EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Depuis plus de vingt ans, notre pays souffre d'inflation normative. Elle affecte la qualité du droit, sa sécurité juridique et génère des coûts pour les personnes publiques et privées, ce qui est durement ressenti dans le contexte actuel de raréfaction de la ressource publique.
Si le constat est ancien et les causes connues, de nombreuses circulaires, des rapports innombrables, plusieurs groupes de travail ont préconisé la création d'outils, destinés à réduire le stock de normes existant. Les administrations sont mises en cause pour produire des normes toujours plus complexes et en faire une application rigide.
Outre son coût pour les budgets locaux et les contraintes qu'elle fait peser sur les politiques publiques locales, cette situation conduit parfois les élus locaux à aller eux-mêmes au-delà de la norme, par crainte de l'engagement de leur responsabilité pénale ou civile.
Il convient de mettre un terme à cette situation, préjudiciable au dynamisme et à la compétitivité de nos territoires. Toutefois, rappelons que, contrairement aux idées reçues, la simplification ne vise pas à effacer la complexité, parfois nécessaire, souvent inévitable, dans un monde lui-même complexe. Elle tend en revanche à « bannir la complexité inutile, celle qui survient par facilité, par empilement des textes au fil des années, ou bien encore par un insuffisant mûrissement des nouvelles normes ; «celle qui résulte de l'insuffisante maîtrise, de la paresse intellectuelle ou de l'oubli des effets pratiques du droit» » 1 ( * ) .
C'est dans ce contexte que la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation a déposé, sur le Bureau du Sénat, le 25 novembre 2015, la présente proposition de loi constitutionnelle soumise à votre commission.
Son objectif est de fixer au législateur des objectifs contraignants « de simplification des normes et de stabilisation et d'allègement des charges applicables aux collectivités territoriales. » Tout en partageant pleinement cet objectif, votre commission a souhaité retenir une formulation qui prenne en compte la sécurité juridique et l'initiative parlementaire.
I. UNE PRISE DE CONSCIENCE ANCIENNE DES EFFETS DE LA PROLIFÉRATION DES NORMES SUR L'ACTION PUBLIQUE LOCALE
Depuis 1991, date à laquelle le Conseil d'État dénonçait la « surproduction normative » et ses conséquences en matière de sécurité juridique et d'accessibilité du droit 2 ( * ) , sont régulièrement dénoncés l'inflation normative qui touche tous les acteurs de la société, le manque de lisibilité et de cohérence du droit et le poids des obligations dans les charges publiques.
A. UNE INFLATION NORMATIVE FAVORISÉE PAR DES FACTEURS HÉTÉROCLITES
1. Un constat ancien de l'inflation normative et de ses conséquences sur l'action publique locale
Différents travaux ont permis de relever plusieurs facteurs expliquant ce phénomène d'inflation normative.
En 2000, à la suite du rapport précité du Conseil d'État, la mission commune d'information du Sénat chargée de dresser le bilan de la décentralisation et de proposer les améliorations de nature à faciliter l'exercice des compétences locales avait relevé que les collectivités territoriales avaient perdu la maîtrise de leurs compétences en raison du nombre excessif de normes émanant des administrations de l'État, aussi bien centrales que déconcentrées, qui entravait, de facto , leur libre administration.
Ce constat a été confirmé en 2007 par le groupe de travail sur les relations entre l'État et les collectivités territoriales présidé par notre ancien collègue M. Alain Lambert.
Dans son rapport remis au Président de la République le 16 juin 2011 3 ( * ) , notre collègue M. Éric Doligé condamnait « l'excès de zèle d'un État prescripteur ignorant la réalité quotidienne du terrain », à l'origine d'un « problème de hiérarchisation des dépenses dans le temps et de libre administration des marges financières de la collectivité ». Il constatait également que l'inflation normative et l'instabilité des règles de droit représentaient un frein au développement des territoires.
Toutefois, il ne contestait pas les normes en tant que telles mais relevait leur incidence sur l'action et les budgets locaux. C'est pourquoi il plaidait pour une nouvelle méthode d'élaboration des règles applicables aux collectivités locales, à travers un programme de réduction annuel des normes, déjà appliqué dans plusieurs pays, assorti d'une obligation de résultat plutôt que de moyens ainsi que d'objectifs de stabilité minimale de ces règles dans le temps.
Les conclusions de cette mission se sont accompagnées d'une proposition de loi relative à la simplification du fonctionnement des collectivités territoriales dont plusieurs dispositions ont été introduites dans la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, témoignant du consensus au sein du Parlement sur les solutions destinées à lutter contre ce « zèle normatif ».
Ce constat a été confirmé par des travaux plus récents, parmi lesquels on citera ceux de MM. Jean-Claude Boulard et Alain Lambert 4 ( * ) , de mars 2013, ou ceux de la Délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation recensant les secteurs dynamiques en matière de création normative 5 ( * ) .
2. Un phénomène favorisé par plusieurs facteurs
a) Un outil d'amélioration de l'intérêt général
Le premier facteur, mis en exergue par notre collègue M. Éric Doligé, est lié à une « croyance inconditionnelle dans les vertus de la norme dans sa capacité à améliorer l'intérêt général » de la part des administrations centrales et déconcentrées. Le « zèle normatif » évoqué précédemment se traduit par « l'extrême précision réglementaire des décrets et des arrêtés et circulaires » , vécu par les élus locaux comme un « excès de défiance, une présomption d'incapacité à remplir l'objectif de la norme en dehors d'un cadre prédéterminé ».
En dehors des normes édictées par les administrations d'État, d'autres normes, sans être juridiquement contraignantes, s'imposent en pratique aux collectivités territoriales ou aux entreprises ; il en est ainsi des normes dites de « bonnes pratiques » , telles que celles édictées par l'Association française de normalisation (AFNOR). Leur application dans des secteurs spécifiques (construction ou mise en sécurité des matériels) vise à améliorer certaines pratiques qui, bien que non obligatoires, contraignent les collectivités territoriales à s'y conformer pour bénéficier ensuite de certaines aides publiques ou de polices d'assurances particulières.
b) Une parcellisation de la gouvernance normative
Un deuxième facteur est lié à une gouvernance normative multiple, notre ancien collègue, M. Claude Belot, évoquant une « atomisation du pouvoir prescriptif ».
Au premier rang de cette gouvernance, se trouve l' État , sa responsabilité étant partagée entre le législateur et le pouvoir réglementaire. De nombreuses lois adoptées au cours des dernières années se sont accompagnées de mesures réglementaires contraignantes pour l'ensemble des acteurs économiques et sociaux. On citera, à titre d'exemple, les obligations issues des deux Grenelle de l'Environnement 6 ( * ) , ou plus récemment, celles issues de la loi Alur 7 ( * ) ou de la loi sur la transition énergétique 8 ( * ) . La traduction réglementaire de ces textes entraîne souvent un alourdissement de certaines dispositions, allant parfois à l'encontre de la volonté du législateur.
Toutefois, si les dispositions adoptées par le législateur sont les plus visibles, elles n'en constituent pas pour autant la source unique de l'inflation normative.
Les institutions européennes sont également considérées comme une source de la production normative, en particulier avec les directives européennes. Or ce n'est pas tant l'adoption de ces actes par le législateur européen que leur traduction dans notre système juridique national qui est source d'un alourdissement normatif. En effet, la « surtransposition » d'une directive consiste à « élargir leur champ d'application en adoptant des dispositions législatives ou réglementaires complémentaires ou en introduisant des exigences supplémentaires » 9 ( * ) . Certains domaines sont particulièrement exposés à ce phénomène (secteurs agricole, environnemental).
Une autre source de ce dynamisme normatif repose sur les normes édictées par des organismes de droit privé investis d'un pouvoir réglementaire , au premier rang desquels les fédérations sportives. Par délégation du ministre chargé des Sports, une fédération sportive est chargée d'édicter les règles techniques et administratives permettant le bon déroulement des compétitions, pour chaque discipline sportive. Les élus locaux se plaignent souvent des demandes, très coûteuses, de ces fédérations en termes d'équipements sportifs, leur non-respect étant sanctionné par une rétrogradation de l'équipe locale dans la catégorie inférieure de la discipline considérée.
Enfin, les collectivités territoriales elles-mêmes peuvent concourir à ce phénomène en subordonnant le versement de certaines subventions au respect d'exigences techniques par exemple.
Notre collègue Mme Jacqueline Gourault a dénoncé les conséquences, pour les collectivités territoriales, de la parcellisation de cette gouvernance normative 10 ( * ) . Elle aboutit en particulier à une culture partagée insuffisante de l'information entre les différents acteurs, notamment entre l'État et les collectivités territoriales. « Les études d'impact réalisées par les services ministériels, accompagnant les projets de loi, ne permettent pas d'établir une évaluation financière performante, faute d'une base de données partagée. Cette carence conduit à sous-estimer, voire à ignorer, les coûts cachés ou induits d'une disposition juridique. Par ailleurs, les études d'impact n'abordent pas l'opérationnalité des mesures envisagées ni les financements dont disposent les collectivités pour les appliquer. »
3. Un coût pour l'action publique locale
L'Association des Maires de France (AMF) évalue à 400 000 le nombre de normes que doivent appliquer quotidiennement les élus locaux. Si aucune étude exhaustive n'a pu sérieusement démontrer la pertinence de cette évaluation, votre rapporteur estime qu'elle donne un ordre de grandeur sur le stock de normes qui s'impose aujourd'hui à l'action publique locale.
Plusieurs secteurs d'intervention des collectivités territoriales se prêtent à la multiplicité des normes. Il en est ainsi en matière d'accessibilité des bâtiments accueillant du public, d'urbanisme et d'environnement. Le sport et les règles de sécurité en matière d'installations et d'équipements sportifs représentent également une source majeure de production normative. Enfin, les mesures relatives à la fonction publique ont des conséquences budgétaires importantes pour les collectivités, des mesures réglementaires nationales pouvant se traduire par une charge de plusieurs dizaines de milliers d'euros sur leurs dépenses de personnel.
Selon des estimations de la Commission consultative d'évaluation des normes (CCEN) puis du Conseil national d'évaluation des normes (CNEN), le coût net des normes nouvelles s'élevait à 3,17 milliards d'euros entre 2008 et 2013, 1,668 milliard d'euros en 2013 et 777 millions d'euros en 2014.
* 1 Rapport sur la qualité et la simplification du droit de M. Jean-Luc Warsmann, décembre 2008.
* 2 « De la sécurité juridique », rapport du Conseil d'État, 1991.
* 3 Rapport de M. Éric Doligé, « La simplification des normes applicables aux collectivités locales », remis au Président de la République le 16 juin 2011.
* 4 Rapport de la mission de lutte contre l'inflation normative, remis au Président de la République le 26 mars 2013.
* 5 Rapport d'information n° 317 (2010-2011) de M. Claude Belot, « La maladie de la norme ».
* 6 Loi n° 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en oeuvre du Grenelle de l'environnement (dite Grenelle I) ; loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement (dite Grenelle II).
* 7 Loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové.
* 8 Loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte.
* 9 Études économiques de l'OCDE : Royaume-Uni 2007, page 150, OECD, 2007.
* 10 Rapport n° 338 (2011-2012) de Mme Jacqueline Gourault sur la proposition de loi de simplification des normes applicables aux collectivités locales.