II. LES PRINCIPALES RÉFLEXIONS SUSCITÉES PAR LE PROJET DE LOI ORGANIQUE

Le projet de loi organique soumis à l'examen du Sénat comporte cinq chapitres traitant respectivement :

chapitre Ier : des modalités générales de l'exercice du droit de vote aux élections municipales par les ressortissants des autres États de l'Union européenne ;

chapitre II : des règles spécifiques relatives à leur éligibilité en tant que conseiller municipal, étant entendu qu'ils demeureront exclus des fonctions de maire et d'adjoint, ainsi que l'exige la Constitution ;

chapitre III : des mesures particulières évitant que les ressortissants communautaires ne participent à un titre quelconque à l'élection des membres du collège électoral des sénateurs ;

chapitre IV : des règles à introduire dans le code général des collectivités territoriales du fait que les ressortissants communautaires demeurent exclus des fonctions de maire ou d'adjoint ;

chapitre V : de mesures " diverses et finales " dont les deux plus importantes concernent d'une part l'extension de la loi organique aux territoires d'outre-mer et à Mayotte, de l'autre la date d'entrée en vigueur du nouveau régime.

· Dans cet ensemble, votre commission des Lois a relevé que du point de vue technique et juridique, les modalités proposées pour l'exercice du droit de vote par les ressortissants communautaires ne posaient pas de difficultés ni d'interrogations particulières.

Globalement, le dispositif repose sur l'existence d'une liste électorale complémentaire dont le projet de loi organique précise les modalités d'établissement et de contrôle. L'inscription sur cette liste serait soumise à la production de différentes pièces, déclarations et attestations dont l'existence et le contenu sont déterminés par la directive du 19 décembre 1994.

Or, sur tous ces points, le projet de loi organique a opté pour des solutions quasiment identiques à celles de la loi du 5 février 1994 relative à l'exercice par les citoyens de l'Union européenne résidant en France du droit de vote et d'éligibilité aux élections au Parlement européen.

Le mécanisme de la liste électorale complémentaire n'a donc rien d'innovant, et son extension aux élections municipales ne devrait pas en soi poser de difficultés particulières.

· Six points du projet de loi organique appellent en revanche une attention toute particulière :

1. Le problème de la résidence en France.

La Constitution dispose clairement que le droit de vote et d'éligibilité ne peut être reconnu qu'aux ressortissants communautaires résidant en France , ce qui exclut ipso jure que ces droits puissent être exercés par des ressortissants communautaires qui n'y résideraient pas, fussent-ils contribuables locaux dans telle ou telle commune française.

Votre commission des Lois tient à formuler à ce propos deux observations qui lui paraissent essentielles :

- la résidence en France, en vertu du dispositif communautaire et conformément à la Constitution, est la condition de fond pour qu'un ressortissant communautaire puisse exercer en France les droits reconnus par l'article 8 A, paragraphe I du Traité de Maastricht.

Cette observation s'inscrit dans le prolongement direct des longs débats intervenus à ce sujet en 1994, tant lors de l'adoption de la résolution de la commission des Lois que lors de l'examen de la loi sur la participation des ressortissants communautaires aux élections européennes.

Mais à partir du moment où le ressortissant communautaire réside en France, il pourra, au même titre que les nationaux, demander son inscription sur la liste électorale complémentaire, soit de la commune où il a son domicile réel ou celle où il habite depuis six mois au moins, soit de toute autre commune où il figure depuis cinq ans au rôle d'une des contributions locales directes, ainsi que le prévoit l'article L. 11 du code électoral.

- la résidence en France est une exigence spécifique imposée aux seuls ressortissants communautaires, alors qu'elle n'est pas requise des nationaux.

En cela, elle constitue par elle-même, non pas une discrimination, mais une exception au principe de non-discrimination. Il s'agit plus exactement d'un préalable prévu par le Traité, qui figure dans la Constitution et dont le législateur organique est donc fondé à définir le contenu sous le seul contrôle du Conseil constitutionnel.

Dans ce domaine, s'il est vrai que la directive n'autorise pas la France à imposer au ressortissant communautaire une durée minimale de résidence pour pouvoir y exercer son droit de vote et d'éligibilité -à partir du moment où la législation électorale n'impose pas une telle condition aux électeurs français- rien n'interdit qu'elle définisse de manière spécifique ce qu'il faut entendre par " résidence en France ", puisque c'est de cette obligation imposée aux seuls ressortissants communautaires que découle le reste du dispositif.

Cette question n'est pas nouvelle et a suscité de longs débats -au Sénat, en particulier- lors de l'élaboration de la loi du 5 février 1994 relative à la participation des ressortissants communautaires aux élections européennes. Ils ont permis de fixer clairement la notion de résidence en France, telle qu'elle doit être entendue pour la mise en oeuvre du Traité de Maastricht.

A cette fin, l'article 2-1, dernier alinéa de la loi du 7 juillet 1977 modifiée par la loi du 5 février 1994 dispose que les ressortissants communautaires sont " considérés comme résidant en France s'ils y ont leur domicile réel ou si leur résidence y a un caractère continu ".

Votre commission des Lois propose au Sénat de reprendre cette disposition, mot pour mot, dans la présente loi organique.

2. Le problème du " double vote " et du " double mandat "

· La directive ne comporte pas de stipulation expresse interdisant le double vote, en France et dans l'État d'origine.

Il semblerait que l'intention des auteurs de la directive ait été -au moins dans la première phase de la négociation- de donner à un ressortissant communautaire établi dans un autre pays la possibilité expresse d'y voter tout en continuant de pouvoir voter dans son État d'origine. La directive, dans sa rédaction définitive, ne comporte pas une telle stipulation mais dans le silence du texte, la Commission de Bruxelles considère que n'étant pas interdit, le double vote demeure autorisé.

Votre commission constate néanmoins que le projet de loi organique écarte clairement la possibilité du double vote.

Des renseignements réunis par votre rapporteur, il ressort que les autres Etats membres n'ont pas interdit le " double vote ". Votre commission des Lois ne voit pas de raison d'interdire aux ressortissants communautaires ce qui est permis aux Français résidant à l'étranger.

Cette faculté de double électorat traduit seulement le fait que le processus de construction de l'Europe, s'il justifie l'apparition d'une citoyenneté européenne, n'abolit pas pour autant les citoyennetés nationales en ce que ces deux citoyennetés ne sont pas incompatibles.

· Le problème du " double mandat " se pose en termes assez différents puisqu'il s'agit là d'un cumul de fonctions

Le texte de la directive laisse simplement aux États membres la possibilité d'étendre " des incompatibilités entre la qualité d'élu municipal et d'autres fonctions " à des fonctions équivalentes dans d'autres États membres.

L'article L. 238 du code électoral, qui figure dans la section relative aux incompatibilités applicables aux conseils municipaux, dispose que nul ne peut être membre de plusieurs conseils municipaux.

On pourrait concevoir que cette disposition s'applique aussi aux fonctions de conseiller municipal dans un autre État membre, et suffise à rendre effective l'interdiction d'être simultanément membre de deux conseils municipaux, l'un en France, l'autre dans un État de l'Union européenne. Pour autant, le projet de loi organique ne comporte aucune disposition particulière à ce sujet, la mise en oeuvre de l'article L. 238 risquant dès lors de s'avérer délicate si la loi organique prévue par la Constitution ne le prévoit pas expressément.

Dans cette perspective, votre commission des Lois a jugé préférable d'inscrire dans le texte même de la loi organique qu'un ressortissant communautaire ne pourra pas cumuler le mandat de conseiller municipal en France avec un mandat équivalent dans son État d'origine. A défaut d'opter pour l'un ou l'autre, il serait déclaré démissionnaire d'office du conseil municipal.

3. La portée exacte de la clause de réciprocité

Votre commission s'est interrogée sur la portée de la clause de réciprocité, telle qu'elle a été intentionnellement et expressément inscrite dans l'article 88-3 de la Constitution.

Cette question s'était déjà posée lors de la révision constitutionnelle du 25 juin 1992, notamment à propos de l'article du projet de révision relatif au droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales.

Appelé à se prononcer sur la conformité du Traité de Maastricht à la Constitution, le Conseil constitutionnel avait en effet considéré qu'en lui-même, cet engagement international répondait à l'exigence de réciprocité prescrite par le quinzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, puisqu'il ne prenait effet qu'après le dépôt du dernier instrument de ratification.

Pour autant, le Constituant a souhaité dépasser cette notion. Il a en effet pris soin d'inscrire dans le corps même de l'article 88-3 une réserve de réciprocité particulière, qui s'applique au seul régime du droit de vote et d'éligibilité, et qui demeure distincte de la clause générale de réciprocité conditionnant la validité de l'ensemble du Traité de Maastricht.

Cette réserve de réciprocité de l'article 88-3 se rattache plus à la conception de l'article 55 de la Constitution, qui vise " l'application par l'autre partie ", qu'à celle du quinzième alinéa du Préambule de 1946, qui fait seulement référence à la réciprocité de l'engagement sans s'interroger sur son application effective.

Comme l'observait alors le Président Jacques Larché, " une conception plus pragmatique de la clause de réciprocité consisterait à n'admettre au droit de vote municipal en France que les seuls ressortissants des États qui l'accordent dans les mêmes conditions aux Français établis sur leur territoire. Cette conception serait plus conforme au sens de l'article 55 de la Constitution, qui exige une application réciproque du Traité sans se borner à en exiger la ratification par l'autre État partie.

" En fait, la juxtaposition des termes " sous réserve de réciprocité " et " et pour l'application du Traité sur l'Union européenne " renforce cette seconde interprétation, puisque l'application du Traité ne pourra résulter que de son entrée en vigueur, c'est-à-dire, conformément à son article R, lorsque tous les États auront déposé les instruments de ratification.

" Dans cette perspective, la mention expresse de la clause de réciprocité vise nécessairement une autre obligation juridique, sauf à la considérer comme totalement redondante et dépourvue de toute portée normative, en méconnaissance des dispositions de l'article 55 de la Constitution ".

Votre commission des Lois considère que cette analyse conserve toute son actualité, d'autant qu'en dépit de la ratification du Traité de Maastricht par tous les États membres, il est de fait qu'en dehors de la France, deux autres pays n'ont pas encore rendu effectives les stipulations de son article 8 A, paragraphe I.

Elle a estimé que la clause de réciprocité de l'article 88-3 doit s'apprécier selon des critères propres. Dans cette optique, le législateur organique est fondé à déterminer lui-même le contenu qu'il entend donner à cette clause de réciprocité, sous le seul contrôle du Conseil constitutionnel.

Votre commission des Lois propose à cette fin de considérer que la réciprocité réside, non pas dans la ratification du traité, mais dans la transposition de la directive qui en fixe les conditions de mise en oeuvre.

La clause de réciprocité serait ainsi satisfaite à partir du moment où les États auraient transposé la directive dans leur législation nationale propre.

Selon cette formule, les Belges et les Grecs ne pourraient pas voter ou être élus en France tant que les Français résidant en Belgique et en Grèce ne pourront pas y voter ou y être élus.

4. Le risque d'affaiblissement de la représentation des communes de 9 000 habitants et plus au sein du collège électoral des sénateurs.

· Dans les communes de 9 000 habitants et plus, tous les membres du conseil municipal sont membres de droit du collège électoral des sénateurs(article L. 285 du code électoral).

Or, si conformément à l'article 88-3 de la Constitution, le projet de loi organique exclut bien de ce collège les conseillers municipaux étrangers, il n'a prévu aucun mécanisme de désignation de délégués français destinés à suppléer les conseillers municipaux étrangers : le nombre des délégués de la commune et, partant, le " poids " de cette commune au sein du collège électoral s'en trouveraient donc amoindris.

Une disposition de ce type figurait pourtant dans l'avant-projet de loi organique mais n'a finalement pas été retenue.

a) Afin de sauvegarder l'équilibre de la représentation de chaque commune au sein du collège électoral des sénateurs, on aurait pu songer à rétablir un tel mécanisme (même s'il n'est pas interdit de s'interroger sur le point de savoir si cette disposition relève bien du domaine organique spécial institué par l'article 88-3 de la Constitution).

Mais, à la réflexion, cette solution produirait des effets tout à fait contestables, car désignés par les seuls conseillers français, les remplaçants de conseillers municipaux étrangers ne seraient pas nécessairement de même tendance politique que ces derniers.

Pour peu que les conseillers étrangers soient minoritaires au sein du conseil municipal -tel sera toujours le cas, si le Sénat approuvait la proposition de votre commission des Lois- il serait paradoxal que les délégués appelés à remplacer les conseillers minoritaires soient choisis par la seule majorité et au sein de la seule majorité.

Ce mécanisme déformerait la volonté de l'électeur telle qu'elle s'est manifestée lors de l'élection du conseil municipal.

b) Pour prévenir cet inconvénient, votre rapporteur a envisagé la possibilité de laisser les ressortissants communautaires " présenter " une personne française appelée à siéger à leur place au collège électoral des sénateurs, à l'instar de ce qui est prévu pour les députés, les conseillers régionaux ou à l'Assemblée de Corse et les conseillers généraux, membres de droit du collège électoral. En pareil cas, en effet, l'article L. 287, alinéa 2, du code électoral, prévoit que le maire leur désigne un remplaçant sur la présentation du conseiller municipal à remplacer.

Un tel système éviterait d'introduire une distorsion dans la représentation de la commune mais se heurte au texte même de l'article 88-3 de la Constitution, selon lequel les ressortissants communautaires ne peuvent " participer à la désignation " des électeurs sénatoriaux. Or, la présentation d'un remplaçant est en soi une forme de participation, surtout si elle lie l'autorité de désignation.

c) Certains membres de la commission ont évoqué la possibilité d'un système de suppléants, qui n'a pas été retenu compte tenu du fait que le choix d'un suppléant serait un acte de participation -fût-elle indirecte- à l'élection des sénateurs et une discrimination, sans compter la complexité qui en résulterait inévitablement.

· En définitive, il semble bien que la réduction du nombre des électeurs sénatoriaux dans les communes de 9 000 habitants et plus ayant élu des ressortissants communautaires au conseil municipal soit non seulement inévitable, mais aussi logique, car elle résultera d'un choix délibéré des électeurs.

Le législateur organique n'a pas à éluder par un artifice juridique les conséquences de ce choix.

C'est en revanche aux candidats aux élections municipales -au moment de la composition des listes- et aux électeurs qu'il appartiendra de tenir compte de cette donnée.

5. La situation spécifique du Conseil de Paris

Aux termes de l'article L. 2512-1 du code général des collectivités territoriales, le territoire de la ville de Paris recouvre à la fois la commune de Paris et le département de Paris, les affaires de ces deux collectivités étant réglées par une même assemblée, le Conseil de Paris.

Or le projet de loi organique rendrait les ressortissants communautaires éligibles au Conseil de Paris, mais sans régler la difficulté tenant au fait que cette assemblée se réunit aussi comme conseil général.

C'est pourquoi, à la suite des observations de M. Maurice Ulrich et de M. Lucien Lanier, votre commission des lois propose au Sénat de prévoir que les ressortissants communautaires élus membres du Conseil de Paris ne pourront pas siéger à ce Conseil lorsqu'il se réunit comme conseil général.

6. L'application du dispositif dans les TOM

· Comme l'ont montré les travaux préparatoires de la révision constitutionnelle du 25 juin 1992, l'intention non équivoque des négociateurs du Traité de Maastricht était de ne pas en imposer l'application aux territoires d'outre-mer. Ce traité n'a d'ailleurs pas modifié la quatrième partie du Traité de Rome qui définit limitativement les dispositions applicables aux TOM.

Pour autant, il subsiste une incertitude concernant l'article 8 du Traité, relatif à la citoyenneté de l'Union, dans la mesure où il pose des principes généraux et détermine les droits attachés à la citoyenneté de l'Union, laquelle est détenue par tout ressortissant d'un État membre.

· Soucieuse de préserver l'organisation particulière des TOM, votre commission des Lois avait souhaité dans sa résolution de 1994 que le dispositif ne s'y applique pas.

Or le projet de loi organique a pris une position contraire : selon son article 12, ce texte a vocation à s'appliquer dans les TOM et à Mayotte.

D'après les indications fournies à votre rapporteur, les assemblées territoriales n'ont pas été consultées sur le projet de loi organique.

Cependant, l'Assemblée de la Polynésie française a adopté le 13 août 1997 une délibération (n° 97-148/APF) par laquelle :

- elle proteste " solennellement sur la violation constatée de l'article 74 de la Constitution aux termes duquel l'Assemblée doit être consultée sur tout projet de loi touchant à l'organisation particulière du territoire " ;

- elle demande que soit supprimé l'article 12 du projet de loi organique, c'est-à-dire la disposition d'extension aux territoires d'outre-mer.

De fait, selon le Traité de Rome -dans lequel s'intègre l'article 8 B, paragraphe I- les TOM ont un statut de territoires associés mais ne sont pas soumis à l'ensemble des dispositions de ce traité.

De surcroît, l'Assemblée de la Polynésie française observe dans les considérants de sa délibération que certaines dispositions du projet de loi ont vocation à s'intégrer dans le code général des collectivités territoriales et ne seraient donc pas susceptibles d'être mises en uvre telles quelles en Polynésie, où ces matières sont encore réglées par le code des communes.

Dans ces conditions, votre commission des Lois propose au Sénat de supprimer dans l'article 12 du projet la disposition d'extension de la loi organique aux Territoires d'outre-mer (en revanche, serait conservée la disposition rendant cette loi organique applicable à Mayotte).

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