II. PRINCIPALES OBSERVATIONS DE VOTRE RAPPORTEUR SPÉCIAL
1. Une année marquée par la crise migratoire
L'année 2015 a incontestablement été marquée par l'ampleur de la crise migratoire au niveau mondial et, en particulier, européen . L'agence Frontex estime à 1 822 000 environ le nombre d'entrées illégales sur le territoire de l'Union européenne en 2015, contre 283 000 en 2014 122 ( * ) . Les principaux pays d'origine de ces migrants sont la Syrie, l'Irak et l'Afghanistan, empruntant la route de la Turquie, de la Grèce puis des Balkans, pour rejoindre l'Allemagne et la Suède, principaux pays de destination.
Bien que non confrontée à un phénomène aussi massif que certains de ses voisins, la France a connu, en 2015, un nombre record de demandes d'asile, avec 80 075 demandes déposées en 2015 contre 64 811 en 2014 (dont mineurs et réexamens). Cette augmentation a été essentiellement concentrée au second semestre (+ 44 % de demandes déposées à l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides [Ofpra] par rapport à la même période de 2014) et semble d'ailleurs se prolonger sur la première moitié de l'année 2016. Cette augmentation a conduit le Gouvernement à adopter un plan « Migrants » en juin 2015 comprenant notamment des redéploiements en faveur de l'Ofpra et de l'hébergement des demandeurs d'asile.
Cet afflux a un impact direct sur les dépenses de la présente mission, dont le nombre de demandes d'asile déposées et en traitement est le principal déterminant :
- s'agissant de l'Ofpra, cet afflux a eu pour effet d' enrayer la baisse progressive des délais de traitement et du stock de dossiers de plus de trois mois . Ainsi, la cible de 7 000 dossiers de plus de trois mois à fin 2015 a été largement dépassée, pour atteindre 13 400 dossiers au 31 décembre 2015. Le délai moyen de traitement, de même, a légèrement augmenté par rapport à 2014, passant de 203 jours à 216 jours, malgré une subvention en hausse d'environ 8 millions d'euros (dont 1 million d'euros redéployés en cours d'année dans le cadre du plan « Migrants ») et un plafond d'emplois en hausse de 67 ETPT ;
- s'agissant de l'hébergement, les dispositifs existants et budgétés n'ont pas pu subvenir à l'ensemble des besoins . Le parc de places en centre d'accueil pour demandeurs d'asile (Cada) est passé de 24 418 places à fin 2014 à 29 418 places à fin 2015, deux nouveaux appels à projet ayant été lancés en cours d'année dans le cadre du plan « Migrants ». S'agissant de l'hébergement d'urgence des demandeurs d'asile n'étant pas accueillis en CADA, malgré la création de 2 000 places d'hébergement d'urgence du dispositif national, la ligne budgétaire a été consommée et la réserve dégelée, sans compter un important report d'une partie du public de migrants vers des dispositifs de droit commun financés par le programme 177 ;
- s'agissant de l'allocation, l'augmentation du nombre de demandeurs d'asile a entraîné une progression mécanique du nombre d'allocataires qui ne suffit pas, à elle seule, à expliquer l'insuffisance des crédits de la loi de finances initiale, manifestement sous-budgétée ;
- s'agissant, enfin, des dépenses en faveur de l'intégration des réfugiés, l'augmentation significative du nombre de protections accordées (26 400 contre 21 055 en 2014 ; + 25 %) constitue un défi pour les dispositifs d'intégration , en particulier l'hébergement des réfugiés, dont le dispositif principal des centres provisoires d'hébergement (CPH) est, avec seulement 1 000 places, notoirement insuffisant.
2. Une maîtrise des crédits de l'hébergement d'urgence qui masque un report sur d'autres dispositifs d'hébergement
L'hébergement des demandeurs d'asile repose sur deux principaux dispositifs : les centres d'accueil des demandeurs d'asile (Cada) et l'hébergement d'urgence des demandeurs d'asile (HUDA) .
S'agissant des Cada, la dépense globale a augmenté, passant de 194 millions d'euros en 2014 à 222 millions d'euros en 2015 , conséquence logique de l'augmentation du nombre de places (+ 5 000 en 2015).
S'agissant de l'hébergement d'urgence, la loi de finances initiale avait prévu une dotation de 136 millions d'euros ; l'exécution fait apparaître une dépense de 138,4 millions d'euros , légèrement supérieure à la dotation. Cette dépense a pu être couverte par un dégel intégral de la réserve de précaution (dégel partiel en août, pour 9 millions d'euros, puis intégral en novembre 2015), ainsi qu'un redéploiement dans le cadre du plan « Migrants ».
Toutefois, ce léger dépassement ne rend qu'imparfaitement compte de la situation de saturation des dispositifs d'hébergement des demandeurs d'asile . Ce dispositif a dû faire face, en effet, à plusieurs crises successives : l'afflux migratoire, constaté en juin 2015 et, à plus forte raison encore, à compter de l'automne 2015 ; la situation dans le Calaisis, où l'évacuation progressive de la jungle de Calais s'est traduite par des relogements dans toute la France dans des dispositifs d'hébergement d'urgence ; et la relocalisation d'environ 600 réfugiés syriens accueillis depuis l'Allemagne en septembre 2015. Face à ces défis, ce sont également les dispositifs d'hébergement de droit commun du programme 177 qui ont été - et continuent d'être - sollicités . À cet égard, votre rapporteur spécial ne peut que s'étonner et regretter que le directeur général des étrangers en France et le directeur général de la cohésion sociale, entendus ensemble en audition, n'aient pas été en mesure d'indiquer la proportion de demandeurs d'asile hébergés dans des dispositifs de droit commun, ce qui témoigne, à tout le moins, du défaut de pilotage statistique et de la porosité des deux dispositifs .
Votre rapporteur spécial souligne que cette porosité des dispositifs d'hébergement d'urgence traduit également un échec de la politique de déconcentration des migrants de la région Île-de-France : l'incapacité des autorités à assurer un suivi des demandeurs et réfugiés réhébergés en province alimente le phénomène récurent des campements parisiens qui sont devenus, dans des conditions indignes en termes de santé publique et d'ordre public, des « sas » de relogement pour les migrants.
3. Un report de charges de 182 millions d'euros sur 2016 pour l'allocation aux demandeurs d'asile
L'allocation temporaire d'attente (ATA) servie aux demandeurs d'asile non hébergés en Cada a été remplacée, au 1 er novembre 2015, par l'allocation aux demandeurs d'asile (ADA), servie à l'ensemble des demandeurs d'asile, quel que soit leur mode d'hébergement.
La dotation pour ces deux allocations s'était établie, en loi de finances initiale, à 135 millions d'euros . Votre rapporteur spécial avait estimé, dans son rapport budgétaire sur la loi de finances pour 2015, « que la budgétisation de l'allocation temporaire d'attente [était] manifestement insincère ».
À cet égard, les données de l'exécution sont en trompe-l'oeil . En effet, le budget exécuté est de seulement 81 millions d'euros, dont 51 millions d'euros au titre de l'ATA jusqu'au 1 er novembre et 30 millions d'euros au titre de l'ADA à compter du 1 er novembre. Toutefois, la dépense totale d'ATA, du 1 er janvier au 31 octobre 2015, représente en réalité 174,4 millions d'euros , somme qui a été effectivement versée par Pôle Emploi aux demandeurs d'asile. En tenant compte des 30 millions d'euros d'ADA versés par l'OFII sur les deux derniers mois de l'année, la dépense totale annuelle d'allocation s'établit en 2015 à 204,4 millions d'euros , soit près de 70 millions d'euros de plus que la dotation initiale. Comme le souligne la Cour des comptes dans sa note sur l'exécution budgétaire de la présente mission, « même si [la demande d'asile] n'avait pas augmenté, les crédits budgétés en LFI se seraient révélés notoirement insuffisants ».
La sous-exécution de cette ligne masque donc, en réalité, un report de charges massif sur 2016 , qui porte sur Pôle Emploi. En ajoutant la dette antérieure de 2014, d'environ 58,7 millions d'euros, la dette de l'État vis-à-vis de Pôle emploi au titre de l'État s'élève ainsi, au 31 décembre 2015, à 182,1 millions d'euros .
Au total, votre rapporteur spécial considère que l'insincérité, une fois de plus manifeste, de la dotation initiale s'accompagne en 2015 d'un renoncement coupable à la régularisation budgétaire de fin d'année qui s'imposait . La dette de 182 millions d'euros à l'égard de Pôle Emploi, reportée sur 2016, pourrait être apurée au titre du règlement des relations entre l'État et la Sécurité sociale et non dans le cadre de la présente mission, dès lors que l'allocation est désormais gérée par l'OFII : ce faisant, le Gouvernement aura, par un tour de passe-passe budgétaire, masqué une dépense réelle de 182 millions d'euros au titre de l'allocation aux demandeurs d'asile .
En conséquence, votre rapporteur spécial exige que cette dette soit apurée par une ouverture de crédits au titre de la présente mission, afin de donner, de façon pluriannuelle, une vision la plus sincère possible de la dépense d'allocation aux demandeurs d'asile .
Par ailleurs, compte tenu de l'absence de rebasage dans le projet de loi de finances pour 2016 et du nombre de demandeurs d'asile que l'on peut estimer de façon prévisionnelle à environ 100 000 en 2016, cette sous-budgétisation a de fortes chances de se vérifier et de s'aggraver au cours du présent exercice.
4. Une sur-exécution des frais d'éloignement des migrants en situation irrégulière
Le programme 303 porte, au sein de son action 03, les crédits relatifs à la lutte contre l'immigration irrégulière. Cette ligne se caractérise, en 2015, par une forte sur-exécution, puisque la dépense s'établit à 94,1 millions d'euros en crédits de paiement, contre une dotation de 82,5 millions d'euros .
Ce dépassement s'explique principalement par :
- la sur-exécution des dépenses de fonctionnement des centres de rétention administrative , qui ont bénéficié d'un dégel à hauteur de 3,28 millions au titre du plan « Migrants » ;
- la sur-exécution importante des frais d'éloignement des migrants en situation irrégulière , dont les dépenses se sont établies à 31,8 millions d'euros, contre une dotation initiale de 21,4 millions d'euros. Cette surexécution a pour raison un report de factures de 2014 sur 2015 pour 5,8 millions d'euros, mais aussi une augmentation des reconduites à la frontière vers des destinations lointaines (+ 11 %), ainsi que la pression migratoire dans le Calaisis ;
- l'augmentation des dépenses d'intervention ponctuelles , liées notamment aux coûts provoqués par la gestion de la situation à Calais, qui s'établissent à 12,9 millions d'euros, contre une prévision de 8,2 millions d'euros.
5. Une subvention à l'OFII divisée de moitié en cours d'exécution
L'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) est principalement financé par deux canaux : le produit de taxes affectées (plafonné à 140 millions d'euros par la loi de finances pour 2015) et une subvention de l'État pour charges de service public , dont l'essentiel est porté par le programme 104 mais dont une partie l'est par le programme 303 au titre de la gestion de l'ADA et par le programme 301 « Développement solidaire et migrations ».
Alors que la loi de finances initiale prévoyait une subvention de 10,4 millions d'euros, la subvention à l'OFII versée au titre du programme 104 s'est finalement établie à seulement 4,4 millions d'euros . Elle a en effet fait l'objet de plusieurs modifications en cours de gestion, en particulier une annulation de 5,7 millions d'euros en juin 2015 et une contribution de 3,5 millions d'euros pour les dépenses relatives aux mineurs isolés, ces baisses n'ayant été que partiellement compensées par environ 4 millions d'euros au titre du plan « Migrants » et de l'accueil des 600 réfugiés syriens.
Au total, le budget de l'OFII s'établit en 2015 à 164,3 millions d'euros, contre 159,6 millions d'euros en 2014 . Votre rapporteur spécial tient à souligner que cette modeste augmentation, que reflète la division par deux de la subvention de l'État à l'opérateur, ne met pas ce dernier en mesure d'exercer pleinement et efficacement l'ensemble des nouvelles missions que la loi n° 2015-925 du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d'asile, ainsi que le projet de loi portant réforme du droit des étrangers, lui confient :
- la gestion de l'allocation pour les demandeurs d'asile ;
- la gestion des plateformes d'accueil des demandeurs d'asile sous la forme de guichet unique, prévoyant également un entretien de vulnérabilité ;
- la refonte du contrat d'accueil et d'intégration, avec un niveau d'exigence linguistique plus élevé.
6. Un dispositif de centre provisoire d'hébergement des réfugiés insuffisant face à l'afflux
L'action 15 du programme 104 est relative à l'accompagnement des réfugiés et comporte, à titre principal, la dotation aux centres provisoires d'hébergement des réfugiés (CPH) . À l'initiative de votre rapporteur spécial au Sénat, les missions de ces CPH ont été précisées par la loi portant réforme du droit d'asile, en particulier s'agissant de l'accompagnement et du rôle de l'OFII pour la gestion des admissions aux places en CPH.
La dotation s'est élevée en 2015 à 11,36 millions, pour 28 centres représentant 1 186 places . Alors que la France a accordé sa protection à plus de 47 000 réfugiés au cours des années 2014 et 2015, ce parc est notoirement insuffisant pour répondre à la demande et permettre une intégration réussie des réfugiés . Dans le cadre du plan « Migrants », le Gouvernement a annoncé la création de 500 places supplémentaires de CPH : tout en saluant cette annonce, qui représente la première création de places CPH depuis le début des années 2000, votre rapporteur spécial constate que le parc global restera, au terme de ces créations, largement sous-dimensionné . En outre, il restera vigilant, les places créées ne devant pas correspondre à la conversion en places « CPH » de places d'ores et déjà existantes mais budgétées sur des dispositifs ponctuels, comme le CADA-IR en Rhône-Alpes ou le Dispositif provisoire d'hébergement des réfugiés statutaires (DPHRS) en Île-de-France.
* 122 Frontex, Risk Analysis for 2016, 5 avril 2016. Il convient de souligner le risque de double décompte de la part de Frontex, qui peut enregistrer deux entrées illégales pour la même personne, une fois en Grèce et une fois en Hongrie, par exemple.