I. LE KIRGHIZISTAN : UN PÔLE DE RELATIVE STABILITÉ DANS UN ENVIRONNEMENT TROUBLÉ
Situé aux confins de l'ancienne Union soviétique, encadré au sud-est par la Chine, au nord par le Kazakhstan, à l'ouest et au sud-ouest par l'Ouzbékistan et le Tadjikistan, le Kirghizistan déploie un paysage de montagnes -plaines et vallons ne représentant qu'un cinquième d'un territoire de 198 000 km 2 .
Les 4,4 millions d'habitants ne se concentrent que pour une faible part dans les villes (37,2 % de la population), principalement à Bichkek (ex-Frounzé), la capitale, et Och.
Longtemps dominés par le Khanat de Kokand, l'actuel Ouzbékistan, placés sous le protectorat russe en 1876, les Kirghiz bénéficient pour leur territoire du statut de région autonome en 1924, puis de République fédérée en 1936. L'indépendance est proclamée le 31 août 1991.
A. UNE ÉVOLUTION INCONTESTABLE MAIS ENCORE FRAGILE VERS LA DÉMOCRATIE
La constitution d'un État de droit reste menacée en effet par les incertitudes des rapports de forces au sein du pouvoir ainsi que par le problème des minorités.
1. Un État de droit en formation
La construction de la démocratie passe au Kirghizistan par trois voies principales :
- une vie politique qui fait place au multipartisme ;
- une organisation institutionnelle reposant sur la séparation des pouvoirs ;
- la garantie accordée aux droits et libertés publiques.
L'essor d'une réelle vie politique doit beaucoup à la personnalité de M. Askar Akaev, ancien président de l'Académie des sciences du Kirghizistan, alors que les présidents du Kazakhstan, de l'Ouzbékistan, du Turkménistan ont tous exercé la charge de Premier Secrétaire du Parti communiste avant les indépendances.
Le mandat présidentiel de M. Akaev. que lui avait confié le Soviet Suprême issu des élections de 1990, avait reçu la confirmation du suffrage universel en octobre 1991.
Depuis cette date, deux éléments fondamentaux d'un paysage démocratique se sont mis en place : la création de partis politiques d'une part, l'organisation d'élections d'autre part.
Comme le rappelait l'excellent rapport de M. Aymeri de Montes qui ou vice-président de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, consacré à l'Asie centrale 1 ( * ) : « Les partis politiques se forment librement. Seul le parti de la renaissance islamique a été interdit. De nombreux partis ont pu être enregistrés, entre autres : « l'Erk » qui prône l'économie de marché et la propriété privée ; « l'Association slave ». « l'Och Aymachi » : « l'Adalet Ouzbek » qui défendent respectivement les minorités slaves, kirghizes et ouzbèkes et même le Parti communiste qui a pu se reconstituer en 1992 ».
Parallèlement, plusieurs scrutins ont été organisés : deux référendums le 30 janvier 1994 et le 22 octobre 1994, ainsi que des élections législatives en février 1995.
Celles-ci, de l'avis des observateurs étrangers invités par le gouvernement kirghiz à surveiller le bon déroulement du premier tour, n'ont donné lieu à aucune irrégularité grave. Du reste la création d'une « commission d'enquête indépendante sur les prétendues violations de la loi électorale » a témoigné de la bonne volonté du président Akaev.
En second lieu les amendements constitutionnels approuvés par voie référendaire le 22 octobre 1994, par 70 % des électeurs, tout en conférant au président des pouvoirs conséquents (désignation du gouvernement, initiative des lois et droit de veto législatif que seul un deuxième vote du parlement peut surmonter) assure la séparation des pouvoirs. Un parlement bicaméral aux effectifs réduits (105 membres) se substitue à une chambre unique de 350 membres. Quant au système judiciaire, il fait l'objet d'une restructuration inspirée par le souci de consolider les principes du droit.
Enfin, l'affirmation des libertés ne relève pas seulement de la rhétorique. Ainsi la publication de 90 journaux dont deux seulement soutiennent ouvertement le gouvernement, atteste la liberté de la presse que seuls quelques excès (commis par une presse ultranationaliste) conduiraient à réviser. Pour une population qui se partage principalement entre l'islam sunnite (70 % de la population), et l'orthodoxie (20 %). la liberté de religion revêt une importance particulière. La Constitution confirme cette liberté dans le cadre d'un État laïc. Le Président Akaev n'a d'ailleurs pas prêté serment sur le Coran, au moment de son investiture. Cette tolérance relative explique sans doute que les droits de la femme bénéficient dans ce pays d'une protection relativement satisfaisante en dépit des discriminations de fait. Des postes de responsabilités (et notamment le ministère des affaires étrangères) ont été ainsi confiés à des femmes 1 ( * ) .
La protection des minorités apparaît également un enjeu essentiel de la Constitution d'un État de droit. Les tensions au sein de la population du Kirghizistan pourraient en effet remettre en cause la stabilité du pays, hypothéquée également par l'évolution de l'équilibre des forces au sein du pouvoir.
2. Une stabilité hypothéquée par les tensions ethniques et les incertitudes politiques
La population du Kirghizistan n'est guère homogène. Les Kirghiz. certes majoritaires (52.4% de la population) côtoient d'importantes minorités au premier rang desquelles les Russes (21,5 %). les Ouzbeks (12.9 %), les Ukrainiens (2.5 %) -Allemands (2.4 %). Kazakhs (0.9 %). Tadjiks (0.8 %) occupent une place plus marginale.
Les préoccupations du gouvernement kirghiz concernent essentiellement les Russes et les Ouzbeks. Cependant les problèmes posés par ces deux minorités ne sont pas de même nature et ont appelé d'ailleurs un traitement différent de la part des autorités.
Parmi les Russes, certains sont installés au Kirghizistan depuis plusieurs générations, depuis, parfois, la colonisation entreprise sous l'empire tsariste à partir de 1876. Comme pour les autres Républiques soviétiques devenues indépendantes, de nombreux départs ont réduit le nombre des Russes passés de 1.1 million en 1990 à 900 000 en 1994. Cette évolution alarme les responsables kirghizes à deux titres. D'une part, le départ des Russes qui forment une part essentielle des cadres de l'économie et de l'administration risque de compromettre le développement du pays. D'autre part, cette évolution menace de remettre en cause les équilibres ethniques, les Ouzbeks pouvant devenir le deuxième groupe ethnique du pays.
Or, la cohabitation avec les Ouzbeks est compliquée par l'existence de deux enclaves sous souveraineté ouzbèke au sud du Kirghizistan ainsi que par les revendications irrédentistes dans la région d'Och. Autour de cette ville des affrontements meurtriers entre Ouzbeks et Kirghiz en 1990 avaient rendu nécessaire une intervention de l'armée soviétique.
Ainsi la politique conduite à l'égard des minorités demeure très prudente (aucun quota n'est réservé pour les minorités dans l'administration) et n'encourage ouvertement que les Russes : une politique de bons rapports avec la Russie, la création à Bichkek d'une université russophone manifestent indéniablement le souci de stabiliser la population russe sur place.
Les clivages ethniques recoupent en partie seulement les clivages géographiques qui opposent le nord du Kirghizistan plus industrialisé d'où sont issus la plupart des cadres de l'administration et de l'économie et un Sud plus rural où l'influence de l'Islam trouve davantage d'assise.
Cet antagonisme s'est exprimé en 1993 quand le vice-président Koulov, originaire de la ville d'Och, s'est opposé au Premier ministre Tchynguichev représentant lui-même les intérêts du Nord.
A ce facteur d'incertitude politique s'ajoute le poids que représentent encore les anciens communistes dans la vie politique. Ces derniers dominent le Parlement où le Président Akaev n'a pu susciter un mouvement politique à la mesure des réformes qu'il entend promouvoir. Confronté à l'inertie d'une nomenklatura peu soucieuse de liquider ses avantages, fort d'un réel soutien populaire que fragilise cependant les difficultés sociales, Askar Akaev n'a pas cédé à la tentation du recours à un référendum comme les présidents turkmène, ouzbek et kazakh pour prolonger son mandat. En revanche il a décidé d'avancer à décembre prochain la date des élections présidentielles prévues normalement en 1996, afin de prévenir la menace d'une coalition potentiellement dangereuse entre les communistes et le parti agraire.
* 1 Asie centrale Une indépendance inachevée. Assemblée nationale. Rapport d'information n° 1851.
* 1 M. Akaev. dans un entretien accordé au journal Le Monde du 14 octobre 1992, rappelait « La place accordée aux femmes repose sur d'anciennes traditions », et il citait le cas d'une femme au siècle dernier « Elue Khan du sud du Kirghizistan, où elle a gouverné pendant 50 ans ».