AVANT-PROPOS
Mesdames, Messieurs,
Avec 13,4 millions d'expérimentateurs, 1,2 million d'usagers réguliers et 500 000 consommateurs quotidiens, la France figure parmi les plus gros consommateurs de cannabis en Europe.
Devenu une substance facilement disponible sur un marché en transformation rapide, ce produit entretient une économie parallèle aux enjeux financiers considérables et gangrène, en lien avec la grande délinquance et le crime organisé, la vie de certaines cités.
Dans ce domaine, notre pays a pourtant adopté, il y a plus de quarante ans, l'un des dispositifs répressifs les plus sévères en Europe. Dans les textes, l'usage de cannabis est en effet passible d'un an d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende.
L'application du cadre légal mobilise des ressources importantes sans parvenir à juguler la consommation. Celle-ci pose un enjeu de santé publique indéniable, d'autant plus qu'elle tend à prendre des formes plus dommageables qu'auparavant (hausse de la teneur en principes actifs, mélange de résine à d'autres substances plus ou moins toxiques). La question des conséquences sanitaires et sociales de l'usage de cannabis reste ainsi entière et sans réponse probante.
Face à l'échec d'une politique de prohibition qui mobilise des ressources considérables, de nombreuses voix se sont élevées, tant au niveau international qu'à l'échelle nationale, pour inviter à un changement d'approche.
La proposition de loi de notre collègue Esther Benbassa opte pour une régulation publique de l'usage du cannabis dans le cadre d'une politique de réduction des dommages sanitaires et sociaux. Ce texte ne promeut ni une libéralisation du cannabis, qui conduirait à un retrait de l'Etat dans le cadre d'un marché concurrentiel, ni une simple dépénalisation. Il entend au contraire autoriser son usage dans un cadre étroitement contrôlé par l'État, l'objectif étant de mieux accompagner les usagers et d'encadrer la consommation en sortant ce marché de la clandestinité.
La vente au détail et l'usage de cannabis ou de produits de cannabis seraient autorisés dans le cadre d'un monopole confié à l'administration, des dispositions pénales étant maintenues pour toute consommation ou trafic en dehors du circuit légal ainsi défini. Le texte prévoit également l'introduction de garanties sanitaires et un renforcement des actions de prévention auprès des jeunes.
EXPOSÉ GÉNÉRAL
I. LE CANNABIS : UN PRODUIT STUPÉFIANT LARGEMENT DIFFUSÉ, DONT LA LOI RÉPRIME POURTANT SÉVÈREMENT L'USAGE ILLICITE
Malgré son interdiction dans le cadre d'un dispositif répressif en vigueur depuis plus de quarante ans et qui apparaît comme l'un des plus sévères en Europe, le cannabis s'est banalisé.
A. UNE SUBSTANCE INTERDITE MAIS DONT L'USAGE S'EST BANALISÉ
1. Un produit classé parmi les stupéfiants en vertu de conventions internationales
Le régime juridique d'interdiction du cannabis se fonde sur trois conventions internationales adoptées par l'Organisation des Nations Unies (ONU) :
- la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, à laquelle la France a adhéré en 1969 ;
- la Convention sur les substances psychotropes de 1971, que la France a ratifiée en 1974 ;
- et la Convention de 1988 contre le trafic illicite de produits stupéfiants et de substances psychotropes, approuvée par la France en 1990.
Celles-ci visent à limiter, en dehors de tout usage médical, la production et le commerce de substances psychotropes qui, selon les termes de la Convention de 1988 dans son préambule, « constituent une menace grave pour la santé et le bien-être des individus et ont des effets néfastes sur les fondements économiques, culturels et politiques de la société . »
La Convention de 1961 dresse une liste de substances considérées comme des stupéfiants et la place sous la supervision de l'Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), lequel siège à l'Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC).
Les produits figurant sur cette liste - parmi lesquels le cannabis et ses dérivés - doivent être classées comme stupéfiants dans tous les Etats signataires des conventions de 1961 et 1971. La France s'est conformée à cette obligation avec l'arrêté du 22 février 1990 dont les quatre annexes recensent l'ensemble des produits stupéfiants. Le cannabis et la résine de cannabis relèvent de l'annexe I de cet arrêté.
L'article 3 de la Convention de 1988 impose aux Etats parties d'incriminer en droit national non pas directement l'usage mais la production, le trafic, la cession, l'achat ou encore la détention de stupéfiants à des fins de consommation personnelle illicite (paragraphes 1 et 2).
En vertu d'une clause de sauvegarde prévue à ce même article, ces dispositions ne remettent pas en cause « le principe selon lequel la définition des infractions qui y sont visées et des moyens juridiques de défense y relatifs relève exclusivement du droit interne de chaque Partie et selon lequel lesdites infractions sont poursuivies et punies conformément audit droit » (paragraphe 11). En d'autres termes, la prohibition s'impose aux Etats sous réserve de leurs principes constitutionnels et des principes fondamentaux de leur système juridique. Chaque Etat reste maître de l'initiative des poursuites judiciaires, de la définition du quantum des peines et de leurs conditions d'application.
2. Une substance facilement disponible sur un marché aux enjeux financiers considérables
Chacun reconnaît aujourd'hui que l'interdiction du cannabis n'a pas empêché sa large diffusion au sein de la société française, en particulier depuis les années 1990.
Comme l'indique l'observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), il constitue « un produit très disponible en France, quels que soient les aléas qui peuvent survenir sur certains marchés locaux. Au cours des décennies précédentes, cette substance a eu tendance à se banaliser et son usage concerne désormais les milieux sociaux les plus divers » 1 ( * ) .
Qu'est-ce que le cannabis ? Le cannabis utilisé à des fins récréatives est issu de la plante de chanvre, le plus souvent originaire, d'un point de vue historique, d'Asie centrale ou d'Asie du Sud, et dont l'espèce la plus répandue est le Cannabis sativa (chanvre indien). Il est consommé sous trois formes essentielles : l'herbe (feuilles, tiges et sommités fleuries séchées ou « marijuana »), la résine (« haschisch ») et l'huile. Si l'herbe et la résine se consomment généralement fumées, la plupart du temps avec du tabac sous la forme d'une cigarette roulée (« joint ») et plus rarement pur, l'huile, qui est la forme la plus concentrée en substances psychoactives, est fréquemment consommée avec une pipe. Le cannabis peut également être vaporisé. Dans certains cas, il est ingéré après avoir été incorporé dans des préparations alimentaires (« space-cakes ») ou bu sous la forme d'infusions. Les effets psychoactifs du cannabis, qui apparaissent environ 15 à 20 minutes après son inhalation chez un consommateur occasionnel, un peu plus tard chez un usager régulier, sont essentiellement dus au delta9-tetra-hydro-cannabinol (THC ), qui constitue le principe actif principal du produit. Ils se manifestent en général par une euphorie légère ou modérée ou un sentiment de bien-être suivi de somnolence. Source : OFDT ; auditions du rapporteur. |
Le marché du cannabis fait l'objet de transformations rapides. Dans le total des consommations, la résine, qui reste la forme de cannabis la plus consommée en France, tend à reculer au profit de l'herbe. La disponibilité croissante de l'herbe de cannabis résulte en partie du développement de l'autoculture à des fins à la fois personnelles et commerciales. Les « cannabiculteurs » sont en effet entre 100 et 200 000, selon l'OFDT. Ce dernier souligne également la visibilité grandissante des « associations officieuses à but non lucratif de cultivateurs-consommateurs » qui militent pour l'autorisation des « cannabis social clubs », regroupements d'usagers qui mutualiseraient leurs moyens afin de produire leur propre consommation, dans le cadre par exemple de l'économie sociale et solidaire. Environ 80 000 usagers de cannabis (soit 2 % des personnes âgées de 18 à 64 ans ayant consommé du cannabis dans l'année) ont recours exclusivement à l'autoculture.
A cet égard, il semble que la matière même du cannabis tende à revêtir une technicité croissante . Selon les informations communiquées à votre rapporteur au cours de ses auditions, la fabrication et l'usage de cannabis sont en partie devenus une affaire de « connaisseurs ». Se fondant sur le développement de leurs savoirs horticoles, botaniques ou phyto-chimiques, ces usagers expérimentés n'hésitent pas à jouer sur l'existence d'une pluralité de variétés de plantes disponibles, sur la sélection génétique, sur les parts respectives des différents composants actifs (cannabinoïdes) existants ainsi que sur la quantité et le type de terpènes et de flavonoïdes présents pour modifier les qualités (puissance et saveur) du produit final en fonction des effets recherchés (apaisant, stimulant ou euphorisant). Ils attachent une importance particulière au travail qu'ils appellent de « manucure », c'est-à-dire le fait d'ôter après la récolte les branches et feuilles, faiblement psychoactives et peu goûteuses.
La majorité du cannabis en circulation demeure néanmoins issue - à une tout autre échelle - du trafic international qui représente les trois quarts du revenu du trafic de drogues. Des réseaux mafieux entretiennent une véritable économie parallèle. Ce trafic s'est criminalisé, s'appuyant sur la grande délinquance, et déstabilise la vie de certaines cités. L'OFDT ajoute que « certains milieux criminels s'intéresseraient à la production intensive de cannabis avec le développement du phénomène des cannabis factories , sur le modèle des Pays-Bas et de la Belgique ».
Avec un chiffre d'affaires estimé à 832 millions d'euros à la fin des années 2000, pour une quantité vendue évaluée à environ 200 tonnes , le cannabis draine en effet des intérêts financiers qui sont loin d'être négligeables.
En 2013, les saisies de résine (70,9 tonnes) et d'herbe (4,7 tonnes) ont affiché une forte hausse (respectivement + 38,7 % et + 45,0 %) qui s'expliquerait par d'importantes saisies maritimes effectuées en Méditerranée. Les saisies de pieds de cannabis ont, elles aussi, atteint le niveau sans précédent de 141 tonnes, soit une croissance de 7,6 % par rapport à 2012.
* 1 OFDT, synthèse thématique des connaissances sur le cannabis (page internet mise à jour en novembre 2014 et consultée le 28 janvier 2015).