M. André Vingt-Trois, Cardinal Archevêque de Paris, président de la conférence des évêques de France

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M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci, Monsieur le Cardinal, d'avoir bien voulu répondre à notre invitation. Nous avons appris ce matin que le Gouvernement avait l'intention, sous réserve des décisions de la conférence des présidents, que ce texte ne vienne en séance publique au Sénat qu'à partir du 2 avril, ce qui nous permettra de faire quelques auditions complémentaires et facilitera le travail du rapporteur et de la rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales. J'ai entendu parler ici et là de vote conforme. Nous déciderons en toute souveraineté, selon l'habitude du Sénat.

Nous sommes au lendemain d'une annonce qui sera peut-être le signe d'une modernisation d'une institution que nous respectons au plus haut point dans le cadre de la laïcité.

M. André Vingt-Trois, Cardinal Archevêque de Paris, président de la conférence des évêques de France - C'est une gageure de prendre la parole sur ce sujet après ce long débat à l'Assemblée nationale et dans les medias.

Prétendre que puisqu'il y a des situations de fait, il faut que la loi les légitime est une approche qui mériterait d'être approfondie : si le législateur se sent obligé de légaliser tous les comportements à partir d'une certaine fréquence, l'aspect pédagogique et régulateur de la loi risque d'être difficile à maintenir.

La différence sexuelle est-elle une inégalité ? L'intention déclarée du projet de loi d'établir davantage d'égalité est-elle fondée ? Chacune de nos existences est marquée par des différences factuelles qui n'impliquent pas d'inégalités juridiques ; laisser croire qu'une décision législative va pouvoir effacer les effets de la différence sexuelle ne peut que conduire à une insatisfaction. La confusion repose sur le fait que le respect de la dignité qui doit être égal pour tous est identifié à une identité de statut juridique. Il est piquant qu'au moment même où l'on prône la généralisation de la parité, on va la rendre facultative dans le seul domaine où elle était constitutive !

Le mariage est en effet une institution, il n'est pas le reflet d'une relation affective particulière. Contrairement à ce qui est soutenu par les partisans du mariage pour tous, dans l'expérience sociale de l'humanité, le mariage n'est pas un certificat de reconnaissance du sentiment amoureux ; il a une fonction sociale pour encadrer la transmission de la vie et articuler les droits et devoirs des époux entre eux et à l'égard des enfants à venir. La conception individualiste du mariage est contraire au fondement de notre édifice juridique ; en plus, le mariage a une utilité sociale : il favorise la stabilité conjugale et familiale, aspiration profonde d'une très grande majorité des concitoyens, qui profite à chacun et à la société tout entière.

J'en viens à la dimension symbolique de la relation au père et à la mère. Nier la différence sexuelle au profit d'une parentalité élective occulte la charge symbolique pour l'enfant lui-même des relations de fait entre les deux sexes. Cet oubli, cette occultation de la dimension symbolique de la différence sexuelle se répercute sur la manière d'aborder la question de l'enfant. Le projet de loi ouvre l'accès à la parenté pour l'adoption pour les couples homosexuels. Cela pose de nombreuses questions sans réponse jusqu'à présent. Nous savons, de science certaine que le nombre des enfants adoptables est de plus en plus restreint. Quel est l'intérêt réel d'avoir un droit qui ne pourra pas se réaliser ? Il y a des couples homosexuels qui ont des enfants de l'un des membres du couple qu'il a eu lors d'une relation amoureuse par ailleurs. C'est une question différente : il y a deux parents connus, même si l'un des deux ne fait pas partie du cercle familial actuel. C'est toujours l'intérêt supérieur de l'enfant qui est pris en compte dans la jurisprudence de l'adoption. On est frappé, à l'instar du Défenseur des droits, par l'absence de référence aux conséquences possibles pour les enfants, comme si le projet de loi n'était fait que pour satisfaire nolens volens les intérêts des adultes, comme si l'on s'acheminait vers la reconnaissance d'un droit à l'enfant.

J'en arrive à la lisibilité de la filiation. Tout enfant venu au monde a droit à connaître ceux qui l'ont engendré et à être élevés par eux, conformément à l'article 7, alinéa premier de la convention internationale des droits de l'enfant (CIDE) ratifiée par la France en 1990.

Bien sûr, il existe des situations exceptionnelles de personnes, qui pour le bien de l'enfant, doivent assumer la responsabilité parentale, mais il n'est pas opportun que le législateur organise l'impossibilité pour l'enfant de connaître ses parents.

Sur le bouleversement de l'état civil, directement perceptible par chacun, la privatisation de l'acte social du mariage produirait un affaiblissement supplémentaire de la cohésion sociale. Le projet de trois livrets de famille ne peut que laisser rêveur sur la non-discrimination souhaitée.

Il découlera de la logique de ce projet de loi le glissement inévitable entre adoption, PMA et GPA puisque le principe fondateur du projet de loi est le principe d'égalité.

Les enjeux anthropologiques et sociaux ainsi que la protection des droits de l'enfant sont passés sous silence, le discours égalitariste choisissant d'ignorer la différence entre personnes homosexuelles et hétérosexuelles à l'égard de la procréation ; il veut faire croire que le lien entre conjugalité et procréation n'est pas pertinent pour la vie en société. La conception individualiste du mariage n'est pas celle du droit français ; le bien commun n'est pas la somme des intérêts individuels. Le lien entre l'amour stable d'un homme et d'une femme et la naissance d'un enfant rappelle à tous que la vie n'est pas un dû mais un don. Dans un contexte économique et social préoccupant, le Gouvernement a choisi d'introduire un changement de grande ampleur, qui exige un débat large et approfondi, qui ne peut dépendre de sondages aléatoires, de la pression ostentatoire de quelques groupes ou d'une majorité électorale.

La responsabilité, la sagesse et la prudence doivent conduire à un examen plus rigoureux afin de chercher des ajustements raisonnables, sans ébranler les fondements de la vie des hommes et de la société.

M. Jean-Pierre Sueur , président .- Soyez assuré que c'est notre intention.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur .- Vous étiez déjà résolument opposé au Pacs lorsque vous étiez évêque de Tours. Pourquoi êtes-vous aussi hostile aux droits des homosexuels ? Quelle sera la position des prêtres lorsque ces couples voudront se marier religieusement ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis .- Selon vous, ce ne sont pas les faits qui doivent décider ; pourtant, le législateur a parfois donné un cadre légal aux faits de société.

Vous avez constaté, comme nous, que la famille a beaucoup changé. Elle est souvent monoparentale ou recomposée et n'a pas qu'un seul visage, y compris chez les croyants, dont certains sont homosexuels et ont des enfants. Comment l'Eglise catholique les accueille-t-elle ?

M. André Vingt-Trois .- Il y a sans doute un malentendu. Le fait d'être homosexuel ne donne pas un droit au mariage. L'orientation sexuelle d'une personne ne l'habilite pas automatiquement à toutes les situations de la vie sociale. Cela n'est pas une injustice ; et ce n'est pas parce qu'on est opposé à la transformation du mariage que l'on a une attitude négative à l'égard des homosexuels. La différence entre les sexes est la condition sine qua non de la transmission de la vie. En quoi cela est-il attentatoire à la condition des homosexuels ? C'est une donnée anthropologique qui n'a rien de religieux et qui a fait l'objet de commentaires de philosophes. Je ne suis pas opposé aux droits des homosexuels. Ils ne peuvent pas engendrer, c'est tout.

Je ne vois pas très bien où serait la difficulté sur le mariage religieux. L'Eglise est habilitée à définir les conditions d'accès à un sacrement, acte ecclésial qui peut se définir par lui-même, à moins qu'on nous interdise maintenant de célébrer le sacrement tel que nous le définissons. Nous sommes l'un des rares pays d'Europe où le mariage religieux n'a pas d'effet civil. Il est très difficile aujourd'hui dans la communauté catholique de défendre le mariage civil. Je connais certaines personnes qui veulent se marier religieusement et qui refusent de se marier civilement... La loi de la République ne le permet pas, mais les plus riches peuvent se marier en Espagne. Ce sera une discrimination supplémentaire !

Les situations familiales sont très différentes et résultent d'une certaine histoire, de choix personnel ou de contrainte. Ces derniers jours, j'ai lu 300 lettres d'adultes qui demandent le baptême, dont des femmes ivoiriennes qui résident en France, qui ont des enfants et pas de mari. C'est une situation de fait. Qu'il y ait des situations très différentes, je le conçois, encore faut-il qu'elles n'éliminent pas les éléments constitutifs de la génération. L'Ivoirienne sans mari sait qu'un homme lui a donné cet enfant.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Un géniteur !

M. André Vingt-Trois . - Un homme ! A moins que la théorie du genre soit arrivée à transformer la science.

Mme Esther Benbassa . - Vous avez parlé de sacrement. Les homosexuels ne demandent pas un mariage religieux. C'est au nom de l'égalité que le législateur essaie de faire une loi pour leur permettre de s'unir civilement.

Vous utilisez le mot « engendrer ». Aujourd'hui, si l'on n'a pas de croyance religieuse, on peut se marier civilement sans avoir l'objectif d'engendrer. Il faut distinguer la religion et la vie laïque.

Vous avez parlé de l'inégalité entre les gays et lesbiennes par rapport à l'accès à la parentalité. Effectivement, la PMA permet aux lesbiennes d'accéder à la parentalité, alors que les homosexuels n'accèdent pas à la parentalité, puisque la GPA n'est pas autorisée. C'est une raison de plus d'ouvrir la PMA et la GPA à tous les couples !

M. Jean-René Lecerf . - Quelle est la position de l'Eglise catholique sur l'adoption par les célibataires ? Votre position serait-elle susceptible d'évoluer si le législateur instaurait une séparation étanche entre le mariage et la parentalité ?

M. Hugues Portelli . - Le code civil est enraciné dans une conception judéo-chrétienne du mariage.

M. Jean-Jacques Hyest . - Bravo.

M. Hugues Portelli . - Si ce projet de loi est voté, le lien avec cette origine sera rompu ; l'Eglise reconnaîtra-t-elle la moindre légitimité au mariage civil ?

En Alsace-Moselle, le mariage religieux a des effets civils. En sera-t-il de même pour les autres régions de France si ce projet de loi aboutit ? La loi oblige les gens à se marier civilement avant de se marier religieusement, mais en fait seuls les catholiques respectent cette obligation... Le dispositif actuel a-t-il encore un sens ?

M. Jean-Pierre Godefroy . - Vous avez dit que les homosexuels ne peuvent pas engendrer ?

M. Jean-François Husson . - Entre eux !

M. Jean-Pierre Godefroy . - Les femmes peuvent avoir recours à la PMA à l'étranger, les hommes à une amie pour avoir un enfant : ils peuvent donc engendrer.

Selon vous la vie n'est pas un dû mais un don. En quoi ces enfants ne sont-ils pas un don ?

M. André Vingt-Trois . - J'ai omis de préciser que les homosexuels ne pouvaient pas engendrer « entre eux » !

M. Charles Revet . - Ça allait de soi !

M. André Vingt-Trois . - M. Godefroy a posé une question plus générale, celle du sens de ce qui est possible techniquement. La possibilité ne donne pas le sens de la relation humaine constitutive de la vie.

La relation amoureuse, quand bien même fût-elle chaotique, est constitutive d'un processus d'identification pour l'enfant. Le couple homosexuel ne peut engendrer par lui-même.

M. Portelli, ce n'est pas à moi qu'il appartient de transformer la loi de la République... et le code civil est surtout inspiré du droit romain ; de plus, les anthropologues ont montré que les familles de certains peuples relevaient de structures qui ne devaient rien à la Bible ou à Rome ! Il n'y a pas de relation de cause à effet.

Le lien entre mariage et parentalité ne tient pas qu'à des moyens législatifs et réglementaires. S'il y a une telle fascination pour une réalité qu'on nous a décrite comme dépassée, c'est précisément dû à ce lien entre le mariage et la capacité à avoir des enfants ; le mariage est une structure conçue pour la procréation et l'éducation des enfants.

Quant à la question de Mme Benbassa, vous venez de nous donner l'illustration que le mariage homosexuel débouche sur la GPA au nom du principe d'égalité! Comment gérer la « discrimination » entre couples masculins et féminins ? Peut-être le législateur pourra-t-il empêcher ce dynamisme d'aboutir... mais dans les pays où l'adoption a été ouverte au mariage homosexuel, inéluctablement, en raison de la pénurie d'enfants adoptables et du désir -ou du droit ?- à l'enfant, on en est venu à la GPA.

Je n'ai pas placé mon exposé liminaire sur le terrain sacramentel mais sur celui de la réalité conjugale, indépendamment de la foi. Selon vous, seuls les croyants associent mariage et procréation : manifestement, il y a quelques incroyants qui associent mariage et procréation, sinon le taux de fécondité ne serait pas celui que nous connaissons en France... Ce n'est donc pas le sacrement du mariage qui est en cause.

M. Jean-René Lecerf . - Quelle est la position de l'Eglise sur l'adoption par les personnes célibataires ?

M. André Vingt-Trois . - C'est une position traditionnelle de moraliste et de casuiste : il s'agit de faire face à des situations concrètes. Il y a des enfants sans parents. Il faut trouver la formule la plus adaptée, mais sans partir de l'idée qu'un célibataire doit pouvoir adopter. Je suis admiratif des personnes qui ont pris à charge et élevé des enfants ; dans les campagnes, on parlait autrefois des « enfants de femmes » dont les pères avaient été tués durant la guerre de 1914 et qui étaient élevés par leur mère, leur grand-mère ou leur tante. Ce n'est pas un modèle de fonctionnement, mais c'était un moyen de faire face le mieux possible à une situation donnée.

M. Jean-Yves Leconte . - Je réagis à ce que vous venez de dire. Vous justifiez l'adoption par une personne seule : pourquoi la bloquer pour un couple de personnes de même sexe ? L'attitude devrait être la même. Je ne vois pas ce qui dans votre raisonnement diffère entre une personne seule et un couple, quel qu'il soit.

Quand il s'agit du respect de la vie, il faut bien adapter la loi au fait, comme par exemple pour certains enfants nés de la GPA. Des personnes ont peut-être joué avec la loi, mais l'enfant est là ! Le législateur a le devoir d'en tenir compte.

M. Michel Mercier . - Vous avez évoqué la dimension sociale du mariage, essentielle dans notre pays. Comment réhabiliter cet acte structurant ? Quelle société construirons-nous avec un mariage limité à la dimension individualiste ?

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Le Sénat prend le temps nécessaire à l'étude approfondie des sujets qui lui sont soumis.

M. Gilbert Barbier . - La position de l'Eglise a-t-elle évolué par rapport au Pacs, qui est surtout utilisé par les couples hétérosexuels et n'apporte pas les mêmes droits que le mariage ?

M. André Vingt-Trois . - M. Leconte, mon opposition porte non sur le nombre et la nature des personnes mais sur le point de départ : l'adoption, ce n'est pas satisfaire le désir d'enfant d'un adulte, mais répondre aux besoins des enfants. Le projet de loi ne parle jamais des enfants : il est focalisé sur le droit des adultes.

Sur le Pacs, on nous avait expliqué qu'il s'agissait du droit des homosexuels et on s'aperçoit aujourd'hui qu'il est utilisé majoritairement par les hétérosexuels. A l'époque, je pensais que c'était une première atteinte à l'équilibre du mariage ; quelques années après, nous en voyons les fruits aujourd'hui ! La garde des sceaux de l'époque, Mme Guigou, avait fait une profession de foi magnifique sur l'originalité de la famille ; nous savions très bien où cela allait... et nous y sommes. Et nous l'avions dit !

M. Mercier me complique la vie ! La constitution du mariage et sa mise en oeuvre dans la société fournissent un point d'appui à l'élaboration éducative et pédagogique d'une cohésion sociale. La stabilité du contrat n'est pas la somme des désirs individuels de chacun.

La responsabilité de la société n'est pas d'être le reflet des forces obscures qui traversent l'esprit et le coeur des hommes, c'est de construire. Or l'un des problèmes de notre société, c'est l'absence d'intermédiaire entre l'individu et la macro-masse. Dans ce cas, la seule possibilité de se faire entendre, c'est le recours à la force morale ou physique. Le mariage, c'est un homme et une femme qui s'engagent pour durer. C'est cela qu'ils veulent, pas seulement pour eux, mais aussi pour les enfants qu'ils souhaitent avoir ou qu'ils auront sans les avoir souhaités... ou qu'ils souhaiteront sans pouvoir les avoir !

Dans beaucoup de cas, lorsque des jeunes demandent à préparer leur mariage, il y a un lien immédiat avec l'enfant, réel ou virtuel, qui joue le rôle de détonateur pour qu'une relation, d'un seul coup, se cristallise et s'établisse. Les personnes qui se marient aujourd'hui prennent conscience de leur responsabilité de parents et veulent apporter à leurs enfants un point d'appui, au-delà de la couleur du livret de famille.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Je vous remercie très sincèrement, Monsieur le Cardinal, d'être venu répondre à nos questions, en respectant le temps imparti, conformément au principe d'égalité qui régit notre emploi du temps, puisque chaque religion bénéficie du même temps.

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