B. LE RECRUTEMENT DES « COMPÉTENCES RARES » : ENJEU CRUCIAL, SUJET TABOU

1. L'analyse des données : un défi majeur à relever dans les prochaines années

Les nouvelles techniques de collecte et d'analyse de données de masse ( datamining , data anlysis ) ouvrent des perspectives très importantes pour l'administration, comme d'ailleurs pour les entreprises. La DGFiP et la DGDDI, en particulier, disposent de données brutes dont le volume, la variété et la profondeur ont peu d'équivalent ailleurs.

En matière de contrôle, l'analyse de ces données permettrait ainsi un meilleur ciblage des risques , mais aussi une meilleure allocation des moyens et, in fine, un meilleur service rendu aux usagers.

C'est d'ailleurs l'objet de la « task force TVA » mise en place en 2014 , notamment par la DGFiP et la DGDDI, qui a notamment recours à de telles techniques pour identifier les grandes fraudes (de type carrousel). Toutefois, il ne s'agit pour l'instant que d'une structure de coordination 33 ( * ) , au périmètre restreint, et aux moyens limités (une quinzaine de personnes). Surtout, il s'agit pour ainsi dire d'une structure « parallèle », qui n'est pas intégrée dans la chaîne « traditionnelle » de fonctionnement de ces administrations. On ne peut pas encore parler d'appropriation de ces nouvelles techniques.

Parmi les nombreuses possibilités d'exploitation, on pourrait par exemple citer :

- les données transmises depuis cette année par les établissements financiers dans le cadre de l'échange automatique d'informations fiscales 34 ( * ) . D'après les entretiens conduits par vos rapporteurs spéciaux, une analyse de ces données de masse semble pouvoir permettre d'identifier des schémas de fraude alors ignorés de l'administration fiscale , et de faire apparaître les grandes constantes et les grandes « préférences » des fraudeurs et de leurs conseils - ce que ne permettent pas les méthodes plus « traditionnelles », consistant à « remonter » d'un compte bancaire à l'autre, en espérant ne pas se heurter à une structure opaque ou à un État peu coopératif. Toutefois, les agents chargés du contrôle fiscal ne disposent pas à ce jour de telles compétences ;

- les données collectées par les intermédiaires de paiement ou encore les plateformes en ligne . Le groupe de travail de la commission des finances sur le recouvrement de l'impôt à l'heure du numérique a mis en évidence le considérable manque à gagner résultant du non-paiement de la TVA par les vendeurs en ligne (en particulier les vendeurs issus de pays hors-Union européenne présent sur des plateformes telles qu' Amazon , eBay , Leboncoin etc.) 35 ( * ) ;

- toutes les données relatives aux flux de marchandises, collectées par les systèmes d'information de la DGDDI et les opérateurs en matière de commerce international (transporteurs, expressistes, déclarants en douane, etc.).

Toutefois, ces nouvelles techniques impliquent que les administrations concernées puissent se doter, en interne, des compétences de pointe nécessaires pour effectuer ces analyses, mais aussi, en amont, pour concevoir les algorithmes prédictifs pertinents et s'assurer de leur bon fonctionnement dans le cadre des systèmes d'information existants.

Or il s'agit de compétences spécifiques, particulièrement pointues et demandées, et donc relativement coûteuses .

Les différents entretiens conduits par vos rapporteurs spéciaux ont montré que la DGFiP comme la DGDDI, tout en étant parfaitement conscientes de l'importance de cette question, n'étaient pour l'instant pas en mesure de recruter, et surtout de fidéliser, les compétences nécessaires.

Il s'agit à vrai dire d'un problème qui dépasse largement le seul cas de l'administration fiscale et de la douane , et qui a vocation à être traité au niveau interministériel.

2. Une difficulté à attirer les profils atypiques, qui tient aux pratiques plus qu'à des obstacles juridiques

Il apparaît toutefois que ces obstacles, bien réels, ne tiennent pas à des dispositions légales ou réglementaires, mais s'expliquent bien davantage par la pratique . De fait, le recrutement de contractuels disposant de compétences spécifiques, et ceci dans des conditions relativement attractives, est d'ores et déjà possible.

Certes, l'article 3 de du titre I er du statut général des fonctionnaires pose le principe selon lequel les emplois permanents de l'État et de ses établissements publics administratifs sont occupés par des fonctionnaires, sauf dispositions législatives contraires. Toutefois, le 2° de l'article 3 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l'État rend possible le recours à des contractuels lorsque les postes « requièrent des qualifications professionnelles particulières indispensables à l'exercice de leurs missions spécifiques et non dévolues à des corps de fonctionnaires ». Plus précisément, l'article 4 de cette même loi autorise expressément le recours à des contractuels dans les cas suivants :

« 1° Lorsqu'il n'existe pas de corps de fonctionnaires susceptibles d'assurer les fonctions correspondantes ;

« 2° Pour les emplois du niveau de la catégorie A et, dans les représentations de l'Etat à l'étranger, des autres catégories, lorsque la nature des fonctions ou les besoins des services le justifient ».

À cet égard, la circulaire du 21 mars 2017 36 ( * ) adressée par le Premier ministre à l'ensemble des ministres a représenté un progrès important, du moins dans la prise de conscience. Élaborée par les services de la DINSIC et de la DGAFP, celle-ci rappelle l'étendue des possibilités offertes par le droit actuel, trop souvent méconnues - ou trop peu pratiquées - par les responsables des ressources humaines.

Circulaire du 21 mars 2017 relative à la gestion des ressources humaines dans les métiers du numérique et des systèmes d'information et de communication (extraits)

(...)

Un réseau des services ministériels de ressources humaines (RH) et des systèmes d'information et de communication (SIC) , piloté par la DINSIC et la DGAFP est mis en place. D assurera le suivi des chantiers communs à tous les ministères, diffusera les bonnes pratiques et conduira les réflexions sur la gestion de la filière.

(...)

Le corps des ingénieurs des systèmes d'information et de communication (ISIC) du ministère de l'intérieur a en particulier été ouvert à l'interministérialité en mai 2015 . Il s'agit d'un levier majeur pour la gouvernance de la filière SIC et ce corps a vocation à devenir le principal vivier interministériel de ressources en matière de numérique et de systèmes d'information et de communication.

(...)

Par-delà ces outils transversaux, il faut avant tout de favoriser le recrutement et la mobilité au sein de cette filière aux profils compétents recherchés et parfois atypiques. Toute la palette d'outils de recrutement et de fidélisation qu'offre l'état du droit doit par conséquent être mobilisée :

- les concours externes, internes, 3ème voie et dispositif de recrutement réservé aux agents contractuels en application de la loi n° 2012-347 du 12 mars 2012, en particulier via le corps des ISIC géré par le ministère de l'intérieur doivent être largement utilisés. Des plans de communication ambitieux doivent rendre ces voies d'accès plus lisibles et mieux connues vis à vis du marché du travail et au sein de l'État ;

- pour les métiers à compétences rares de même qu'en l'absence de corps de fonctionnaires, le recrutement en CDI sans obligatoirement attendre une période de 6 ans doit être privilégié lorsque qu'il s'avère un levier majeur de motivation et que l'employabilité à long terme du candidat a été démontrée par l'employeur. Ainsi, une CDisation en cours de CDD, ou un primo recrutement en CDI pourront être utilisés . ll en sera de même pour le recours à la CDisation, au terme des 6 ans de contrat des agents, en évitant de pratiquer des durées de contrats de type 3 ans + 2 ans + 1 an ;

- la mobilité au sein de la filière doit être renforcée en facilitant le recrutement en CDI d'agents publics déjà en CDI ou les congés mobilités des contractuels . L'article 6 ter de la loi 11 janvier 1984 permet en effet à tout employeur qui le souhaite de recruter directement en CDI un agent bénéficiant déjà d'un engagement à durée indéterminée au sein de la même fonction publique, dès lors qu'il s'agit d'exercer des fonctions de même catégorie hiérarchique ;

- enfin, les conditions de classement des contractuels nommés dans un corps de fonctionnaire après réussite à un concours réservé ouvert au titre de la loi du 12 mars 2012 précitée doivent être clairement indiquées aux agents éligibles . En catégorie A, le classement au premier grade reste le principe et les agents nommés dans un corps de catégorie A sont classés dans un échelon permettant de prendre en compte une partie de leur ancienneté. S'agissant de leur rémunération (traitement et primes), il est possible de maintenir la rémunération perçue avant la nomination en qualité de fonctionnaire et je vous demande de vous en assurer , dans le respect de l'équilibre général du corps. Si ce n'est pas le cas, l'agent doit en être clairement informé.

(...)

Les directions des ressources humaines des ministères devront, sous le pilotage de la DINSIC et de la DGAFP, alimenter une cartographie interministérielle par métiers et compétences en ciblant en priorité les métiers les plus en tension .

(...)

J'appelle votre attention sur la nécessité d'éviter toute politique de concurrence entre ministères . Si la concurrence vis-à-vis du secteur privé est une réalité dans le recrutement et la fidélisation des agents de la filière NSIC, la concurrence au sein de l'État est une pratique contraire à l'intérêt général . Afin de remédier à ce phénomène, la DINSIC et la DGAFP mettront en place, avec les ministères, un référentiel des rémunérations par métier NSIC des agents titulaires et contractuels.

Toutefois, si cette circulaire devrait permettre de lever certains obstacles quant à la titularisation et à la progression de carrière au sein de la fonction publique, elle ne constitue pas une réponse suffisante dans le cas des compétences les plus recherchées - et donc les mieux rémunérées .

Pour les profils atypiques de très haut niveau, la perspective d'un recrutement en CDI ne constitue pas un argument décisif, et le critère de la rémunération prend une place plus importante. Or, d'après l'administration, « en dehors de ce cadre, l'administration ne peut librement négocier la rémunération d'un agent contractuel, notamment pour assurer une contre-proposition financière à un candidat par ailleurs en négociation parallèle avec une entreprise privée. Dans des secteurs très concurrentiels, de type informatique (exemple des dataminers ), l'administration ne peut ainsi pas compenser certaines propositions salariales faites par le secteur privé , qui peut octroyer à ces personnels des éléments de rémunération de type participation, intéressement, avantages sociaux, avantages en nature liés aux fonctions, etc. Dans ces conditions, peu de candidats choisissent d'entrer dans l'administration par la voie contractuelle 37 ( * ) ».

Dans l'attente du référentiel interministériel des rémunérations, en cours d'élaboration, il n'est pas possible d'établir de comparaisons fiables. Les chiffres ci-dessous témoignent toutefois de la difficulté pour l'État de proposer des rémunérations attractives, au regard notamment de celles qui sont offertes dans le secteur privé dans le secteur privé (banques, compagnies d'assurances, entreprises du secteur numérique etc.).

Échelle de salaire annuel au recrutement pour un data scientist à Paris

Source : ChooseYourBoss.com, baromètre des salaires en data science , novembre 2017. Données récoltées et mises à jour quotidiennement provenant d'offres publiées par des professionnels du recrutement

Au-delà de la rémunération, la question de la progression de la carrière, et sans doute plus encore de la marge de manoeuvre personnelle des agents concernés dans leur travail, se pose avec acuité.

Dans ce contexte, votre rapporteur spécial Thierry Carcenac vous propose donc :

- d'une part, un amendement tendant à permettre le recrutement par la DGFiP et la DGDDI d'une vingtaine de data scientists « junior » , soit 10 pour la DGFiP et 10 pour la DGDDI, dans des conditions de rémunération analogues à celles du secteur privé ;

- d'autre part, un amendement prévoyant la remise d'un rapport sur le sujet , afin d'évaluer les moyens de faciliter le recrutement et la fidélisation de compétences rares et recherchées.


* 33 Celle-ci rassemble la DGFiP, la douane, le ministère de l'intérieur, l'autorité judiciaire, la cellule de renseignement financier Tracfin et d'autres administrations.

* 34 En vertu de l'accord multilatéral entre autorités compétentes, signé à Berlin le 29 octobre 2014 sous l'égide de l'OCDE. Près de 150 pays se sont engagés à l'appliquer, à partir de septembre 2017 ou septembre 2018.

* 35 Rapport n° 691 (2014-2015), « Le e-commerce : propositions pour une TVA payée à la source », 17 septembre 2015. Il était proposé d'instituer un système de paiement à la source de la TVA, lors de la transaction sur Internet, par un « paiement scindé » effectué par les intermédiaires de paiement.

* 36 Circulaire du 21 mars 2017 relative à la gestion des ressources humaines dans les métiers du numérique et des systèmes d'information et de communication.

* 37 Source : questionnaire budgétaire complémentaire 2017.

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