II. EXPLICATIONS : UNE MÉCANIQUE BUDGÉTAIRE À EFFET DE CLIQUET
Notre système d'aides personnelles est
paramétré de telle sorte qu'il est voué à
coûter toujours plus cher
.
4(
*
)
Il contient des effets de cliquet
qui tendent à empêcher les prestations de refluer, et favorisent
au contraire leur progression. Cette appréciation ne doit pas être
confondue avec un jugement négatif sur leur pertinence économique
et sociale, qui constitue un autre débat. En particulier, une
amélioration de l'efficacité sociale des aides va probablement de
pair avec la croissance de leur coût (comme en témoigne le
processus de "bouclage").
Il convient d'examiner successivement les effets des deux paramètres du
niveau de ces aides : les ressources des ménages et les dépenses
de logement.
A. LES IMPERFECTIONS DU PARAMÈTRE DE RESSOURCES
Lors de leur réforme en 1977
5(
*
)
, les aides personnelles au
logement étaient conçues pour aider les ménages dont les
ressources ne permettaient pas de couvrir la charge de leur logement.
Élaborées dans une période d'inflation forte, de
développement rapide de l'accession à la propriété,
et de croissance économique soutenue, elles auraient dû se
maintenir au niveau nécessaire pour loger les jeunes ménages et
ceux qui connaissent des accidents financiers. Cela n'a pas été
le cas. Certes, pour des raisons économiques (faiblesse de l'inflation,
développement du chômage, extension de la précarité
familiale et professionnelle...), mais aussi parce que la conception du
paramètre de ressources contient des imperfections qui contribuent
à augmenter le coût des aides.
On peut tout d'abord constater que
la France a une conception
généreuse de la population nécessiteuse d'une aide
personnelle
, ce qui entraîne un coût par habitant parmi les
plus élevés d'Europe.
Couverture de la population et coût des aides par habitant (1995)
France |
Finlande |
Royaume-Uni |
Pays-Bas |
Allemagne |
|
Taux de bénéficiaires d'aides sur l'ensemble des ménages |
|
|
|
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|
Coût par habitant des aides (francs) |
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|
Source : compte du logement
On considère ainsi en France que plus du quart des ménages ont
besoin d'une aide personnelle au logement, contre 8 % seulement en
Allemagne
. Cette conception généreuse tend à faire des
aides à la personne un revenu normal pour une frange importante de la
population, au même titre par exemple que les allocations familiales ;
alors que dans d'autres pays il s'agit d'un revenu plus exceptionnel, marquant
la modestie de la condition sociale des bénéficiaires.
Ensuite,
on doit observer que le bouclage intervenu entre 1990 et 1993 a
quelque peu perverti la notion de conditions de ressources
en profitant
massivement aux étudiants, quel que soit le niveau de revenus de leur
famille. La progression du coût budgétaire constatée entre
1990 et 1996 est massivement liée à ce phénomène.
Ainsi, au 31 décembre 1996, sur 997.120 ménages ayant
bénéficié du bouclage de l'ALS de 1990 à 1996,
533.000 sont des étudiants,
soit 53 % des ménages
bouclés
.
Les effets budgétaires du "bouclage
étudiants"
1992 |
1993 |
1994 |
1995 |
1996 |
|
ALS étudiant versée (milliards de francs ) |
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Coût budgétaire (y compris frais de gestion) (milliards de francs) |
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Nombre de bénéficiaires (milliers) |
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|
Source : DHC
A la lecture de ce tableau, on comprend pourquoi l'attribution de l'ALS aux
étudiants sans véritable condition de ressources est un facteur
durable d'augmentation de la charge de l'Etat au titre des aides personnelles,
bien que le bouclage fût achevé en 1993 :
- La population étudiante va croître plus vite que le reste
de la population ;
- Quand bien même la situation d'ensemble des ménages
français s'améliorerait de façon sensible, les
étudiants resteront une population sans ressources ;
- Une partie importante des aides personnelles (8 à 10 % environ)
est désormais indépendante de la situation sociale du pays.
Ce
constat relativise d'ailleurs l'explication de l'explosion des aides
personnelles par l'accroissement de la précarité sociale.
Enfin,
le paramétrage des ressources dans l'attribution des aides
comporte des dysfonctionnements qui sont des facteurs objectifs d'incitation
des allocataires à demeurer dans une situation sociale d'assistance pour
éviter de perdre la bénéfice de leur aide.
Ainsi, d'une façon générale, à niveau de ressources
égales, un salaire donne droit à une aide inférieure
à celle qui est obtenue si on perçoit une allocation
chômage ou tout autre revenu de transfert social. Le gouvernement
précédent avait commencé à remédier à
ce phénomène, mais l'œuvre n'est pas achevée.
Il est possible de citer des exemples édifiants à cet
égard.
Notre collègue Yann GAILLARD a ainsi relevé qu'un
bénéficiaire du revenu minimum d'insertion (RMI) n'avait pas
nécessairement intérêt à s'engager dans un contrat
emploi solidarité (CES), car ses ressources globales pouvaient diminuer
compte tenu de son APL.
Comparaison APL-RMI et APL-CES pour une personne seule
(en francs)
Montant du revenu |
Niveau de loyer |
Montant d'APL |
Reste à vivre |
Différence
|
|
RMI |
2.114 |
1.300 |
1.365 |
2.179 |
|
CES n° 1 |
2.679 |
1.300 |
915 1 |
2.294 |
+ 115 |
CES n° 2 |
2.679 |
1.300 |
515 2 |
1.894 |
- 285 |
Source : Yann GAILLARD - JO. Sénat (Q) 11/09/97 p
2391
1 Après 6 mois de CES
2 Si le titulaire du CES a bénéficié d'un revenu de 4.000
francs/mois lors de l'année de référence
Dans ce genre de cas, un titulaire de RMI hésitera à se lancer
dans le monde du travail. Il n'y a pas significativement intérêt
sur le plan financier alors que sa situation demeurera précaire. S'il
préfère rester au RMI, alors la charge d'aide personnelle ne
diminuera jamais, tandis que le retour dans le monde du travail pourrait
permettre à terme d'en faire disparaître le besoin.
Un autre exemple intéressant est donné par les conditions de
paiement de l'APL, dont les effets peuvent être particulièrement
néfastes en cas d'accession à la propriété
(APL-accession). Ainsi, s'il est prévu que le montant de l'APL peut
varier en cours de paiement, en cas de changement dans la situation de famille
(naissance, décès du conjoint, divorce), ou professionnelle
(chômage, retraite),
rien n'est prévu en cas d'évolution
du revenu
. Ainsi, l'APL ne sera pas revalorisée si un salarié
accepte un emploi à temps partiel, ou moins
rémunéré, alors qu'elle le serait si en refusant ces
emplois il se retrouvait au chômage.
B. LA SPÉCIFICITÉ DES AIDES PERSONNELLES : LA PRISE EN COMPTE D'UN PARAMÈTRE DE DÉPENSES DE LOGEMENT
Au-delà des imperfections liées aux
méthodes de prises en compte des ressources, l'hystérésis
budgétaire des aides personnelles provient surtout de ce qui fait leur
essence même :
elles augmentent au fur et à mesure
qu'augmentent les dépenses de logement des ménages
bénéficiaires
. Dans le secteur locatif, cette
spécificité en fait davantage
des subventions aux
bailleurs
(qui les perçoivent le plus souvent directement) que des
aides aux locataires. Or ce phénomène s'est fortement accru dans
les années 90, par la marginalisation des aides à l'accession et
la très forte progression des aides à la location. Et elle
crée naturellement un mécanisme d'auto-entretien de la
dépense publique.
Paradoxalement, il n'existe pas d'aide personnelle pour les occupants des
logements les moins coûteux, car elles ne sont délivrées
que si la résidence considérée bénéficie de
normes minimales de confort. Ainsi, un jeune ménage occupant un logement
de 20 m
2
n'aura pas droit à l'ALS ou à l'ALF, car le
logement doit mesurer au moins 25 m²
6(
*
)
.
Une des
caractéristiques remarquables des aides personnelles est donc que les
exclus... en sont exclus
7(
*
)
.
Là encore, il ne
s'agit pas de juger de la pertinence socio-économique des
critères, mais comme le niveau d'aide est fonction croissante du
coût du logement, il y a un plancher d'aide en deçà duquel
on ne perçoit rien, alors que l'aide serait moins coûteuse.
Au-delà de ce plancher d'aide, la prise en compte de la dépense
de logement tend à augmenter le niveau des aides à mesure que le
parc de logement se rénove, se renouvelle, et se modernise.
Ainsi, plus un ménage est logé dans un logement bien
situé, confortable, neuf ou rénové, dont le loyer est
élevé, plus son aide au logement sera élevée.
Simulation d'APL-accession
(aux barèmes
antérieurs au 1/07/97)
Soit un ménage de 5 personnes, ayant acquis un
logement à partir de 1992, et bénéficiant de 100.000
francs de ressources annuelles.
Hypothèse 1
Si le logement acquis est
neuf
et situé en
région
parisienne
, le loyer de référence s'élèvera
à 3.617 francs/mois et l'APL sera de 187,30 francs.
Hypothèse 2
Si le logement acquis est
ancien
et situé dans une
zone rurale
de province
, le loyer de référence s'élèvera
à 2.388 francs/mois et ce ménage n'aura pas droit à l'APL.
L'aide est donc progressive avec le coût du logement
. L'importance
de ce critère tend d'ailleurs à reléguer au second plan
celui des ressources. Ainsi, il n'existe pas de plafonds de ressources absolus.
Il n'existe que des plafonds de loyers au-delà desquels la
dépense n'est plus prise en compte pour le calcul des prestations, et
qui déterminent ainsi implicitement des niveaux de ressources plafonds
("revenus d'exclusion"), d'autant plus élevés que les coûts
de logement sont élevés.
Par rapport à ses partenaires, la France a une conception
également généreuse de cette prise en charge.
Taux de couverture de la dépense-logement par l'aide (1995)
Royaume-Uni |
France |
Finlande |
Allemagne |
Pays-Bas |
90 % |
52 % |
46 % |
34 % |
31 % |
source : compte du logement
La France cumule ainsi un niveau élevé de
couverture des dépenses pour les ménages allocataires avec un
taux élevé d'allocataires dans la population.
Ceci tend
évidemment à faire des aides personnelles des subventions
structurelles difficiles à remettre en cause.
Pour les ménages les plus modestes, la prise en charge du logement est
quasi-totale. Deux minima absolus de prise en charge par le
bénéficiaire de sa dépense de logement ont
été institués : 175 francs pour l'APL et 100 francs pour
l'ALS et l'ALF. En effet, il pouvait arriver que des ménages
perçoivent une aide supérieure au montant de leur loyer. Il
arrive encore qu'à l'occasion d'un déménagement entre deux
logements du parc social, un ménage voit son aide croître
davantage que son loyer.
En application du même principe, les relèvements de loyers donnent
lieu à des augmentations partielles des aides correspondantes. Ainsi,
lorsqu'à la suite d'une rénovation, le loyer d'un logement HLM
augmente, l'APL augmente aussi, certes dans des proportions moindres, mais
d'autant plus fortement que le ménage occupant dispose d'un revenu plus
faible. L'amélioration du parc de logements contribue ainsi à
l'augmentation des dépenses d'aides à la personne.
Or, depuis le début des années 90, les loyers ont eu tendance
à augmenter plus vite que le niveau général des prix.
Évolution des loyers et des prix (%)
Prix à la consommation |
Loyers
|
Loyers
|
|
1990 |
3,4 |
3,3 |
5,1 |
1991 |
3,4 |
4,3 |
4,3 |
1992 |
2,7 |
4,0 |
4,6 |
1993 |
2,1 |
5,1 |
5,2 |
1994 |
1,9 |
4,3 |
2,6 |
1995 |
1,7 |
3,6 |
2,0 |
1996 |
2,0 |
3,0 |
2,1 |
1997 |
1,8 |
2,7 |
1,1 |
Il en est résulté que la composante "loyers"
dans les barèmes des aides au logement a cru plus vite que la composante
"ressources". Le gel des barèmes a toutefois freiné cette
évolution. Mais la prise en compte du niveau du loyer lors du calcul de
l'aide d'un ménage entrant dans les lieux a créé une
pression à la hausse sur le niveau global des aides. Dans le secteur
HLM, l'augmentation relativement vive des loyers provient de
l'amélioration de la qualité du parc et des nouvelles
constructions. Dans le secteur libre, il y a eu un effet de rattrapage du
niveau des loyers par rapport à d'autres prestations de service,
notamment à l'occasion des relocations.
Ces deux phénomènes ont contribué à l'augmentation
du volume des aides personnelles au logement. Ces aides sont désormais
perçues par les bailleurs de logements comme un élément de
revenu et un facteur de solvabilisation de leurs locataires. Elles les
encouragent à faire des travaux, à améliorer l'offre et
à augmenter les loyers.
8(
*
)
* * *
La logique des aides personnelles est d'atténuer la
charge du logement pour les ménages à faibles ressources. De
fait, 95 % des bénéficiaires perçoivent moins de
l'équivalent de deux SMICs. Mais la logique des aides personnelles est
aussi de donner accès à un logement confortable. Un logement
inconfortable ne donne droit à rien, et plus le logement est
confortable, plus l'aide est élevée.
Or, plus le parc de logements se rénove et se renouvelle, plus son
confort croît, plus son coût est élevé : les loyers
s'élèvent davantage que les ressources des ménages. Les
aides personnelles tendent donc structurellement à augmenter.
Droits acquis pour une grande part de nos concitoyens, éléments
essentiels du calcul économique des propriétaires-bailleurs, les
aides personnelles se sont installées durablement dans la politique du
logement. Elles demeureront une charge lourde pour l'Etat, contrairement
à ce qu'on avait pensé lors de leur création.