III. LA POSITION DE LA COMMISSION DES LOIS : LA RECEVABILITÉ DE LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Dans le cadre d'un « droit de tirage », la compétence de la commission des lois se limite strictement à l'examen de la recevabilité de la proposition de résolution, reposant sur l'évaluation du respect des critères précités.

a) Un effectif ne dépassant pas vingt-trois membres

L'article unique de la proposition de résolution présentée par Rachid Temal et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain tend à créer une commission d'enquête composée de vingt-trois membres, « sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères visant notre vie démocratique, notre économie et les intérêts de la France sur le territoire national et à l'étranger afin de doter notre législation et nos pratiques de moyens d'entraves efficients pour contrecarrer les actions hostiles à notre souveraineté ».

L'effectif de la commission d'enquête n'excéderait donc pas la limite de vingt-trois membres fixée à l'article 8 ter du Règlement du Sénat.

b) Un objet non traité par une commission d'enquête au cours des douze derniers mois

L'étude des stratégies d'influence d'acteurs étrangers en France a déjà fait l'objet de travaux parlementaires, aussi bien dans le cadre de l'examen de projets ou de propositions de loi que dans le cadre des travaux de contrôle des commissions permanentes, en particulier la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, la commission des lois ou encore la commission des affaires économiques. Elles font également l'objet d'un suivi par la délégation parlementaire au renseignement.

À titre d'exemple, au cours des trois dernières années, le Sénat s'est prononcé sur la loi confortant le respect des principes de la République, promulguée le 25 août 2021. Sur la même période, et sans être exhaustif, la commission des affaires économiques a adopté un rapport d'information sur l'intelligence économique comme outil de reconquête de notre souveraineté15(*), la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées un rapport sur le renseignement et la prospective16(*) et la commission des lois un rapport sur le vote à distance, notamment sous l'angle des risques de cyberattaques étrangères17(*).

En parallèle des commissions permanentes, l'analyse des opérations d'influence étrangères a fait l'objet de travaux de structures temporaires, à l'instar, en 2021, de la mission d'information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences18(*). Enfin, au titre du « droit de tirage » du groupe Les Indépendants - République et Territoires, une commission d'enquête sur l'utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d'influence a été créée lors de la précédente année parlementaire19(*).

Comme illustré par les exemples cités précédemment, les travaux menés jusqu'à présent au Sénat sur l'étude des influences étrangères ont cependant revêtu un caractère davantage sectoriel, ciblé sur l'influence dans un domaine particulier (organisation des élections, milieu universitaire, pratiques industrielles, etc.). La commission d'enquête qu'il est proposé de créer aurait un objet plus large, puisqu'il s'agirait d'investiguer sur les opérations d'influences étrangères « visant notre vie démocratique, notre économie et les intérêts de la France sur le territoire national et à l'étranger ».

À l'Assemblée nationale, une commission d'enquête « relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères - États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées - visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des dirigeants ou des partis politiques français » a clôturé ses travaux le 1er juin 2023. Si les travaux de cette commission d'enquête embrassent partiellement ceux de la commission d'enquête que tend à créer la proposition de résolution n° 242 (2023 - 2024), l'objet de cette dernière n'est cependant pas circonscrit à l'influence ou à la corruption des relais d'opinion, des dirigeants ou des partis politiques. En outre, comme l'écrivent les auteurs de la proposition de résolution, l'Assemblée nationale a centré ses travaux sur « les ingérences étrangères », tandis que le Sénat concernerait « les influences étrangères ». Les auteurs estiment que la notion d'influence est « plus englobante » et « a un champ plus large » que celle d'ingérence. Ils définissent cette dernière comme « une immixtion dans des réseaux pour essayer de changer le cours d'une politique », tandis que l'influence « s'adresse à des publics sans forcément essayer de pratiquer l'entrisme, en agissant sur le temps long ». À ce titre, la commission d'enquête que tend à créer la proposition de résolution n° 242 (2023 - 2024) ne peut être considérée comme ayant « le même objet », au sens de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, que celle de l'Assemblée nationale.

En conséquence, la proposition de résolution n° 242 (2023 - 2024) n'a pas pour effet de reconstituer avec le même objet une commission d'enquête ayant achevé ses travaux depuis moins de douze mois, respectant ainsi l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958.

c) Une commission d'enquête portant sur la gestion des services publics

Estimant qu'il résulte du « nouvel environnement informationnel numérique et transnational » une virtualité des frontières qui rend opaque la distinction entre l'état de guerre et l'état de paix, les auteurs de la proposition de résolution appellent à la prise de conscience de la « menace » que représenterait « une nouvelle guerre d'influence » qui aurait pour outils « les opérations de manipulation sur les réseaux sociaux ».

Cette « guerre » d'influence prendrait la forme de « campagnes de désinformation » qui chercheraient notamment à « porter atteinte à [l']image » de la France, notamment lors des prochains jeux Olympiques et Paralympiques, et à peser sur l'organisation des scrutins par des « attaques contre la démocratie » qui seraient « susceptibles de s'aggraver à l'approche des élections européennes de 2024 ».

À partir du constat de ces menaces étrangères, les auteurs de la proposition de résolution souhaitent « mieux appréhender » les stratégies d'influence dont serait sujette la France en interrogeant « tous les acteurs de la mise en oeuvre de politiques publiques visant à contrecarrer les opérations d'influences étrangères ». De nombreuses entités publiques sont ainsi citées par les auteurs de la proposition de résolution, telles que le commandement de la cyberdéfense (COMCYBER), placé sous l'autorité du chef d'État-major des armées, le service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères (VIGINUM), qui dépend du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), l'institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM), les services extérieur et intérieur de renseignement, le centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, ainsi que les ministères de tutelle de ces services.

Les auteurs de la proposition de résolution formulent le voeu que les travaux de la commission d'enquête permettent de « définir un cadre légal rénové afin de lutter contre les offensives commanditées depuis l'étranger visant à porter atteinte, autrement que par la confrontation militaire, à nos intérêts fondamentaux et à notre souveraineté dans toutes ses dimensions politique, juridique, militaire, économique, médiatique et technologique ».

Il appert que les investigations de cette commission d'enquête devraient ainsi porter sur le service public de la sécurité nationale, y compris dans sa dimension économique, et, de façon plus large, sur l'imperméabilité de nos politiques publiques aux stratégies d'influences mises en oeuvre par des entités étrangères.

Le champ d'investigation retenu peut bien être regardé comme portant sur la gestion d'un service public au sens large, non sur des faits déterminés.

Ainsi, la proposition de résolution entre-t-elle bien dans le champ défini à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 précitée, sans qu'il soit nécessaire d'interroger le garde des sceaux aux fins de connaître l'existence d'éventuelles poursuites judiciaires en cours.

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Dès lors, la commission des lois a constaté que la proposition de résolution n° 242 (2023 - 2024) est recevable.

Il n'existe donc aucun obstacle à la création de cette commission d'enquête par la procédure du « droit de tirage ».


* 15 Rapport d'information n° 872 (2022 - 2023) de Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Baptiste Lemoyne, fait au nom de la commission des affaires économiques, intitulé : « Anticiper, adapter, influencer : l'intelligence économique comme outil de reconquête de notre souveraineté », déposé le 12 juillet 2023.

* 16 Rapport d'information n° 637 (2022 - 2023) de Pascal Allizard et Yannick Vaugrenard, faut au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, intitulé : « Renseignement et prospective : garder un temps d'avance, conserver une industrie de défense solide et innovante », déposé le 24 mai 2023.

* 17 Rapport d'information n° 240 (2020 - 2021) de François-Noël Buffet, fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale, intitulé : « Le vote à distance, à quelles conditions ? », déposé le 16 décembre 2020.

* 18 Rapport d'information n° 873 (2020 - 2021) d'André Gattolin, fait au nom de la mission d'information sur les influences étatiques extra-européennes, intitulé : « Mieux protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques », déposé le 29 septembre 2021.

* 19 Rapport d'information n° 831 (2022 - 2023) de Claude Malhuret fait au nom de la commission d'enquête sur l'utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d'influence, intitulé : « La tactique TikTok : opacité, addiction et ombres chinoises », déposé le 4 juillet 2023.

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