EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Initiée par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, la dynamique de revalorisation et de modernisation du Conseil économique et social (CES) trouve un premier aboutissement dans le texte qui, après avoir été adopté en première lecture par l'Assemblée nationale le 6 avril dernier, est aujourd'hui soumis au Sénat.
Seule incarnation constitutionnellement consacrée de la démocratie consultative au sein du système institutionnel français, le CES a un rôle crucial dans l'expression des forces vives de la nation. D'une part, en permettant aux représentants des différentes composantes de la société civile de dialoguer entre eux, il favorise l'émergence d'une synthèse entre les opinions de groupes aux intérêts parfois contradictoires, et souvent divergents ; d'autre part, en les incluant dans le jeu institutionnel classique, il permet aux corps intermédiaires de faire valoir leur point de vue auprès des pouvoirs publics et d'être associés à l'élaboration des politiques publiques.
La « troisième assemblée » qu'est le CES a indéniablement un statut particulier dans l'architecture des pouvoirs constitués, ce qui a pu expliquer sa grande vulnérabilité. Dénué de la « légitimité des urnes » et insusceptible d'exercer, fût-ce partiellement, la souveraineté nationale, le Conseil a été contesté tout au long de son histoire, de manière plus ou moins virulente, à la fois par les pouvoirs publics classiques, qui ont entretenu une certaine défiance à l'égard de cette entité atypique, et par les citoyens, qui connaissent mal -voire qui ne connaissent pas- cette institution et peinent à en percevoir l'utilité.
Cette vulnérabilité a été prise en compte par le Constituant, qui a voulu rénover le Conseil économique et social en profondeur selon une double orientation. En premier lieu, il a entendu accroître sa légitimité en l'ouvrant aux Assemblées et aux citoyens, qui disposent désormais de voies de saisine dédiées. En second lieu, il a renforcé son adéquation aux préoccupations de la société civile, en élargissant sa compétence aux questions environnementales. Il s'agit ainsi d'une transformation substantielle pour le CES, devenu CESE (Conseil économique, social et environnemental).
La richesse de ces innovations n'est que très imparfaitement retracée par l'étude d'impact annexée au présent projet de loi organique. En effet, celle-ci ne porte que sur l'article 4 du texte (c'est-à-dire sur la mise en place d'une saisine « populaire » du Conseil par voie de pétition), alors même qu'une évaluation des coûts et des avantages de la totalité de la réforme, ainsi qu'une analyse des scénarios alternatifs, aurait dû être menée pour respecter l'esprit -si ce n'est la lettre- de l'article 39 de la Constitution.
Une étude d'impact complète aurait d'ailleurs été un outil précieux pour le CESE lui-même : le président du Conseil, M. Jacques Dermagne, s'est en effet engagé à mener à bien la transformation qui découle naturellement de la révision constitutionnelle sans faire dévier la structure de dépenses du Conseil, qui se caractérise, depuis plusieurs années, par une grande modération budgétaire. Sans doute le Conseil aurait-il mieux pu, en s'appuyant sur des évaluations précises et argumentées, mettre en place une stratégie de court et de moyen terme pour faire face aux coûts qui seront inévitablement engendrés par la réforme. Et sans doute de telles évaluations auraient-elles dû être menées avec un soin particulier dans un contexte de forte dégradation de nos finances publiques.
Votre rapporteur souligne également que le rapport élaboré il y a près d'un an par notre collègue Jean-Claude Frécon 1 ( * ) posait déjà la question de l'impact budgétaire de la révision constitutionnelle -celle-ci étant, selon lui, largement corrélée aux options retenues par la loi organique venant fixer les modalités pratiques de mise en oeuvre des nouveaux pouvoirs dévolus au Conseil.
Dans un tel cadre, il est extrêmement difficile de comprendre pourquoi le Gouvernement s'est limité à étudier l'impact d'un seul article, sans même mentionner les quinze autres, et n'a pas cru nécessaire de justifier la plupart de ses choix.
Cette insuffisance est d'autant plus gênante que, en raison du caractère pour le moins parcellaire de l'étude d'impact, le Gouvernement a négligé de fournir au Parlement des éléments d'appréciation sur une question cruciale : celle de la composition future du CESE, qui est traitée à l'article 6 du présent texte. Or, il s'agit là d'un chantier vital pour l'avenir de l'institution : en effet, cette problématique a des conséquences lourdes sur la crédibilité et sur la légitimité du Conseil, puisque seule une entité réellement représentative de la société civile peut prétendre exercer les missions qui sont confiées au CESE par la Constitution et qui sont confirmées par le présent texte.
En tout état de cause, votre commission souligne que les choix retenus par le législateur organique, pour opportuns et judicieux qu'ils puissent être, ne prendront leur dimension réelle que s'ils sont servis, au quotidien, par une pratique vertueuse et par une vision ambitieuse de l'avenir du Conseil. Car, comme le rappelle M. Dominique-Jean Chertier dans son rapport au Président de la République sur la modernisation du CESE 2 ( * ) , « au-delà des bonnes volontés individuelles, réelles, le propre d'une institution est toujours de chercher à se survivre, en l'état, à elle-même ».
Il incombera donc au Parlement, au Gouvernement et au Conseil économique, social et environnemental lui-même d'être vigilants et de s'assurer, par des évaluations régulières, que la révision constitutionnelle a porté ses fruits et que la nécessité de la réforme l'a emporté sur la tentation du statu quo .
I. LE CONSEIL ÉCONOMIQUE ET SOCIAL : UNE INSTITUTION DOTÉE D'UNE LÉGITIMITÉ RENOUVELÉE PAR LA RÉVISION CONSTITUTIONNELLE DE 2008
Contesté depuis sa création et périodiquement remis en cause depuis lors, le Conseil, dont la suppression a été plusieurs fois proposée sans jamais être décidée, est une « institution chahutée, voire miraculée » 3 ( * ) , qui a connu de nombreuses transformations au cours de son histoire. La plus importante de ces transformations, à savoir celle qui a été engagée par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, lui donne une occasion de prendre une place nouvelle parmi les institutions françaises et de gagner en sérénité, en stabilité et en légitimité.
A. UNE INSTITUTION DONT LA PERTINENCE A ÉTÉ MISE EN CAUSE DE MANIÈRE RÉCURRENTE
1. Le déploiement progressif de la démocratie consultative
a) Du Conseil national économique de 1925 au Conseil économique de la Quatrième République
La volonté de créer une assemblée consultative représentant les « forces vives de la nation » et ayant vocation à rendre des avis pour éclairer les décisions du Gouvernement et du Législateur s'appuie sur deux inspirations complémentaires.
Elle résulte d'abord des initiatives menées, à l'échelle nationale, par la Confédération générale du travail (CGT) qui réclame, dès 1919, la mise en place d'un « Conseil économique du travail » rassemblant les principaux syndicats et leur permettant de participer à la vie institutionnelle du pays. Réuni pour la première fois en 1920, ce Conseil bénéficiera rapidement de soutiens politiques nombreux, bien qu'hétérogènes.
Elle repose, en outre, sur un exemple étranger : celui du Conseil économique allemand, qui avait été institué par la Constitution de Weimar et qui a, tout au long des années 1920, servi de modèle à tous les Etats européens qui désiraient fournir une arène de discussion apaisée aux acteurs de la démocratie sociale et recueillir, en amont de la mise en place de normes économiques ou sociales, l'opinion de ces derniers sur les actions envisagées par les pouvoirs publics.
La conjugaison de ces deux influences mène à la création d'un Conseil national économique , institué par un décret du 16 janvier 1925. Doté d'attributions exclusivement consultatives, ce conseil était initialement placé auprès du président du Conseil et, en conséquence, dénué de tout lien avec le Parlement ; en outre, il reflétait imparfaitement la réalité du monde social, dans la mesure où de nombreux secteurs économiques, comme le commerce et l'agriculture, n'y étaient pas représentés. Pour pallier ces faiblesses, une loi du 19 mars 1936 vint élargir les compétences 4 ( * ) et la composition du CNE ; elle permit également au Parlement de prendre, au moins en partie, la maîtrise du Conseil, qui pouvait désormais être consulté par les Assemblées et dont l'assemblée générale ne pouvait plus être réunie que sur demande de l'une des deux chambres.
Cependant, ce n'est qu'en 1946 que cette institution acquiert un statut constitutionnel : sous le nom de « Conseil économique », elle est en effet consacrée par l'article 25 de la Constitution du 27 octobre 1946, qui prévoit que le Conseil, dont les pouvoirs restent purement consultatifs, peut être consulté par l'Assemblée nationale ou par le conseil des ministres. Le Conseil économique demeure, comme son prédécesseur, l'organe représentatif des principales fonctions économiques et des grandes catégories sociales.
Si, dans l'important travail de reconstruction et de développement économique et social de l'après-guerre, le Conseil économique réussit à affirmer son « pouvoir de suggestion » et à faire la preuve de sa pertinence, il fut globalement peu sollicité au cours de la IVe République . Ainsi, sur les 399 avis rendus entre 1947 et 1959, 328 procèdent d'une auto-saisine, 45 d'une demande de l'Assemblée nationale et 26 d'une saisine gouvernementale.
* 1 Rapport d'information n° 389 (2008-2009), fait au nom de la commission des finances, « La réforme du Conseil économique, social et environnemental : une chance à saisir ».
* 2 « Pour une réforme du Conseil économique, social et environnemental » , rapport de M. Dominique-Jean Chertier, remis en janvier 2009.
* 3 M. Dominique-Jean Chertier, rapport précité.
* 4 Cette loi prévoit en effet que le Conseil est compétent pour rendre des arbitrages sur les conflits économiques, à la demande des intéressés et pour contribuer à l'élaboration des conventions collectives.