AVANT-PROPOS
Mesdames, Messieurs,
Déposée le 14 mai 2018 sur le bureau de l'Assemblée nationale, à l'initiative des députés du groupe La République en marche, la proposition de loi relative à l'encadrement de l'usage du téléphone portable dans les écoles et les collèges met en oeuvre un engagement de campagne du Président de la République.
Elle vise à rénover le cadre juridique encadrant l'utilisation du téléphone portable par les élèves dans les écoles et les collèges.
Votre commission partage les objectifs de ce texte, à savoir sécuriser les pratiques des chefs d'établissements et des enseignants et offrir aux élèves les meilleures conditions pour apprendre.
Réunie le 4 juillet 2018, votre commission a adopté la présente proposition de loi avec neuf amendements, qui visent notamment à étendre le champ du texte aux lycées, pour lesquels s'appliquera un régime ad hoc , et réécrit les dispositions relatives à la confiscation des appareils. Soucieuse de la qualité de la loi, elle a supprimé les dispositions inutiles ou superfétatoires.
Votre commission souhaite que cette proposition de loi participe de la prise de conscience de la nécessité de construire un rapport équilibré aux écrans, en particulier pour les enfants. Si elle n'est pas un sanctuaire, l'école doit être un lieu de concentration, de sociabilité et d'apaisement, où l'usage téléphone portable doit être strictement encadré.
EXPOSÉ GÉNÉRAL
I. LE CADRE JURIDIQUE INCERTAIN ET INADAPTÉ DE L'ENCADREMENT DE L'USAGE DU TÉLÉPHONE PORTABLE DANS LES ÉTABLISSEMENTS SCOLAIRES
A. LES ENJEUX DU DÉVELOPPEMENT DE L'USAGE DU TÉLÉPHONE PORTABLE PAR LES ENFANTS ET LES ADOLESCENTS
1. Un équipement en smartphone généralisé, une exposition aux écrans croissante
Aujourd'hui, une écrasante majorité des adolescents possède un smartphone : selon l'édition 2017 du Baromètre du numérique 1 ( * ) , 86 % des jeunes de 12 à 17 ans sont équipés d'un smartphone , soit un taux d'équipement supérieur à celui mesuré pour l'ensemble de la population (73 %). Près de la moitié d'entre eux sont équipés d'une tablette numérique (48 %).
Le smartphone Un smartphone , également appelé ordiphone, est un appareil électronique au fonctionnement très proche d'un ordinateur, doté d'un système d'exploitation permettant d'exécuter des applications similaires à des logiciels. Capables de recevoir et d'émettre un volume massif de données pour permettre un accès rapide à l'Internet mobile, les smartphones comportent par défaut plusieurs éléments récurrents, tels un appareil photo/caméra haute résolution, un écran de grande taille et une interface tactile.
Source : rapport de la mission d'information du
Sénat sur l'inventaire
|
Massive, la possession de cet équipement est de plus en plus précoce : il est ressorti des auditions menées par votre rapporteur qu'il n'est pas rare que des enfants se voient confier un smartphone dès l'école primaire. À partir de l'entrée en classe de sixième, la majorité des élèves possèdent un smartphone . Une étude publiée par Bouygues Telecom en février 2018, citée par notre collègue députée Cathy Racon-Bouzon, rapporteure de la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale 3 ( * ) , met en avant que l'âge moyen d'obtention du smartphone est de onze ans et demi , soit l'âge d'entrée au collège.
Évolution du taux d'équipement des jeunes
de 12 à 17 ans
en téléphones et tablettes
tactiles
Source : commission des affaires culturelles et de
l'éducation de l'Assemblée nationale,
sur la base des chiffres
figurant dans le Baromètre du numérique de 2017
La « fracture numérique » semble ainsi très relative en la matière, malgré le coût élevé de ces appareils, en moyenne de l'ordre de 326 euros 4 ( * ) mais qui peut s'élever pour certains modèles à plus d'un millier d'euros. Comme le relevait M. Samuel Cywie, représentant de la PEEP, ne pas équiper son enfant d'un smartphone relève aujourd'hui d'un choix conscient des parents ; les inégalités sont même parfois inversées, en ce que ce choix provient souvent des milieux les plus favorisés 5 ( * ) .
L'équipement généralisé entraîne une augmentation forte de l'exposition aux écrans , dont le smartphone est l'instrument principal .
L'étude « Junior Connect' » de 2017 met en évidence cette progression : les 13-19 ans sont connectés sur Internet en moyenne 15h11 par semaine, soit 1h30 de plus qu'en 2015 ; les enfants âgés de 7 à 12 ans le sont en moyenne 6h10 par semaine (soit 45 minutes supplémentaires par rapport à 2015) et les enfants âgés de 1 à 6 ans 4h37 (soit 55 minutes supplémentaires). Comme le relève notre collègue Catherine Morin-Desailly dans son rapport d'information sur la formation au numérique, « c ertaines personnes interrogées ont émis des doutes sur les chiffres avancés par cette enquête, qu'ils ont jugés largement sous-estimés » ; d'autres enquêtes, conduites sur des échantillons plus restreints, donnent des résultats bien plus élevés, l'une d'entre elles concluant que la moitié environ des élèves de quatrième passaient plus de 35 heures par semaine sur Internet 6 ( * ) .
Ces estimations semblent corroborées par d'autres études : les élèves de collège interrogés dans le cadre de l'enquête internationale Health Behaviour in School-aged Children (HBSC), menée en 2014, déclarent passer en moyenne 7h48 par jour (week-end compris) devant un écran , exposition qui est plus prononcée chez les garçons 7 ( * ) . 93 % des collégiens sont au-delà du seuil de sédentarité défini par les recommandations internationales, fixé à deux heures devant un écran par jour. L'étude montre que la durée d'exposition augmente de manière quasi linéaire pendant la scolarité au collège , ce qui témoigne de la nécessité d'une éducation à l'usage raisonné des écrans.
2. Une utilisation porteuse de risques et problématique dans la vie des établissements
a) Les risques liés à une utilisation excessive de ces appareils
- L'exposition aux radiofréquences
C'est au titre de la prévention de l'exposition des enfants aux ondes électromagnétiques que la loi du 12 juillet 2010 dite « Grenelle II » a encadré l'utilisation des téléphones portables dans les écoles et les collèges (cf. infra ). Dans le même esprit, l'article 7 de la loi du 9 février 2015, dite « Abeille », prévoit que, dans les classes des écoles primaires, les accès sans fil « sont désactivés lorsqu'ils ne sont pas utilisés pour les activités numériques pédagogiques » et prescrit que « dans les écoles primaires, toute nouvelle installation d'un réseau radioélectrique fait l'objet d'une information préalable du conseil d'école » 8 ( * ) .
L'avis sur l'exposition des enfants aux radiofréquences publié par l'Agence nationale de sécurité sanitaire, de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) demeure très prudent sur les conséquences sanitaires des radiofréquences sur les enfants ; il conclut à un effet possible de cette exposition sur le bien-être des enfants et leurs fonctions cognitives, même si celle-ci pourrait relever davantage de l'utilisation du smartphone que de l'exposition aux radiofréquences 9 ( * ) .
- Les conséquences en matière cognitive et de santé mentale
Dans son avis précité, l'ANSES souligne le fait que « plusieurs études ont mis en évidence une association entre un « usage problématique » (intensif et inadéquat) du téléphone mobile par des jeunes et une santé mentale affectée », qui pourrait se traduire par des problèmes d'ordre relationnel et émotionnel, comme une tendance à l'isolement, des comportements à risques ou des états dépressifs 10 ( * ) . D'autres études relèvent des comportements d'enfermement, caractérisés par un moindre intérêt pour les relations dans la vie réelle, ainsi que des difficultés à réduire l'usage d'écrans, même si la notion d'addiction aux écrans n'est pas acceptée par la communauté scientifique.
Interrogés par votre rapporteur, MM. André Tricot et Thierry Baccino, professeurs de psychologie cognitive, ont fait état de l'absence de travaux scientifiques permettant de conclure à un effet direct de l'usage du smartphone sur les capacités cognitives ou le développement intellectuel 11 ( * ) .
- Le dérèglement du sommeil
Dans un avis publié en mars 2013, l'Académie des sciences mettait en avant deux effets pervers de la surconsommation d'écrans par les enfants et les adolescents : le surpoids, lié à la sédentarité, et le manque de sommeil.
D'autres travaux, à l'instar d'une publication de l' American Academy of Pediatrics d'octobre 2016 12 ( * ) , corroborent le constat de conséquences préjudiciables de l'utilisation des écrans pour le sommeil des enfants, lié notamment à la stimulation exercée sur le cerveau par les écrans ainsi qu'à la lumière bleue (LED) des écrans.
- Les troubles de l'attention, de la concentration et du comportement
Sont également mis en avant les troubles de l'attention, de la concentration et du comportement auxquels mène une exposition excessive et/ou précoce aux écrans.
Cette problématique concerne tout particulièrement les plus jeunes enfants. Dans son rapport d'information sur la formation au numérique, notre collègue Catherine Morin-Desailly fait état des « dangers liés à l'exposition aux écrans des enfants de moins de trois ans, beaucoup n'hésitant pas à parler d'un véritable problème de santé publique. Les orthophonistes entendus se sont inquiétés de l'explosion du nombre d'enfants n'ayant pas encore acquis le langage et présentant des difficultés de communication en raison d'une exposition précoce aux écrans » 13 ( * ) .
C'est le sens des recommandations émises par M. Serge Tisseron, psychiatre dans le cadre de la règle « 3-6-9-12 » 14 ( * ) , relayée à partir de 2011 par l'Association française de pédiatrie ambulatoire (AFPA), pour limiter les risques associés à l'usage des écrans chez les enfants. Articulées autour de quatre étapes essentielles de la vie des enfants : l'admission en maternelle, l'entrée au cours préparatoire, la maîtrise de la lecture et de l'écriture et le passage en collège, ces recommandations peuvent être résumées de la manière suivante :
- pas d'écran avant trois ans , ou tout au moins les éviter le plus possible ;
- pas de console de jeu avant six ans car dès que les jeux numériques sont introduits dans la vie de l'enfant, ils accaparent toute son attention aux dépens des autres activités ;
- pas d'Internet avant neuf ans , et une utilisation d'Internet en présence des parents jusqu'à l'entrée en collège ;
- possibilité d' utiliser Internet de manière autonome à partir de 12 ans , tout en veillant à un accompagnement effectif des parents.
Cité dans le rapport de notre collègue Catherine Morin-Desailly, Serge Tisseron rappelle que l'application de ces recommandations ne dispense pas d'encadrer le temps passé devant un écran, et ce à tout âge. La nouvelle édition du carnet de santé, mis à jour en 2018 sur le fondement des recommandations du Haut Conseil de la santé publique, recommande à cet égard de ne pas exposer un enfant aux écrans avant ses trois ans, d'éviter de mettre un téléviseur dans sa chambre ou de lui donner une tablette ou un smartphone pour le calmer, ni pendant ses repas, ni avant son sommeil.
b) Des conséquences problématiques dans les établissements scolaires
Outre ses conséquences potentielles sur la santé des enfants, l'utilisation des smartphones s'avère également problématique dans la vie des établissements scolaires :
- elle perturbe les cours et contribue à ce que le temps consacré au maintien de l'ordre dans la classe soit supérieur en France que dans la moyenne des pays de l'OCDE 15 ( * ) ; les smartphones constituent également un moyen de triche aux examens et aux contrôles ;
- outre leurs conséquences en matière de discipline, elle détériore les apprentissages, en réduisant l ' attention et la concentration des élèves ; une étude britannique conduite dans 91 établissements du second degré démontre que l'interdiction de l'usage du téléphone mobile se traduit par une amélioration des résultats des élèves, nettement plus prononcée pour les élèves qui se trouvent le plus en difficulté 16 ( * ) ;
- elle nourrit des problèmes de comportement , à l'instar de la mise à l'écart des élèves ne possédant pas de smartphone , mais aussi des querelles et des vols, et constitue le moyen principal des pratiques relevant du cyberharcèlement ; la navigation sur Internet expose les élèves à la pornographie et à la cybercriminalité ;
- les intervenants rencontrés ont souligné les conséquences délétères de cette utilisation sur le climat scolaire : moindre sociabilité et isolement de certains élèves, réduction des interactions entre élèves et des jeux, etc. Ce constat est toutefois relativisé : M. Guillaume Touzé, secrétaire fédéral du SGEN-CFDT, soulignait ainsi que l'usage du téléphone portable posait problème dans les établissements où le climat scolaire était déjà dégradé 17 ( * ) .
* 1 Conseil général de l'économie (CGE), Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) et Agence du numérique, Baromètre du Numérique, édition 2017, novembre 2017.
* 2 100 millions de téléphones portables usagés : l'urgence d'une stratégie , rapport d'information n° 850 (2015-2016) de Mme Marie-Christine Blandin, fait au nom de la mission d'information sur l'inventaire et le devenir des matériaux et composants des téléphones mobiles, septembre 2016.
* 3 Rapport (n° 989, XVe législature) sur la proposition de loi, après engagement de la procédure accélérée, de M. Richard Ferrand et plusieurs de ses collègues relative à l'interdiction de l'usage du téléphone portable dans les écoles et les collèges (941), fait au nom de la commission des affaires culturelles et de l'éducation par Mme Cathy Racon-Bouzon.
* 4 Enquête UFC-Que Choisir citée dans le rapport précité de Mme Cathy Racon-Bouzon.
* 5 Audition du 21 juin 2018.
* 6 Prendre en main notre destin numérique : l'urgence de la formation , rapport d'information n° 607 (2017-2018) de Mme Catherine Morin-Desailly, au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication du Sénat, juin 2018.
* 7 Génolini J.-P., Ehlinger V., Escalon H., Godeau E., La santé des collégiens en France / 2014, Données françaises de l'enquête internationale Health Behaviour in School-aged Children (HBSC), Habitudes alimentaires, activité physique et sédentarité , Saint-Maurice : Santé publique France, 2016.
* 8 Loi n° 2015-136 du 9 février 2015 relative à la sobriété, à la transparence, à l'information et à la concertation en matière d'exposition aux ondes électromagnétiques.
* 9 ANSES, Exposition aux radiofréquences et santé des enfants , rapport d'expertise collective, juin 2016.
* 10 Idem.
* 11 Auditions du 26 juin 2018.
* 12 Cité dans le rapport précité de Mme Cathy Racon-Bouzon.
* 13 Prendre en main notre destin numérique : l'urgence de la formation , ibid .
* 14 Tisseron S., 3, 6, 9, 12 : apprivoiser les écrans et grandir , Ed. Eres, Paris, 2013.
* 15 MEN-DEPP, TALIS 2013 - Enseignant en France : un métier solitaire ?, note d'information n° 23, juin 2014.
* 16 Beland L.-P. et Murphy R., « Technology, distraction and student performance », Paper n°1350 du Centre for economic performance de la London School of Economics and political science, mai 2015.
* 17 Audition du 21 juin 2018.