M. Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France

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M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous pourrons prendre le temps de dialoguer avec vous, Monsieur le Grand Rabbin.

M. Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France - Je vous prends au mot : je ne suis pas sûr que mon exposé liminaire soit indispensable. Tous les arguments ont déjà été maintes fois exposés ; plutôt que de les rappeler succinctement, il serait plus judicieux d'engager rapidement le débat pour que chacun puisse s'exprimer.

Je ne vais pas revenir sur le fond du dossier mais sur la forme. En juillet, alors que Monsieur le Président de la République faisait connaissance avec les divers corps de la société française, nous avions parlé du mariage pour tous ; je lui ai adressé une trace écrite de mes propos en octobre.

Je n'ai pas voulu participer au débat public, et je n'ai pas souhaité que la communauté juive participe aux manifestations. La place des religions n'est pas dans la rue, d'autant que la communauté juive n'est pas menacée ni réduite à manifester pour se faire entendre.

Tout au long des semaines qui ont suivi la sortie de mon texte, je n'ai pas souhaité communiquer. Ma parole a été rare, très rare. J'ai refusé les plateaux de télévision, les interviews pour une raison simple : ce sujet essentiel mérite mieux que des agressions verbales dans les medias. C'est indigne d'un homme respectueux des règles démocratiques et indigne du Français et juif que je suis.

Le «  mariage pour les personnes du même sexe »  - puisque le « mariage pour tous » a été prestement rejeté comme inadéquat -, pose des questions morales, juridiques, politiques, anthropologiques. Les raisons multiples ont fini pas se croiser. Or il est très difficile de gérer les termes de plusieurs disciplines en même temps : employer les mots d'une discipline intellectuelle à propos d'une autre occasionne des dérapages.

Des gens en sont arrivés à se jeter des mots, des arguments à la tête, la société est coupée en deux. Même si je suis profondément opposé à ce mariage, je n'oublie pas que cette union témoigne d'un désir d'amour de l'autre. Si ce désir d'amour conduit à l'invective, de quel amour s'agit-il, que l'on soit pour ou contre cette loi ?

Au coeur de cette loi, il est question d'amour. Car si le mariage n'est qu'un acte social, il n'y a pas lieu de changer la loi ! L'amour est donc central et la protection du conjoint est fondamentale. On va me demander ce que je pense de l'union civile. Ce qui compte avant tout, c'est la protection du statut du conjoint homosexuel. Si l'on oublie cela, il y a alors une trace d'homophobie, que je ne peux accepter.

Je suis un homme de la Bible, comme le chrétien. La Bible interdisant expressément l'homosexualité masculine ( Lévitique XXVIII-22 et XX-13) -puisqu'il n'est pas question de l'homosexualité féminine-, un bibliste juif ou chrétien ne peut vous dire qu'il est favorable au mariage homosexuel.

Si un juif pratiquant me pose une question sur l'homosexualité, je vais lui répondre en tant que rabbin, de même qu'un prêtre ou un prélat dit la règle chrétienne aux Chrétiens qui lui demandent conseil. Mais en tant que Français, je réponds à tous les Français : je n'ai donc pas à dire que l'homosexualité, c'est mal. Ce ne serait pas mon rôle, pas ma place.

En revanche, ce qui me soucie, c'est la protection du conjoint. Tout être humain a été créé à l'image de Dieu, et je lui dois le même respect qu'à l'égard de tout autre. C'est un point essentiel. Il faut donc voir qui parle : le juif, le Français, l'anthropologue, le moraliste ? Il faut savoir d'où l'on parle.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Le Lévitique a été écrit dans un certain contexte, à une certaine époque : peut-être faudrait-il l'interpréter à la lumière de cette réalité historique...

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Vous ne pouvez être taxé d'homophobie, puisque vous êtes le seul responsable religieux à avoir signé une déclaration contre l'homophobie en 2011.

Vous avez publié un remarquable essai à mettre plus au crédit de votre passé de philosophe...

M. Gilles Bernheim - Passé et présent !

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - ...qu'à vos fonctions de Grand rabbin : vous avez cassé le consensus du judaïsme français qui n'avait jamais pris de position publique sur aucune question de société auparavant, ni sur l'avortement, ni sur la peine de mort, ni sur le Pacs. Pourquoi cette prise de position aujourd'hui ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Sur quels points portaient les divergences au sein de votre communauté ?

Quelle était votre position sur le Pacs ? Les clivages étaient-ils les mêmes à l'époque ?

M. Gilles Bernheim - Pourquoi utiliser davantage mon passé et mon présent de philosophe que de rabbin ? La raison en est simple : quand je parle à la société, j'utilise son langage et non pas celui de ma communauté, avec ses références. Il était donc normal de développer une pensée audible par tous de manière non pas à laisser croire que l'autre a tort, mais à donner à penser y compris à ceux qui ne pensent pas comme moi.

La grandeur d'une religion ne réside pas dans son pouvoir de conviction et encore moins de coercition, mais dans sa capacité à donner à penser à ceux qui ne croient pas en elle. Quand j'agis de la sorte, j'ai l'impression d'accomplir mon devoir.

Pourquoi avoir pris une position publique ? Pourquoi avoir rompu avec les habitudes du judaïsme consistorial ? D'abord, il n'y a pas eu beaucoup de Grand Rabbin de France avant moi ; depuis la deuxième guerre mondiale, il y en a eu quatre : Jacob Kaplan qui a quitté ses fonctions en 1980, suivi par le grand rabbin Sirat et le grand rabbin Sitruk. Ensuite, pour ma part, ce n'est pas la première fois que je prends une position publique. J'ai commis un livre il y a un an, N'oublions pas de penser la France ; ce sont des questions-réponses avec des intellectuels sur les problèmes de société. Et ce n'était pas ma première expérience...Je n'ai même pas pensé à publier le document sur la question du mariage sous forme de livre : je suis passé par le Net afin de réagir rapidement. Si vous avez eu l'impression que ma parole était devenue très publique, c'est que Le Figaro a médiatisé mon message pour des raisons politiques, que je n'ai pas à juger. Ensuite, le Pape a cité mes propos le 21 décembre dans son discours annuel à la Curie romaine. Ce sont des considérations étrangères à ma volonté qui ont jeté ce document dans l'espace public.

Madame Meunier, je ne vais pas recenser les divergences de ma communauté à l'égard de ce texte : il est facile de les retrouver. Je me limiterai à une seule : l'utilisation du mot « égalité », abondamment employé par les adversaires et les partisans du projet de loi. Les homosexuels seraient-ils moins égaux que d'autres ? Il y a une divergence de fond sur le sens et l'application que l'on donne à l'idée d'égalité. En effet, l'idée d'égalité implique l'octroi de droits, mais en tant que philosophe et juif, je ne dissocie jamais les droits des devoirs.

Les droits, c'est la liberté, les devoirs, ce sont les règles et les contraintes. En tant que philosophe et en tant que juif, je recherche toujours un équilibre entre les devoirs et les droits. Or, j'aboutis à une impasse quand j'examine la question du mariage pour les homosexuels. Dans une société démocratique, on a le droit d'être en désaccord, même si je constate que la société française en est à un tournant lourd de conséquences.

Enfin, sur le Pacs, dans un livre que j'ai écrit en 2003, Réponses juives aux défis d'aujourd'hui , chez Textuel, j'avais répondu à des questions posées par un journaliste : tout un chapitre était consacré au Pacs. Je vous invite à vous y reporter.

Mme Esther Benbassa . - Le judaïsme français est de type traditionnel. Aux États-Unis, le mouvement juif libéral domine : en Californie, il y a des synagogues lesbiennes et homosexuelles ; parfois même, Dieu est féminisé ! En Israël, le mariage civil n'existe pas ; pourtant, la GPA et la PMA sont pratiquées. Le judaïsme n'est donc pas fait d'une seule pièce.

Le judaïsme traditionnel est opposé à l'homosexualité, au mariage pour tous. Le mouvement libéral se dit aussi bibliste et talmudique. En tant qu'historienne des juifs, je précise que, traditionnellement, avant M. Kaplan, le Grand Rabbin de France n'avait jamais -ou presque jamais- pris de position sur les questions politiques. Le Grand Rabbin s'occupe de sa communauté et n'a pas de rôle politique ; c'est le conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) qui gère les questions civiles et politiques.

M. Gilles Bernheim . - Je n'ai pas entendu de question.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - La règle, ici, c'est la liberté. Certains posent des questions, d'autres n'en posent pas.

M. Gilles Bernheim . - Je voulais simplement m'en assurer.

M. Philippe Bas . - J'ai été vivement intéressé par vos positions.

Nous n'avons pas à vous demander de justifier vos prises de position : nous ne sommes pas juges en ce domaine.

En tant que législateur, nous voulons, comme vous, agir en vérité.

La question de l'homoparentalité mérite d'être posée. Les couples homosexuels nous disent que ce serait leur faire injure de croire qu'ils pourraient dire à leurs enfants qu'ils ont deux pères ou deux mères. Pourtant, ce projet de loi affirme que l'on peut être parent sans être père ou mère. Peut-être existe-t-il un espace dans lequel on peut construire cette relation parentale qui n'est ni celle d'un père, ni celle d'une mère ; mais est-il compris dans le régime matrimonial de notre code civil ? Si ce n'est pas le cas, ce projet de loi fait fausse route ; si c'est le cas, il est légitime d'envisager l'ouverture du mariage à des réalités pour lesquelles il n'a pas été conçu.

Mme Catherine Tasca . - A juste titre, vous avez distingué votre parole selon qu'elle s'adresse à sa communauté ou à la société toute entière. Vous nous renvoyez à vos écrits, mais nous n'avons pas tous lu vos ouvrages. Pouvez-vous revenir sur votre conception de l'égalité ? Vous avez dit qu'elle aboutissait à une impasse : pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

M. Gérard Longuet . - Dans votre texte remarquable, vous effectuez un lien entre tradition biblique et actualité. Vous ne parlez pas de même à votre communauté et à la société française : vous avez un devoir d'intelligence et de compréhension pour tous, et un devoir de référence pour votre communauté. Dans votre texte, vous affirmez le caractère sexué de la nature humaine : il y a des hommes et il y a des femmes ; vous semblez condamner la théorie du genre, théorie selon laquelle on choisit son sexe plutôt qu'on ne le subit.

Vous avez insisté sur la protection des conjoints. Mais qu'est-ce qu'un conjoint et pourquoi le protéger ? Pour des raisons objectives, juridiques - son autonomie était limité - ou matérielles - pendant longtemps, la grossesse fut une épreuve épouvantable pour les femmes -, ou parce que le conjoint doit être protégé, quel qu'il soit, quel que soit son sexe, en raison de l'engagement mutuel ?

Enfin, comment cette protection s'organise-t-elle vis-à-vis de la filiation ?

M. Hugues Portelli . - J'ai lu votre contribution, Monsieur le Grand Rabbin, non pas dans Le Figaro , mais dans le cadre des amitiés judéo-chrétiennes.

Vous avez dit que votre rôle n'était pas d'appeler à manifester, d'autant que votre communauté n'était pas agressée. Mais ceux qui sont descendus dans la rue, dont je suis, l'ont fait pour réclamer un débat et non pas parce qu'ils estimaient être agressés.

Je suis frappé de constater que dans ma ville, toutes les communautés religieuses refusent ce texte. Que se passera-t-il si cette réforme est adoptée ? Le résultat sera contraire à son objectif : au lieu de renforcer l'égalité, elle va développer le communautarisme. Chaque communauté se repliera sur elle-même, car elle ne se reconnaitra plus dans la loi républicaines, et s'auto organisera.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Vous constatez que tous les intervenants ont été très intéressés par vos propos, comme ceux qui n'ont rien dit d'ailleurs.

M. Gilles Bernheim . - Les plus silencieux ont toujours raison, c'est bien connu...

J'ai entendu plusieurs choses dans ce qu'a dit Mme Benbassa. Je ne méconnais pas le judaïsme libéral ni la diversité des judaïsmes. Je ne suis pas orthodoxe, car je ne suis pas dogmatique, mais orthopraxe, c'est-à-dire rigoureux dans ma pratique religieuse.

Mon rôle est de protéger, ou d'être l'interface entre le judaïsme français et la société française. C'est mon rôle et c'est pour cela que j'ai été choisi. Ce faisant, je fais mon métier, même si mon métier est aussi une vocation.

Quant à mon rôle politique, je le constate : j'ai joué un rôle anthropologique, philosophique, religieux, politique dans la mesure seulement où il s'agit de loi et de son application pratique.

M. Bas a insisté sur l'homoparentalité, mais je distingue homoparentalité et homoparenté. Il existe une confusion savamment entretenue, consciemment ou non, depuis le début de ce débat. Sans doute est-ce lié à la prégnance de la théorie du genre - nous n'en sommes pas encore à la Queer theory - selon laquelle le choix du sexe relève d'une dimension autre que la composante organique. On en arrive à confondre homoparentalité et homoparenté. Y a-t-il un espace dans le régime matrimonial entre père et mère ? J'y ai beaucoup réfléchi : je ne crois pas. Je n'arrive pas à penser cet espace. J'ai beaucoup lu, écouté, réfléchi avant de présenter mon argumentaire. Peut-être ai-je commis des erreurs, mais je n'arrive pas à concevoir qu'il y ait un espace entre père et mère dans le régime matrimonial...jusqu'à ce qu'on me prouve le contraire.

Madame Tasca, oui, on peut donner les mêmes droits à deux hommes ou deux femmes, non, il n'y a pas les mêmes devoirs pour les couples homosexuels que pour les couples hétérosexuels. Notre société est fondée et construite sur la conquête des libertés. Il y a un profond désir de conquérir de nouvelles libertés avec ce mariage. Mais tout au long de l'histoire de l'Occident, il y a eu des déchirures, des impasses, des morts d'hommes, de beaucoup d'hommes, lorsque l'équilibre entre les droits et les devoirs avait été rompu.

Votre réflexion était riche, Monsieur Longuet. Est-ce que je condamne la théorie du genre ? Ma réponse est oui. Qu'est-ce qu'un conjoint ? Faut-il un engagement mutuel pour que le terme de conjoint fasse sens dans l'alliance entre deux sujets ? Oui, mais je réponds en tant que juif. Pour moi, l'alliance est un mot très fort : une alliance, c'est un lien et une distinction. En hébreu, on ne dit pas « nouer une alliance », mais « couper  une alliance », karat b'rîth ( ÷øòú áøéú ). Quand deux sujets fusionnent, il est fondamental d'inscrire une règle de la séparation, sinon on perd son identité. Tout homme qui aime profondément sa femme et toute femme qui aime profondément son homme sait que l'autre n'est pas elle ou n'est pas lui, et que la part d'étrangeté de l'autre est inépuisable. Il faut savoir aimer cette étrangeté, ne pas en avoir peur, car elle permet d'être tenu par la main, d'être accompagné. Il ne peut y avoir fusion entre deux individus : un et un ne font jamais un, mais deux.

Pour en revenir au problème du conjoint, dans les différentes situations possibles - homme-homme, femme-femme, homme-femme, femme-homme -, cette notion d'alliance peut parfois perdre toute signification : c'est le juif qui parle, car je connais mieux la dimension juridique juive que la composante anthropologique et juridique française.

Monsieur Portelli, en tant que Grand Rabbin de France, je n'ai pas interdit de manifester : je n'ai pas appelé à manifester, ce qui n'est pas la même chose. Mais je n'ai écrit aucun texte en ce sens...Cela dit, je peux comprendre que d'aucuns ressentent, faute d'accès au débat public, le besoin de passer par la rue pour y participer.

Selon vous, la loi va développer le communautarisme par l'auto-organisation de chaque communauté : vous avez parfaitement raison. Ce serait très mal compris si je le disais en tant que Grand Rabbin de France, mais je vous comprends profondément.

M. Thani Mohamed Soilihi . - Je réagis par rapport à ce qui vient d'être dit. Le communautarisme est mis à toutes les sauces. Pour moi, cette question n'a pas sa place dans le cadre du débat sur le mariage entre homosexuels, car cela reviendrait à dire que la réalité de l'homosexualité serait plus présente au sein d'une communauté que dans une autre. Que la question soit taboue dans telle ou telle communauté, c'est un fait, mais les problématiques que ce projet de loi prétend résoudre transcendent les communautés. Je préfère m'arrêter, parmi vos réflexions, sur la distinction que vous avez faite entre le message que vous envoyez à une communauté et celui que vous adressez à l'ensemble de la société française.

M. Gilles Bernheim . - Je ne touche aucun honoraire de M. Portelli pour être son avocat. J'ai compris la différence entre ses propos et ce que vous craignez. Mais ce que vous craignez est lié à ce que moi, je craignais : c'est pourquoi je ne pouvais pas évoquer cet argument, car j'aurais aggravé le mal en voulant l'extirper.

Le communautarisme, c'est lorsque, en tant que sujet religieux je construis une communauté pour me protéger de la société civile, de sorte que ma communauté soit imperméable aux valeurs des autres. La communauté, dans l'idée que je m'en fais, et c'est la noble idée des juifs consistoriaux, c'est celle que je construis, où le particularisme religieux peut être protégé, où celui-ci et les valeurs universelles de la société civile dialoguent pour s'enrichir mutuellement. Mais pour la confrontation, il faut être solide : c'est le rôle des maîtres religieux de ne pas avoir peur de la communauté et de ne pas se réfugier dans le communautarisme. Le devenir d'une religion dans la société française est à ce prix.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour ces explications qui ont fortement intéressé nos collègues.

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