'instabilité politique de la région.
4. La réussite de la transition économique subordonnée à l'exploitation d'importantes ressources pétrolières
L'économie de l'Azerbaïdjan était considérée, à la fin de la période soviétique, comme l'une des moins développées de l'URSS. L'effort de guerre entrepris depuis la fin des années 1980, et les perturbations causées par le conflit du Nagorny-Karabakh, n'ont pas facilité la transition économique de l'Azerbaïdjan. Les difficultés héritées de la gestion soviétique incitent, par ailleurs, à compter sur les immenses ressources pétrolières pour financer le développement du pays.
a) Les handicaps hérités de l'URSS
Au moment de l'indépendance, l'économie de
l'Azerbaïdjan subissait les conséquences de ses performances
médiocres du temps de l'URSS. Le taux d'inflation était ainsi, en
1994, l'un des plus élevés de la CEI. Le déficit
budgétaire atteignait, à la même époque, 20 % du
PIB, et la monnaie nationale, le manat, avait chuté dans des proportions
très préoccupantes.
- L'
agriculture azerbaïdjanaise
, qui emploie encore presque un
tiers des actifs, produisait en 1990 21 % du raisin, 22 % du tabac, 5 % du
thé, et 3,5 % des fruits cultivés en URSS. Or ces cultures sont
tributaires de réseaux d'irrigation aujourd'hui obsolètes.
Quant à la viti-viniculture, introduite de manière autoritaire
entre 1960 et 1975, elle a pâti de la campagne antialcoolique de 1985. La
culture du coton a causé, comme en Ouzbékistan, de graves
dommages à l'environnement, en raison d'un usage très excessif de
pesticides. Le secteur du coton représente néanmoins quelque 20 %
des exportations de l'Azerbaïdjan.
- L'
industrie
est dominée par le
pétrole
: les
grands projets tendant à l'exploitation du pétrole de la
Caspienne, sur lesquels votre rapporteur reviendra ci-après (voir infra,
c), pourraient rendre à l'Azerbaïdjan, après plusieurs
décennies d'éclipse, l'importance économique -et
stratégique- qui était la sienne pendant la première
moitié du XXe siècle.
. Les
industries agroalimentaires
(conserves de fruits et
légumes, vin, caviar) et
textiles
, qui représentaient en
1991 45 % de la production industrielle de la République, ont connu une
baisse sensible, essentiellement en raison de la dislocation des flux
commerciaux au sein de l'espace ex-soviétique. Le redressement de ces
activités est subordonné à leur modernisation.
.
Les
industries mécaniques et électroniques
ont
perdu, avec la disparition de l'URSS, de nombreux débouchés, et
souffrent d'un manque de compétitivité certain.
.
Les
industries chimiques (
soude caustique, chlore, acide
sulfurique, engrais et produits élémentaires pour
détergents) devraient être substantiellement modernisées,
du fait de la pollution imputable à ces activités dans la
région de Soumgaït (capitale de la chimie azerbaïdjanaise),
pollution qui a atteint des proportions très inquiétantes.
En revanche, la
pétrochimie
pourrait connaître un
développement proportionnel aux espoirs suscités par les
ressources pétrolières de la mer Caspienne.
b) Les perturbations économiques dues au conflit du Nagorny-Karabakh
Le conflit qui, depuis la fin des années 1980, opposa
l'Azerbaïdjan à l'Arménie au sujet du Najorny-Karabakh, a
considérablement hypothéqué le déroulement de la
transition post-soviétique, en entraînant de
lourdes
dépenses militaires
et la
perte de terres agricoles
dans un
pays qui, principalement montagneux, en est relativement démuni. La
guerre a, de surcroît, causé un
afflux de
réfugiés
azéris
qui a
détérioré les conditions de vie dans les grandes villes,
aggravant notamment le problème du
logement
à Bakou
(capitale déjà démesurée avant le conflit : 2
millions d'habitants sur un total de 7,2 millions) et dans la cité
chimique de Soumgaït.
Par ailleurs, les difficultés dues au conflit du Haut Karabakh
contribuent à expliquer le retard pris par l'Azerbaïdjan dans la
mise en oeuvre des indispensables
réformes économiques
et,
plus particulièrement, dans la conduite des privatisations.
c) Le pari pétrolier
. Si les traces de la récession de 1991-1994 demeurent
profondes, l'Azerbaïdjan a amorcé, depuis 1996, un
tournant
favorable
, dont les signes sont un déficit budgétaire
réduit à 6 %, une inflation limitée à 5 %, la
stabilité du manat, et un taux de croissance de 5,7 % en 1997,
susceptible d'atteindre 8 % en 1998. Cette évolution positive est
due aux "bonus" pétroliers, qui font aujourd'hui de l'Azerbaïdjan
le
deuxième bénéficiaire d'investissements
étrangers de toute la CEI
.
Rappelons que, avant la seconde guerre mondiale, l'Azerbaïdjan produisait
23 millions de tonnes de pétrole brut par an, et couvrait
les
trois quarts des besoins de l'URSS
. La découverte de gisements en
Asie centrale et en Sibérie devait faire chuter la production
azerbaïdjanaise, à la fin de la période soviétique,
à 2,2 % de la production pétrolière de l'URSS. En 1996,
l'Azerbaïdjan ne produisait plus que 9 millions de tonnes de
pétrole.
La découverte d'
importantes réserves off shore
, qui
pourraient atteindre plusieurs dizaines de millions de tonnes par an,
confère à l'Azerbaïdjan une
importance économique
nouvelle
: ce pays pourrait ainsi retrouver une
place de premier plan
parmi les plus grands producteurs mondiaux de pétrole
, après
la Libye mais devant l'Algérie.
C'est pourquoi les Occidentaux, après plusieurs décennies
d'absence, ont manifesté un regain d'intérêt pour
l'Azerbaïdjan. En 1994, le
"contrat du siècle"
(8 milliards
de dollars), engage les plus importantes compagnies pétrolières
internationales, menées par British Petroleum et par Amoco, en vue de
l'exploitation de trois champs offshore situés en eau profonde
(Azéri, Chirag et Ouneshi). Puis d'autres contrats, en 1995 (2 milliards
de dollars) et 1996 (4 milliards de dollars), ont défini les conditions
de l'exploitation des champs de Karabakh et de Shah Deniz.
Dans le consortium international de la Caspienne (AMOK), créé
autour de la British Petroleum en 1994 pour la mise en oeuvre du "contrat du
siècle", la compagnie russe Lukoil n'a obtenu qu'une participation de 10
%. La Russie a cependant reçu une part plus importante dans le contrat
de Kyapaz, signé en juillet 1997.
Les versements acquittés par les compagnies en contrepartie de leur
entrée dans les consortiums s'élèveraient à
près de 900 millions de dollars. Ils ont probablement
évité à l'Azerbaïdjan de recourir à un
endettement excessif.
. La question du pétrole de l'Azerbaïdjan rejoint deux dossiers
géopolitiques majeurs : le statut juridique de la mer Caspienne et la
question du tracé des oléoducs destinés à
évacuer le pétrole de la région.
Le
statut juridique de la mer Caspienne,
encore
indéterminé à ce jour, commande, dans une large mesure, la
propriété des ressources pétrolières. Parmi les
Etats riverains -Russie, Azerbaïdjan, Iran, Kazakhstan et
Turkménistan- s'affrontent, en effet, deux interprétations du
droit international. L'Azerbaïdjan et le Kazakhstan seraient favorables
à un partage du sous-sol en secteurs précis, et
considèrent que les champs offshore situés au large de leurs
côtes relèvent de leur souveraineté. Cette position pose
toutefois un délicat problème de tracé des lignes de
séparation, le Turkménistan revendiquant les champs
d'Azéri et de Chirag, supposés dépendre de
l'Azerbaïdjan. La Russie, le Turkménistan et l'Iran revendiquent
l'assimilation de la mer Caspienne -la plus grande mer fermée du monde,
avec une superficie de quelque 400 000 km²- à un
lac
,
propriété commune des cinq Etats riverains
,
dont les ressources situées au-delà de 80 km des côtes
doivent, selon cette interprétation, être exploitées en
commun.
Plus récemment, Moscou aurait accepté un partage du sous-sol
marin en secteurs, à condition que l'Azerbaïdjan ne propose pas
d'autre solution d'évacuation que le pipeline qui passera par la Russie
pour acheminer le pétrole de Tenguiz, au Kazakhstan.
Le
tracé des oléoducs
constitue un autre enjeu
géopolitique majeur pour la Transcaucasie, à tel point que l'on
a pu parler de "guerre des oléoducs". En effet, détenir un
tronçon du réseau d'oléoducs permet au pays
traversé par les pipelines d'imposer ses conditions financières
aux compagnies pétrolières concernées. Par ailleurs, les
ressources pétrolières de la Caspienne ne valent que par leur
raccordement aux zones de consommation.
La question, encore pendante, du transit du pétrole de la Caspienne peut
donner lieu à plusieurs solutions conjointes. En effet, le passage par
la Russie (via la Tchétchénie vers Novorossisk et la mer Noire)
ne saurait constituer une solution exclusive, notamment pour des raisons de
capacité et d'instabilité politique. Un tracé par la
Géorgie vers le complexe portuaire de Poti-Soupsa est donc
envisagé par le consortium Amok. La seconde voie d'exportation vers
l'Ouest pourrait traverser la Turquie vers la Méditerranée (port
de Ceyhan), en contournant la Caspienne : cette solution présente
l'avantage d'éviter des régions politiquement instables.
Les négociations sur le tracé à venir des oléoducs
mettent en évidence
l'influence décisive de la Russie sur ce
dossier géopolitique majeur.
Le choix du tracé russe
fournirait peut-être à Moscou un prétexte imparable pour
cesser de soutenir l'Arménie
3(
*
)
dans le conflit qui oppose celle-ci,
à propos de la région du Nagorny-Karabakh, à
l'Azerbaïdjan. Il n'est donc pas établi que la manne
pétrolière puisse être d'un grand secours pour apaiser les
conflits qui déchirent la Transcaucasie ...