M. Jérôme Guedj, représentant de l'Assemblée des départements de France (ADF)
M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous accueillons à présent M. Jérôme Guedj, président du conseil général de l'Essonne et qui a été mandaté par l'Assemblée des départements de France. La pratique antique du cumul des mandats...
Mme Nathalie Goulet . - Féodale !
M. Jean-Pierre Sueur , président . - ... ayant toujours cours, il est aussi député. Il a fait le sacrifice des questions d'actualité pour venir devant nous.
M. Yann Gaillard . - Quel sacrifice !
M. Jean-Pierre Sueur , président . - Le Sénat représente les collectivités territoriales de la République, ce qui ne signifie pas que l'Assemblée nationale ne joue pas aussi un rôle éminent en ce domaine. Nous entamerons le dialogue après votre exposé liminaire.
M. Jérôme Guedj, député, président du conseil général de l'Essonne, représentant de l'Assemblée des départements de France . - J'ai grand plaisir à être ici, au Sénat, où j'ai été, jadis, l'assistant parlementaire d'un sénateur devenu illustre. Je suis ici en qualité de vice-président de la commission des affaires sociales de l'Assemblée des départements de France et à la demande de Claudy Lebreton. Par honnêteté, disons d'emblée que celle-ci n'a pas pris position sur le projet de loi ; cela découle de son fonctionnement consensuel. Quel est l'impact de ce texte sur les conseils généraux ? Il concerne principalement le volet « adoption », celui du mariage relevant plutôt des maires.
Les conseils généraux sont chargés de la délivrance de l'agrément, en vue d'une adoption, suivant un processus que nous connaissons. Avec la future loi, les personnes de même sexe pourront formuler une demande dans les mêmes conditions que les couples hétérosexuels. Pas de dispositif spécifique donc, puisque le fil rouge de ce texte est l'égalité. Les critères de droit commun fixés par le code de l'action sociale et des familles s'appliqueront. Une seule question : les conditions d'accueil, familiales, éducatives, psychologiques, correspondent-elles aux besoins et à l'intérêt de l'enfant ? C'est sur ces seuls critères que pourra se faire l'appréciation.
L'enjeu n'est pas nouveau puisque la réforme de 1966 a ouvert la faculté d'adopter aux personnes seules. Des personnes homosexuelles en usent, sans mettre en avant le fait qu'elles vivent en couple, même si les services le devinent parfois.
Dans un arrêt du 22 janvier 2008, qui mettait en cause le conseil général du Jura, la Cour européenne des droits de l'homme a jugé au nom du principe de non-discrimination, qu'il ne pouvait y avoir refus d'agrément en raison de l'orientation sexuelle du couple. Depuis, beaucoup de conseils généraux se sont emparés du sujet pour s'assurer qu'il n'y a pas discrimination, franche ou insidieuse, arguant de l'« environnement familial ».
Il faut néanmoins sortir de cette situation hypocrite et bancale, où les demandeurs homosexuels sont incités, dans un grand moment de vérité, au déni de leur vie de couple. J'ai voulu, comme président du conseil général, inverser résolument la tendance, pour que l'évaluation de la capacité des requérants ne soit pas déconnectée de leur environnement. Je l'ai clairement revendiqué en juillet 2011 dans un dossier où la requérante avait fait état de sa vie en couple homosexuel, avec une femme qui avait elle-même un enfant. En reconnaissant le mariage de ces couples, on met fin à l'hypocrisie.
Après être intervenu dans le débat de manière tonitruante, j'ai proposé à l'ADF une charte de l'adoption sans discrimination, qui a débouché à Evry, en avril 2012 sur un colloque « Adoption et homoparentalité », dont les actes sont accessibles sur Internet. Nombre des intervenants sont ceux que vous allez entendre sur ce texte.
Le cumul, temporaire dans mon cas, puisque je siège à l'Assemblée nationale comme suppléant, m'a donné l'occasion d'assister à 109 heures de débat. Toutes ces questions n'y ont que peu été abordées, si ce n'est pour s'interroger sur une éventuelle augmentation des demandes d'agrément. Il faut ici raison garder. La loi, qui va légaliser des situations de fait, se traduira surtout par des adoptions intrafamiliales. Quant aux adoptions internationales, les couples de même sexe sont lucides sur les risques de se voir opposer une fin de non recevoir par bien des pays comme l'Ukraine, la Russie, la Chine ou Haïti. Il n'y aura pas d'appel d'air : ce n'est pas cela qui menacera l'équilibre financier de nos conseils généraux.
M. Jean-Pierre Sueur , président . - La question est loin d'être marginale. Merci de ces éclairages.
Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - J'ai, huit années durant, été vice-présidente du conseil général de Loire-Atlantique ; en charge de la protection de l'enfance, je présidais le conseil de famille et signais les agréments. Il y avait pas mal d'hypocrisie : quand nous donnions un agrément à un célibataire, nous pressentions des souffrances et devinions qu'un aspect de la personne était masqué. Reste que l'agrément ne donne pas un enfant. Or on constate déjà en Russie une certaine suspicion sur les demandes de célibataires ou de couples homosexuels. Ce texte présente surtout un intérêt parce qu'il autorise l'adoption de l'enfant du conjoint.
Il importe d'avoir un débat sain et complet sur la question, tant on entend d'approximations voire de contrevérités, notamment sur l'adoption plénière. Quand une femme accouche sous secret en France, elle peut donner son identité sous un pli fermé, que l'enfant pourra ouvrir à sa majorité ou avant, s'il est accompagné de ses parents. L'adoption plénière ne fait pas obstacle à l'accès aux origines.
Mme Esther Benbassa . - Durant cet exposé très complet, vous avez évoqué l'adoption internationale, sur laquelle nous n'avons pas prise. Puisque très peu d'enfants français sont adoptables, l'agrément n'a plus de signification. Ne pourrait-on y remédier en passant des avenants à nos accords internationaux ?
M. Jean-René Lecerf . - Ouvrir l'adoption aux couples homosexuels ne doit pas entraîner des conséquences dommageables sur les projets des personnes célibataires. Il arrive qu'après qu'un couple s'est effiloché, l'un des deux conserve un projet d'adoption. Des célibataires souhaitent adopter. Pourquoi le nombre d'adoptions par des hommes célibataires est-il encore plus dérisoire que par des femmes célibataires ?
Mme Nathalie Goulet . - Lorsque vous présumez que l'adoption est demandée par un couple homosexuel, le portez-vous au dossier ? Je m'inquiète toujours des fichiers.
M. Jérôme Guedj . - Cette loi a une vertu messianique : elle nous invite à nous interroger tant sur l'adoption dans notre pays que sur la procréation médicalement assistée (PMA), le statut des tiers....
Le dispositif actuel de l'adoption n'est pas satisfaisant. Je souhaite que la loi à venir sur la famille soit l'occasion d'y revenir. Pour l'adoption internationale, on est à moins de 1 500 à 1 700 enfants adoptés, contre 4 000 il y a quelques années : c'est extrêmement préoccupant. Peut-on passer des conventions avec des Etats ?
Des inquiétudes se sont manifestées dans le débat à l'Assemblée nationale : ne va-t-on pas assécher le vivier de l'adoption pour les autres couples ? On a tout entendu, d'aucuns sont allés jusqu'à demander que des parents mourants puissent interdire explicitement l'adoption de leurs enfants par des homosexuels. Je ne crois pas à la concurrence : pour l'essentiel, l'adoption sera celle du conjoint ; ce sera, en quelque sorte, une adoption intrafamiliale de régularisation.
En France, nous avons un problème avec l'adoption plénière : moins de 2 500 enfants ont le statut de pupilles de l'Etat, et très peu sont proposés à l'adoption. La tradition du maintien du lien avec le parent biologique reste très forte. Le délaissement parental n'est pas pris en compte comme dans le droit anglo-saxon.
L'adoption passe par un processus itératif : un colloque singulier, de confiance, s'établit entre le demandeur et les services du conseil général. C'est pourquoi, en juillet 2011, j'ai tenu à faire figurer dans la motivation de l'agrément délivré dans l'Essonne, l'existence d'un vrai lien d'amour entre deux personnes de même sexe. Tout en ayant franchi une étape importante, elles savaient qu'avoir affiché leur sincérité, compliquerait leur parcours du combattant. Pour les personnes seules, il n'y a pas de mention, sauf à leur demande expresse. Il faut presque faire abstraction de l'orientation sexuelle de la personne seule ; en même temps, l'on doit éviter une discrimination positive.
Les chiffres ? Quelque 10 % de demandes sont formulées par des personnes seules, très peu d'hommes, et moins de 1 % par des personnes homosexuelles.
Il y a des pays, madame Benbassa, qui ne posent pas de veto à l'adoption par des couples homosexuels. C'est le cas de l'Afrique du Sud.
Mme Cécile Cukierman . - Il faudra nous interroger collectivement, après le vote de ce texte. Quand l'Espagne a autorisé le mariage pour les couples de même sexe, l'adoption internationale dans un certain nombre de pays est devenue plus compliquée pour tous les couples. Sur la question de l'agrément, vous avez dit que l'absence de femme pouvait compliquer les choses. L'on sait trop combien la procédure d'agrément est humainement difficile. Comment rendre les enquêtes plus objectives ? Avez-vous pensé à des actions de nature à éviter que les espoirs suscités par la loi s'effacent devant de telles réalités ?
Mme Virginie Klès . - Certains parents ne donnent signe de vie à leurs enfants placés qu'en envoyant une carte postale par an : est-ce véritablement suffisant pour considérer qu'un lien est maintenu et qu'il empêche l'adoption ?
M. Alain Gournac . - J'ai été vice-président en charge des affaires sociales de mon département des Yvelines, et j'ai été frappé par la façon dont sont instruits les dossiers : il faudra vraiment la faire évoluer pour que les gens n'en sortent pas blessés.
Mme Nathalie Goulet . - C'et vrai.
M. Alain Gournac . - J'ai dû porter à bout de bras un couple cassé par la procédure.
M. Jérôme Guedj . - On compte 25 000 personnes détentrices d'un agrément et un flux de 6 000 demandes nouvelles par an. Comment agissent les équipes des conseils généraux ? Tout est question de bonnes pratiques. Il y a des traditions propres à certains endroits. Le conseil général des Yvelines est bien connu : s'agit-il d'une directive politique ou d'une pratique professionnelle ? On y privilégie, semble-t-il, les personnes mariées. L'enjeu peut être d'éviter de trop grandes disparités. Il est vrai que des personnes sortent cassées de l'épreuve tant on les interroge, tant on fouille leur vie. Pour diffuser les bonnes pratiques, j'ai dit quelle a été ma démarche. Depuis le colloque, nous nous efforçons de construire un réseau afin de pouvoir échanger. Pourquoi se cramponner sur le lien biologique ? N'oublions pas l'adoption simple, qui autorise un enfant à avoir jusqu'à quatre parents. Sachons aussi faire évoluer l'adoption plénière en constatant le délaissement parental plus rapidement.
Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Plus le politique s'en mêlera, mieux cela vaudra. Non pas que je ne fasse pas confiance aux équipes, mais la question n'est pas technique, et cela rassurera.
M. Jérôme Guedj . - Le rôle des équipes des conseils généraux est très important et celui de l'aide sociale à l'enfance est fondamental. On est toujours sur la crête, on frôle l'intime. Les professionnels ont besoin d'un cadre clair. Les schémas départementaux de l'enfance intègrent de plus en plus ces interrogations sur l'adoption - nous avions assimilé dès 2009 la non-discrimination en raison de l'orientation sexuelle. En tout état de cause, une politique se définit avec les services, avec leurs équipes stables. Surtout quand des familles suivent des stratégies de localisation en fonction de ce qu'elles savent des pratiques des uns et des autres, l'on a besoin que les dépositaires du suffrage universel définissent des règles transparentes sur lesquelles se fonde le professionnel qui prend la décision.
M. Jean-Pierre Sueur , président . - Je vous remercie de cet éclairage sur la position de l'ADF.