ANNEXE 5 - JURISPRUDENCE DU CONSEIL D'ETAT
Conseil d'État
N° 238689
ECLI:FR:CEASS:2002:238689.20020412
Publié au recueil Lebon
Assemblée
M. Denoix de Saint Marc, pdt., président
M. Donnat,
rapporteur
Mme Boissard, commissaire du gouvernement
SCP Boré,
Xavier et Boré, av., avocats
Lecture du vendredi 12 avril
2002
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu l'ordonnance, enregistrée le 3 octobre 2001 au
secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, par laquelle le
président du tribunal administratif de Paris a transmis au Conseil
d'Etat, en application de l'article R. 351-2 du code de justice administrative,
la demande présentée à ce tribunal par M. PAPON ; Vu la
demande, enregistrée le 25 septembre 1998 au greffe du tribunal
administratif de Paris, présentée pour M. Maurice PAPON,
demeurant ... et tendant à la condamnation de l'Etat à le
garantir et à le relever de la somme de 4 720 000 F (719 559 euros) mise
à sa charge au titre des condamnations civiles pécuniaires
prononcées à son encontre, le 3 avril 1998, par la cour d'assises
de la Gironde ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu l'ordonnance du 9
août 1944 relative au rétablissement de la légalité
républicaine sur le territoire continental ; Vu la loi n° 83-634 du 13
juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, notamment son
article 11 ; Vu le code de justice administrative ; Après avoir entendu
en séance publique : - le rapport de M. Donnat, Maître des
Requêtes,- les observations de la SCP Boré, Xavier et Boré,
avocat de M.
PAPON,- les conclusions de Mme Boissard,
Commissaire du gouvernement ;
Considérant que M. PAPON, qui a occupé de juin 1942 à août 1944 les fonctions de secrétaire général de la préfecture de la Gironde, a été condamné le 2 avril 1998 par la cour d'assises de ce département à la peine de dix ans de réclusion criminelle pour complicité de crimes contre l'humanité assortie d'une interdiction pendant dix ans des droits civiques, civils et de famille ; que cette condamnation est intervenue en raison du concours actif apporté par l'intéressé à l'arrestation et à l'internement de plusieurs dizaines de personnes d'origine juive, dont de nombreux enfants, qui, le plus souvent après un regroupement au camp de Mérignac, ont été acheminées au cours des mois de juillet, août et octobre 1942 et janvier 1944 en quatre convois de Bordeaux à Drancy avant d'être déportées au camp d'Auschwitz où elles ont trouvé la mort ; que la cour d'assises de la Gironde, statuant le 3 avril 1998 sur les intérêts civils, a condamné M. PAPON à payer aux parties civiles, d'une part, les dommages et intérêts demandés par elles, d'autre part, les frais exposés par elles au cours du procès et non compris dans les dépens ; que M. PAPON demande, après le refus du ministre de l'intérieur de faire droit à la démarche qu'il a engagée auprès de lui, que l'Etat soit condamné à le garantir et à le relever de la somme de 4 720 000 F (719 559 euros) mise à sa charge au titre de ces condamnations ; Sur le fondement de l'action engagée : Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 11 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires : Lorsqu'un fonctionnaire a été poursuivi par un tiers pour faute de service et que le conflit d'attribution n'a pas été élevé, la collectivité publique doit, dans la mesure où une faute personnelle détachable de l'exercice de ses fonctions n'est pas imputable à ce fonctionnaire, le couvrir des condamnations civiles prononcées contre lui ; que pour l'application de ces dispositions, il y a lieu - quel que soit par ailleurs le fondement sur lequel la responsabilité du fonctionnaire a été engagée vis-à-vis de la victime du dommage - de distinguer trois cas ; que, dans le premier, où le dommage pour lequel l'agent a été condamné civilement trouve son origine exclusive dans une faute de service, l'administration est tenue de couvrir intégralement l'intéressé des condamnations civiles prononcées contre lui ; que, dans le deuxième, où le dommage provient exclusivement d'une faute personnelle détachable de l'exercice des fonctions, l'agent qui l'a commise ne peut au contraire, quel que soit le lien entre cette faute et le service, obtenir la garantie de l'administration ; que, dans le troisième, où une faute personnelle a, dans la réalisation du dommage, conjugué ses effets avec ceux d'une faute de service distincte, l'administration n'est tenue de couvrir l'agent que pour la part imputable à cette faute de service ; qu'il appartient dans cette dernière hypothèse au juge administratif, saisi d'un contentieux opposant le fonctionnaire à son administration, de régler la contribution finale de l'un et de l'autre à la charge des réparations compte tenu de l'existence et de la gravité des fautes respectives ; Sur l'existence d'une faute personnelle :
Considérant que l'appréciation portée par la cour d'assises de la Gironde sur le caractère personnel de la faute commise par M. PAPON, dans un litige opposant M. PAPON aux parties civiles et portant sur une cause distincte, ne s'impose pas au juge administratif statuant dans le cadre, rappelé ci-dessus, des rapports entre l'agent et le service ; Considérant qu'il ressort des faits constatés par le juge pénal, dont la décision est au contraire revêtue sur ce point de l'autorité de la chose jugée, que M. PAPON, alors qu'il était secrétaire général de la préfecture de la Gironde entre 1942 et 1944, a prêté son concours actif à l'arrestation et à l'internement de 76 personnes d'origine juive qui ont été ensuite déportées à Auschwitz où elles ont trouvé la mort ; que si l'intéressé soutient qu'il a obéi à des ordres reçus de ses supérieurs hiérarchiques ou agi sous la contrainte des forces d'occupation allemandes, il résulte de l'instruction que M. PAPON a accepté, en premier lieu, que soit placé sous son autorité directe le service des questions juives de la préfecture de la Gironde alors que ce rattachement ne découlait pas de la nature des fonctions occupées par le secrétaire général ; qu'il a veillé, en deuxième lieu, de sa propre initiative et en devançant les instructions venues de ses supérieurs, à mettre en oeuvre avec le maximum d'efficacité et de rapidité les opérations nécessaires à la recherche, à l'arrestation et à l'internement des personnes en cause ; qu'il s'est enfin attaché personnellement à donner l'ampleur la plus grande possible aux quatre convois qui ont été retenus à sa charge par la cour d'assises de la Gironde, sur les 11 qui sont partis de ce département entre juillet 1942 et juin 1944, en faisant notamment en sorte que les enfants placés dans des familles d'accueil à la suite de la déportation de leurs parents ne puissent en être exclus ; qu'un tel comportement, qui ne peut s'expliquer par la seule pression exercée sur l'intéressé par l'occupant allemand, revêt, eu égard à la gravité exceptionnelle des faits et de leurs conséquences, un caractère inexcusable et constitue par là-même une faute personnelle détachable de l'exercice des fonctions ; que la circonstance, invoquée par M. PAPON, que les faits reprochés ont été commis dans le cadre du service ou ne sont pas dépourvus de tout lien avec le service est sans influence sur leur caractère de faute personnelle pour l'application des dispositions précitées de l'article 11 de la loi du 13 juillet 1983 ; Sur l'existence d'une faute de service :
Considérant que si la déportation entre 1942 et 1944 des personnes d'origine juive arrêtées puis internées en Gironde dans les conditions rappelées ci-dessus a été organisée à la demande et sous l'autorité des forces d'occupation allemandes, la mise en place du camp d'internement de Mérignac et le pouvoir donné au préfet, dès octobre 1940, d'y interner les ressortissants étrangers de race juive , l'existence même d'un service des questions juives au sein de la préfecture, chargé notamment d'établir et de tenir à jour un fichier recensant les personnes de race juive ou de confession israélite, l'ordre donné aux forces de police de prêter leur concours aux opérations d'arrestation et d'internement des personnes figurant dans ce fichier et aux responsables administratifs d'apporter leur assistance à l'organisation des convois vers Drancy - tous actes ou agissements de l'administration française qui ne résultaient pas directement d'une contrainte de l'occupant - ont permis et facilité, indépendamment de l'action de M. PAPON, les opérations qui ont été le prélude à la déportation ; Considérant que si l'article 3 de l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental constate expressément la nullité de tous les actes de l'autorité de fait se disant gouvernement de l'Etat français qui établissent ou appliquent une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif , ces dispositions ne sauraient avoir pour effet de créer un régime d'irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits ou agissements commis par l'administration française dans l'application de ces actes, entre le 16 juin 1940 et le rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental ; que, tout au contraire, les dispositions précitées de l'ordonnance ont, en sanctionnant par la nullité l'illégalité manifeste des actes établissant ou appliquant cette discrimination, nécessairement admis que les agissements auxquels ces actes ont donné lieu pouvaient revêtir un caractère fautif ; Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la faute de service analysée ci-dessus engage, contrairement à ce que soutient le ministre de l'intérieur, la responsabilité de l'Etat ; qu'il incombe par suite à ce dernier de prendre à sa charge, en application du deuxième alinéa de l'article 11 de la loi du 13 juillet 1983, une partie des condamnations prononcées, appréciée en fonction de la mesure qu'a prise la faute de service dans la réalisation du dommage réparé par la cour d'assises de la Gironde ; Sur la répartition finale de la charge : Considérant qu'il sera fait une juste appréciation, dans les circonstances de l'espèce, des parts respectives qui peuvent être attribuées aux fautes analysées ci-dessus en condamnant l'Etat à prendre à sa charge la moitié du montant total des condamnations civiles prononcées à l'encontre du requérant le 3 avril 1998 par la cour d'assises de la Gironde ;
DECIDE :
Article 1er : L'Etat est condamné à
prendre à sa charge la moitié du montant total des condamnations
civiles prononcées à l'encontre de M.
PAPON
le 3 avril 1998 par la cour d'assises de la Gironde.
Article 2 : Le surplus des conclusions de la requête de
M.
PAPON est rejeté.
Article 3 : La
présente décision sera notifiée à M. Maurice
PAPON et au ministre de l'intérieur.
Conseil d'État
N° 315499
ECLI:FR:CEASS:2009:315499.20090216
Publié au recueil
Lebon
Section du Contentieux
M. Sauvé, président
Mme Sophie-Caroline de Margerie, rapporteur
SCP BOULLEZ ; ODENT, avocats
Lecture du lundi 16
février 2009
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu, enregistré au secrétariat du contentieux
du Conseil d'Etat le 22 avril 2008, le jugement par lequel le tribunal
administratif de Paris, avant de statuer sur la demande de Mme Madeleine A,
demeurant ..., tendant à la condamnation solidaire de l'Etat et de la
Société nationale des chemins de fer français à lui
verser la somme de 200 000 euros en réparation du préjudice subi
par son père, M. Joseph B, du fait de son arrestation, de son
internement et de sa déportation, et la somme de 80 000 euros au titre
du préjudice qu'elle a subi, a décidé, par application des
dispositions de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de
transmettre le dossier de cette demande au Conseil d'Etat, en soumettant
à son examen les questions suivantes :
1°) Compte tenu notamment,
- d'une part, de l'article 121-2 du code pénal,
lequel dispose que : Les personnes morales, à l'exclusion de l'Etat,
sont responsables pénalement (...) des infractions commises, pour leur
compte, par leurs organes ou représentants ;
- d'autre part, de l'imprescriptibilité des actions visant à rechercher la responsabilité civile d'un agent public du fait des dommages résultant de crimes contre l'humanité et, par conséquent, de la possibilité de rechercher sans limite de temps la responsabilité de l'Etat à raison de ces mêmes dommages, dès lors que la faute personnelle dont s'est rendu coupable l'agent ne serait pas dépourvue de tout lien avec le service ;
- enfin, de la combinaison des articles 13 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Le caractère imprescriptible des crimes contre l'humanité posé par l'article 213-5 du code pénal qui s'attache à l'action pénale et à l'action civile engagée devant la juridiction répressive, selon l'arrêt de la Cour de cassation du 1er juin 1995 Touvier, peut-il être étendu, en l'absence de dispositions législatives expresses en ce sens, aux actions visant à engager la responsabilité de l'Etat à raison de faits ayant concouru à la commission de tels crimes, que cette responsabilité soit recherchée devant le juge judiciaire, dans l'hypothèse où le crime contre l'humanité constituerait une atteinte à la liberté individuelle au sens de l'article 136 du code de procédure pénale, ou devant la juridiction administrative '
2°) Dans le cas d'une réponse négative
à la première question, convient-il de considérer que le
point de départ de la prescription quadriennale opposée par les
ministres de la défense et de l'intérieur à la demande
indemnitaire de la requérante en application des lois du 29 janvier 1831
et du 31 décembre 1968 relative à la prescription des
créances sur l'Etat, doit être fixé au début de
l'exercice qui suit celui au cours duquel est né le dommage ' Ou
convient-il au contraire de juger que, eu égard à la
jurisprudence fixée par les arrêts des 14 juin 1946, 4 janvier et
25 juillet 1952, Ganascia, Epoux Giraud et Delle Remise, et qui a
prévalu jusqu'à son abandon par l'arrêt du Conseil d'Etat
du 12 avril 2002,
Papon, selon laquelle l'Etat ne pouvait
être condamné à indemniser les conséquences des
fautes de service commises par l'administration française sous
l'égide du gouvernement de Vichy en application d'actes
déclarés nuls à la Libération par l'ordonnance du 9
août 1944 relative au rétablissement de la légalité
républicaine, la prescription quadriennale ne pouvait commencer à
courir tant que Mme A pouvait être regardée comme ayant
légitimement ignoré l'existence de la créance qu'elle
pouvait avoir sur l'Etat ' Dans cette hypothèse, faut-il
considérer qu'il a été mis fin à cet état
d'ignorance par la publication du décret n° 2000-657 du 13 juillet
2000 instituant une mesure de réparation pour les orphelins dont les
parents ont été victimes de persécutions
antisémites, et ce malgré les termes de l'arrêt du Conseil
d'Etat du 6 avril 2001, Pelletier, ou bien, par la lecture ou la publication de
l'arrêt
Papon, lequel a été rendu dans
le cadre particulier d'un litige de plein contentieux relatif à l'action
récursoire engagée par un fonctionnaire contre l'Etat '
3°) Dans l'hypothèse où la prescription
quadriennale n'aurait pas été ou ne serait pas encore acquise et
où la responsabilité de l'Etat serait susceptible d'être
engagée pour faute, de quels chefs de préjudice la
requérante pourrait-elle obtenir réparation, que ce soit en son
nom propre ou au nom de la victime dont elle est l'ayant droit ' Compte tenu du
caractère en tout point exceptionnel des dommages invoqués, le
principe d'une réparation symbolique peut-il être retenu '
En cas de réponse négative à cette
dernière question, y-a-t-il lieu de déduire de l'indemnisation
qui pourrait être accordée, les sommes versées en
application, notamment, du décret n° 2000-657 du 13 juillet 2000
instituant une mesure de réparation pour les orphelins dont les parents
ont été victimes de persécutions antisémites, du
code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre et
de l'accord conclu le 15 juillet 1960 entre la République
française et la République fédérale d'Allemagne en
règlement définitif des indemnisations dues aux ressortissants
français ayant fait l'objet de mesures de persécutions nazies,
mais également des mesures de réparation qui ont pu être
allouées par l'Allemagne dans le cadre des dispositifs propres à
cet Etat, dès lors que celles-ci porteraient sur le même
préjudice
'.
.................................................................................................................................................
Vu
les autres pièces du dossier ;
Vu la Constitution, notamment son Préambule ;
Vu le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 et le protocole signé à Berlin le 6 octobre 1945 ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble son premier protocole additionnel ;
Vu l'accord du 15 juillet 1960 entre la République française et la République fédérale d'Allemagne au sujet de l'indemnisation des ressortissants français ayant été l'objet de mesures de persécution national-socialistes ;
Vu l'accord du 18 janvier 2001 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement des Etats-Unis d'Amérique relatif à l'indemnisation de certaines spoliations intervenues pendant la seconde guerre mondiale (ensemble trois annexes et un échange de notes), ainsi que les accords sous forme d'échanges de lettres en date des 7 et 10 août 2001, 30 et 31 mai 2002, 2 février 2005 et 21 février 2006 qui l'ont interprété ou modifié ;
Vu le code pénal ;
Vu le code de procédure pénale ;
Vu le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre ;
Vu l'ordonnance du 12 novembre 1943 sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l'ennemi ou sous son contrôle, ensemble les ordonnances du 14 novembre 1944, 21 avril 1945 et 9 juin 1945 prises pour son application ;
Vu l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental ;
Vu l'ordonnance du 16 octobre 1944 relative à la restitution par l'administration des domaines de certains biens mis sous séquestre ;
Vu l'ordonnance du 20 avril 1945 relative à la tutelle des enfants de déportés ;
Vu l'ordonnance n° 45-948 du 11 mai 1945 modifiée par l'ordonnance n° 45-2413 du 18 octobre 1945, réglant la situation des prisonniers de guerre, déportés politiques et travailleurs non volontaires rapatriés, ensemble ses décrets d'application n° 45-1105 du 30 mai 1945, n° 45-1447 du 29 juin 1945 et n° 46-1242 du 27 mai 1946 ;
Vu la loi n° 46-1117 du 20 mai 1946 portant remise en vigueur, modification et extension de la loi du 24 juin 1919 sur les réparations à accorder aux victimes civiles de guerre, ensemble son décret d'application n° 47-1249 du 7 juillet 1947 ;
Vu la loi n° 48-978 du 16 juin 1948 portant aménagements fiscaux, notamment son article 44 ;
Vu la loi n° 48-1404 du 9 septembre 1948 définissant le statut et les droits des déportés et internés politiques, ensemble son décret d'application n° 50-325 du 1er mars 1950 ;
Vu la loi n° 64-1326 du 26 décembre 1964 tendant à constater l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité ;
Vu la loi n° 97-1269 du 30 décembre 1997 portant loi de finances pour 1998, notamment son article 106 ;
Vu la loi n° 99-1172 du 30 décembre 1999 portant loi de finances pour 2000, notamment son article 112 ;
Vu le décret n° 61-971 du 29 août 1961 portant répartition de l'indemnité prévue en application de l'accord conclu le 15 juillet 1960 entre la République française et la République fédérale d'Allemagne, en faveur des ressortissants français ayant été l'objet de mesures de persécutions national-socialistes ;
Vu le décret n° 99-778 du 10 septembre 1999 instituant une Commission pour l'indemnisation des victimes des spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation ;
Vu le décret n° 2000-657 du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation pour les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites ;
Vu le décret du 26 décembre 2000 portant reconnaissance d'une fondation comme établissement d'utilité publique ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Sophie-Caroline de Margerie, conseiller d'Etat ;
- les observations de la SCP Boullez, avocat de Mme A, et de Me Odent, avocat de la Société nationale des chemins de fer français ;
- les conclusions de M. Frédéric Lenica, rapporteur public ;
- les nouvelles observations de la SCP Boullez, avocat de Mme A, et de Me Odent, avocat de la Société nationale des chemins de fer français ;
REND L'AVIS SUIVANT :
L'article L. 113-1 du code de justice administrative
dispose que : Avant de statuer sur une requête soulevant une question de
droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se
posant dans de nombreux litiges, le tribunal administratif ou la cour
administrative d'appel peut, par une décision qui n'est susceptible
d'aucun recours, transmettre le dossier de l'affaire au Conseil d'Etat, qui
examine dans un délai de trois mois la question soulevée. Il est
sursis à toute décision de fond jusqu'à un avis du Conseil
d'Etat ou, à défaut, jusqu'à l'expiration de ce
délai.
Sur le fondement de ces dispositions, le tribunal administratif de Paris a demandé au Conseil d'Etat de donner un avis sur les conditions dans lesquelles la responsabilité de l'Etat peut être engagée du fait de la déportation de personnes victimes de persécutions antisémites durant la seconde guerre mondiale et sur le régime de réparation des dommages qui en ont résulté.
L'article 3 de l'ordonnance du 9 août 1944 relative
au rétablissement de la légalité républicaine sur
le territoire continental a expressément constaté la
nullité de tous les actes de l'autorité de fait se disant
gouvernement de l'Etat français qui établissent ou appliquent une
discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif.
Ces dispositions n'ont pu avoir pour effet de créer un régime d'irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits ou agissements commis par les autorités et services de l'Etat dans l'application de ces actes. Tout au contraire, en sanctionnant l'illégalité manifeste de ces actes qui, en méconnaissance des droits fondamentaux de la personne humaine tels qu'ils sont consacrés par le droit public français, ont établi ou appliqué une telle discrimination, les dispositions de l'ordonnance du 9 août 1944 ont nécessairement admis que les agissements d'une exceptionnelle gravité auxquels ces actes ont donné lieu avaient le caractère d'une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat.
Il en résulte que cette responsabilité est engagée en raison des dommages causés par les agissements qui, ne résultant pas d'une contrainte directe de l'occupant, ont permis ou facilité la déportation à partir de la France de personnes victimes de persécutions antisémites. Il en va notamment ainsi des arrestations, internements et convoiements à destination des camps de transit, qui ont été, durant la seconde guerre mondiale, la première étape de la déportation de ces personnes vers des camps dans lesquels la plupart d'entre elles ont été exterminées.
En rupture absolue avec les valeurs et principes,
notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et par la tradition
républicaine, ces persécutions antisémites ont
provoqué des dommages exceptionnels et d'une gravité
extrême. Alors même que, sur le territoire français, des
personnes ont accompli au cours des années de guerre, fût-ce au
péril de leur vie, des actes de sauvegarde et de résistance qui
ont permis, dans de nombreux cas, de faire obstacle à l'application de
ces persécutions, 76 000 personnes, dont 11 000 enfants, ont
été déportées de France pour le seul motif qu'elles
étaient regardées comme juives par la législation de
l'autorité de fait se disant gouvernement de l'Etat français et
moins de 3 000 d'entre elles sont revenues des camps.
Pour compenser les préjudices matériels et
moraux subis par les victimes de la déportation et par leurs ayants
droit, l'Etat a pris une série de mesures, telles que des pensions, des
indemnités, des aides ou des mesures de réparation.
Il résulte ainsi des pièces versées
au dossier et, notamment, des documents produits à la suite du
supplément d'instruction ordonné par le Conseil d'Etat, que
l'ordonnance du 20 avril 1945 relative à la tutelle des enfants de
déportés a organisé la tutelle, confiée en cas de
besoin aux services de l'Etat, des enfants mineurs, quelle que soit leur
nationalité, dont l'un des parents ou le tuteur avait été
déporté de France pour des motifs politiques ou raciaux. Puis,
après de premières aides prévues par l'ordonnance du 11
mai 1945 réglant la situation des prisonniers de guerre,
déportés politiques et travailleurs non volontaires
rapatriés, la loi du 20 mai 1946 portant remise en vigueur, modification
et extension de la loi du 24 juin 1919 sur les réparations à
accorder aux victimes civiles de la guerre, dont les dispositions sont
désormais reprises dans le code des pensions militaires
d'invalidité et des victimes de la guerre, a étendu le
régime des pensions de victimes civiles de la guerre aux personnes
déportées pour des motifs politiques ou raciaux ainsi qu'à
leurs ayants cause lorsqu'elles étaient décédées ou
disparues. L'application de cette loi, initialement réservée aux
personnes de nationalité française, a été
progressivement étendue, à compter de 1947, par voie de
conventions bilatérales puis de modifications législatives et, en
dernier lieu, par la loi du 30 décembre 1999 portant loi de finances
pour 2000, à toutes les personnes de nationalité
étrangère. La loi du 9 septembre 1948 définissant le droit
et le statut des déportés et internés politiques, elle
aussi reprise dans le code des pensions militaires d'invalidité et des
victimes de la guerre, a prévu le versement d'un pécule aux
personnes de nationalité française internées ou
déportées pour des motifs autres qu'une infraction de droit
commun et leur a accordé le régime de la présomption
d'origine pour les maladies sans condition de délai. L'accord du 15
juillet 1960 entre la République française et la
République fédérale d'Allemagne au sujet de
l'indemnisation des ressortissants français ayant été
l'objet de mesures de persécution national-socialistes, ainsi d'ailleurs
que les autres mesures d'indemnisation et de réparation prises par cet
Etat et la République d'Autriche, ont également contribué
à réparer les préjudices subis. Le décret du 13
juillet 2000 instituant une mesure de réparation pour les orphelins dont
les parents ont été victimes de persécutions
antisémites a, quant à lui, prévu l'attribution d'une
telle réparation, sous forme d'une indemnité en capital ou d'une
rente viagère mensuelle, aux personnes mineures à l'époque
des faits dont la mère ou le père a été
déporté à partir de la France dans le cadre des
persécutions antisémites sous l'Occupation et a trouvé la
mort en déportation. Enfin, l'Etat a versé en 2000 une dotation
à la Fondation pour la mémoire de la Shoah, dont l'un des objets
statutaires est de contribuer au financement et à la mise en oeuvre
d'actions de solidarité en faveur de ceux qui ont souffert de
persécutions antisémites.
Ce dispositif a par ailleurs été
complété par des mesures destinées à indemniser les
préjudices professionnels des personnes déportées et, en
ce qui concerne leurs biens, à les restituer ou à indemniser leur
spoliation. Tel est le cas, en particulier, des indemnités qui sont
prises en charge par l'Etat et les institutions financières au titre de
la spoliation des biens et dont le principe et le montant sont fixés sur
la proposition de la Commission pour l'indemnisation des victimes de
spoliations intervenues du fait des législations antisémites
pendant l'Occupation (CIVS) créée par le décret du 10
septembre 1999.
Prises dans leur ensemble et bien qu'elles aient
procédé d'une démarche très graduelle et
reposé sur des bases largement forfaitaires, ces mesures, comparables,
tant par leur nature que dans leur montant, à celles adoptées par
les autres Etats européens dont les autorités ont commis de
semblables agissements, doivent être regardées comme ayant permis,
autant qu'il a été possible, l'indemnisation, dans le respect des
droits garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de
l'homme et des libertés fondamentales, des préjudices de toute
nature causés par les actions de l'Etat qui ont concouru à la
déportation.
La réparation des souffrances exceptionnelles
endurées par les personnes victimes des persécutions
antisémites ne pouvait toutefois se borner à des mesures d'ordre
financier. Elle appelait la reconnaissance solennelle du préjudice
collectivement subi par ces personnes, du rôle joué par l'Etat
dans leur déportation ainsi que du souvenir que doivent à jamais
laisser, dans la mémoire de la nation, leurs souffrances et celles de
leurs familles. Cette reconnaissance a été accomplie par un
ensemble d'actes et d'initiatives des autorités publiques
françaises. Ainsi, après que le Parlement eut adopté la
loi du 26 décembre 1964 tendant à constater
l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité, tels qu'ils
avaient été définis par la charte du tribunal
international de Nuremberg, le Président de la République a, le
16 juillet 1995, solennellement reconnu, à l'occasion de la
cérémonie commémorant la grande rafle du Vélodrome
d'hiver des 16 et 17 juillet 1942, la responsabilité de l'Etat au
titre des préjudices exceptionnels causés par la
déportation des personnes que la législation de l'autorité
de fait se disant gouvernement de l'Etat français avait
considérées comme juives. Enfin, le décret du 26
décembre 2000 a reconnu d'utilité publique la Fondation pour la
mémoire de la Shoah, afin notamment de développer les recherches
et diffuser les connaissances sur les persécutions antisémites et
les atteintes aux droits de la personne humaine perpétrées durant
la seconde guerre mondiale ainsi que sur les victimes de ces
persécutions.
Le présent avis, qui rend sans objet les questions
relatives à la prescription posées par le tribunal administratif
de Paris, sera publié au Journal officiel de la République
française.
Il sera notifié au tribunal administratif de Paris,
à Mme Madeleine A, à la Société nationale des
chemins de fer français, au Premier ministre et au ministre de la
défense.