TRAVAUX DE LA COMMISSION
Réunie le mardi 23 février 2010 , sous la présidence de Muguette Dini, présidente, la commission a procédé, sur le rapport de Gérard Dériot , à l' examen des amendements et à l' élaboration de son texte pour la proposition de loi n° 595 (2008-2009) présentée par Yvon Collin et plusieurs de ses collègues, tendant à interdire le Bisphénol A dans les plastiques alimentaires .
Gérard Dériot, rapporteur, a tout d'abord expliqué que le Bisphénol A (BPA) est le constituant de base d'un plastique très répandu, le polycarbonate : ce n'est donc pas un additif, mais un composant du plastique. Synthétisé dès la fin du XIX e siècle, il a été développé dans les années trente comme un oestrogène de synthèse, mais il n'a jamais été utilisé comme médicament car il a été supplanté par le distilbène. Depuis les années soixante, le BPA est largement utilisé dans l'industrie plastique et se retrouve dans de très nombreux produits de la vie quotidienne : CD, pièces automobiles, électronique, construction, vitrages, toitures ou équipements médicaux. Environ 3 % du polycarbonate produit sont utilisés pour le contact alimentaire : bombonnes d'eau, bouteilles et biberons. Le BPA entre également dans la composition des résines époxydes, qui protègent de nombreuses applications industrielles ou de consommation courante en tant que revêtement intérieur, par exemple dans les réservoirs et les tuyauteries contenant du fer : 11 % de la production sont utilisés en contact alimentaire dans les fûts, les boîtes de conserve ou les canettes, qui sont recouverts d'un film protecteur en cette matière apportant une garantie pour la sécurité alimentaire.
Au total, le Bisphénol A est donc utilisé depuis plus de quarante ans dans de nombreuses applications et il a été autorisé dans tous les pays à la suite d'études nombreuses et poussées. Dans l'Union européenne, par exemple, un cadre réglementaire strict existe pour les matériaux en contact avec des aliments et ce cadre est antérieur à la réglementation relative à l'enregistrement et au contrôle des produits chimiques. L'agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) indiquait au sujet du BPA : « les évaluations de risque menées par les agences sanitaires ont conclu, sur la base des données scientifiques disponibles, à l'absence de risque pour le consommateur dans les conditions d'emploi ».
Or, des études récentes ont apporté de nouveaux éléments scientifiques, pour la plupart encore en débat. Leur intérêt majeur est de remettre en cause la manière dont les produits du type BPA étaient étudiés jusqu'à présent en termes de toxicologie.
Le BPA fait partie d'une catégorie encore nouvelle : les perturbateurs endocriniens. Ces composés, très variés, sont reconnus par le corps humain comme des hormones naturelles et perturbent donc le système hormonal, soit en mimant certains effets, soit en bloquant certains récepteurs hormonaux. De ce fait, ils ont des incidences potentielles sur la reproduction, le développement des cancers hormonodépendants, le métabolisme ou le comportement. Ils ne peuvent donc très certainement pas être analysés comme un produit toxique habituel, qui s'attaquerait directement à un organe du corps. Ils pourraient ainsi avoir des effets, même à doses faibles voire très faibles, car ils se « surajoutent » aux hormones naturelles. De plus, chaque produit a un effet chronobiologique différent, si bien que le moment où le composé est ingéré doit également être pris en compte.
Or, l'approche sanitaire a consisté jusqu'à présent à définir une « dose journalière tolérable » ; c'est ce point qui est remis en question par de nombreux scientifiques : est-il pertinent de fixer une dose « plafond » pour refléter l'impact sanitaire de ces produits ?
Finalement, cette accumulation d'études a amené les autorités sanitaires de nombreux pays à réévaluer leurs avis.
L'Afssa, qui avait déjà rendu des avis sur le BPA, s'est autosaisie en octobre dernier. Elle a constitué un groupe de travail ad hoc et consulté une quarantaine d'experts. Son avis du 29 janvier parle de « signaux d'alerte » et d'« effets subtils sur le comportement » ; il précise aussi que « la méthodologie des nouvelles études ne permet pas d'interprétation formelle des données qui remettrait en cause les précédentes évaluations du risque sanitaire ». L'agence recommande en conséquence de poursuivre les études, de chercher d'autres sources d'exposition que les matériaux au contact des aliments et de définir rapidement une méthodologie adaptée à la détection d'une toxicité potentielle des perturbateurs endocriniens. Elle rappelle enfin des mesures simples de précaution : éviter de chauffer à très forte température l'aliment en cas d'utilisation de biberons ou de récipients en polycarbonate.
D'autres pays aboutissent aux mêmes conclusions que la France :
- la Food and Drug Administration (FDA) américaine s'est inquiétée, en janvier dernier, des effets potentiels du BPA, tout en reconnaissant des incertitudes substantielles dans l'interprétation globale des données des nouvelles études. Elle conclut, de manière quelque peu byzantine, qu'elle entend prendre des « mesures raisonnables » pour réduire l'exposition humaine au BPA dans la nourriture : soutien aux actions des industriels pour arrêter la production de biberons contenant du BPA et au développement d'alternatives à ce matériau pour le revêtement intérieur des boîtes de lait pour bébé et des autres boîtes alimentaires. Elle précise, in fine : « considérant que ces mesures sont prises comme des précautions, il est important qu'aucun changement nuisible pouvant mettre en péril la sécurité sanitaire ou l'accès à une nutrition saine, particulièrement pour les bébés, ne soit apporté dans les emballages de nourriture ou dans la consommation » ;
- l'agence gouvernementale commune à l'Australie et à la Nouvelle-Zélande prend moins de précautions oratoires : après examen des nouvelles études, elle a conclu, le 19 janvier dernier, que « le BPA dans les biberons et emballages alimentaires est toujours sans danger » ;
- l'autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) réunira des experts en avril et rendra son nouvel avis en mai ;
- les autorités canadiennes ont adopté la même orientation que la FDA et l'Afssa : elles parlent d'« incertitude », d'« effets possibles des faibles doses » mais ajoutent que « l'exposition actuelle provenant de matériaux d'emballage des aliments ne pose pas de risque pour la santé de la population en général, y compris pour la santé des nouveau-nés et des nourrissons ». Pourtant, la presse s'est largement fait l'écho d'une interdiction des biberons contenant du Bisphénol A au Canada : en fait, le gouvernement avait annoncé, en 2008, son intention de les interdire, mais ce projet a servi de moyen de pression sur les industriels pour qu'ils trouvent des substituts et n'a jamais été effectivement appliqué.
Gérard Dériot, rapporteur, a alors fait valoir les limites de la proposition de loi tendant à interdire les plastiques alimentaires contenant du BPA. Celle-ci présente tout d'abord des difficultés juridiques, bien qu'elles ne puissent être considérées comme rédhibitoires sur un sujet de santé publique de ce type. Ainsi, est-il réellement nécessaire d'adopter une loi, alors qu'en application de l'article L. 221-5 du code de la consommation, le ministre compétent peut déjà prendre, par arrêté, les mesures d'interdiction prévues par la proposition de loi « en cas de danger grave ou immédiat » ?
Ensuite, elle soulève, en l'état, des questions de fond car son champ d'application est très vaste, les plastiques alimentaires contenant du BPA se retrouvant dans de très nombreux produits. Comment les remplacer, du jour au lendemain, sans affecter profondément le circuit économique, et donc l'accès à ces produits de grande consommation ? En outre, vu l'utilisation massive des polycarbonates et des résines époxydes, la question du produit de substitution est essentielle pour faire face à la demande. Or, comme le relève par exemple le gouvernement canadien, il sera nécessaire de vérifier de manière sérieuse, contradictoire et approfondie la toxicité éventuelle de ces produits alternatifs.
Surtout, une interdiction générale n'apporterait pas une réponse adaptée aux données scientifiques des dernières études car celles-ci mettent en avant le chauffage intense du produit pour expliquer la dissémination du BPA, ce qui limite le type de produits concernés par le risque. De plus, la population adulte semble moins sensible aux perturbateurs endocriniens ; la FDA cible par exemple les bébés, car leurs systèmes neurologique, endocrinien et hépatique sont immatures.
Pour autant, il sera nécessaire d'affiner les études : l'une d'entre elles, dont la méthode est cependant débattue, indique que, pour 92 % des 2 500 Américains testés, du BPA a été trouvé dans les urines, sans qu'on puisse en tirer à ce stade une quelconque conséquence ou causalité ; surtout, la contamination in utero semble maintenant certaine et le BPA passerait ainsi la barrière placentaire, ce qui est naturellement préoccupant.
En conclusion Gérard Dériot, rapporteur, a estimé que l'ensemble de ces éléments désignent les nouveau-nés comme une population particulièrement à risque et le chauffage intense du produit comme un facteur aggravant. Il lui semble donc nécessaire :
- premièrement, d'agir en priorité envers les nourrissons et les femmes enceintes. Cela peut éventuellement passer, en cas de besoin, par des interdictions ou des suspensions de produits, mais aussi par la diffusion de « bonnes pratiques » de consommation, par la création d'un site internet public dédié, par des campagnes de publicité, par un meilleur étiquetage des produits et, naturellement, par le renforcement de la recherche scientifique ;
- deuxièmement, de ne pas se limiter au Bisphénol A car l'ensemble des perturbateurs endocriniens posent potentiellement un problème. Le Gouvernement a déjà pris la mesure de la question, en commandant une étude collective à l'institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) sur cinquante-cinq produits qui sera rendue publique en mai pour le BPA et à l'automne 2010 pour les autres. Il faudra alors envisager des mesures plus générales et plus globales, sans se limiter au BPA et aux sources d'alimentation. Enfin, de nombreuses études ou avis vont être publiés en mai prochain et une rencontre internationale d'experts, organisée par le Canada, l'OMS et l'organisation de l'ONU pour l'alimentation et l'agriculture, se tiendra en octobre 2010.
Dans ce contexte, la présidente Muguette Dini vient de saisir l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) d'une étude sur l'impact sanitaire des perturbateurs endocriniens, car ce sujet sera certainement un enjeu majeur de santé publique dans les années à venir au regard de la diversité des produits incriminés et de leurs modes de diffusion.
Pour ce qui concerne la proposition de loi, Gérard Dériot, rapporteur, a invité la commission, conformément à l'accord politique en vigueur au Sénat, à ne pas adopter de texte afin d'ouvrir la discussion en séance publique sur la version telle qu'initialement déposée par ses auteurs.
Alain Gournac a mis en garde contre tout emballement qui amènerait à ne pas tester avec suffisamment de rigueur de nouveaux produits mis à la disposition des consommateurs. Si les nouvelles données scientifiques doivent être entendues et prises en compte, comme l'ont fait les autorités sanitaires françaises, américaines ou canadiennes, une réaction intempestive pourrait elle-même être porteuse de risques. Or, le Sénat est une assemblée qui ne situe pas son action dans la simple réaction aux événements et il est important de prendre des dispositions qui correspondent réellement aux dangers.
Marc Laménie a souligné l'importance d'adopter une démarche pédagogique pour aborder des sujets aussi techniques. Le cas du BPA montre clairement les tiraillements entre les enjeux économiques et ceux liés à la santé publique. Enfin, la question des produits de substitution se posera avec acuité et ils devront être évalués attentivement.
Guy Fischer a soulevé l'enjeu industriel de la question du Bisphénol A pour la filière de la plasturgie.
Jacky Le Menn a rappelé que de nouvelles informations plus exhaustives seront disponibles dans quelques mois, à la fois sur la question du BPA mais aussi, plus globalement, sur celle des perturbateurs endocriniens. L'Inserm réalise par exemple en ce moment une expertise sur un ensemble de cinquante-cinq produits. En outre, les moyens juridiques existent déjà pour retirer du circuit économique des produits qui présenteraient un danger. Or, les inquiétudes sont réelles dans la population et il est important que les autorités donnent le sentiment de se soucier de la question. De ce point de vue, l'idée de campagnes ciblées de communication doit être mise en oeuvre. La vigilance est essentielle mais toutes les conséquences sur les process industriels doivent également être évaluées.
Muguette Dini, présidente, a estimé que le cas particulier du BPA révèle un mal plus grand : le sentiment que, désormais, tous les produits en contact avec l'homme présentent un danger. Or, il ne faut pas oublier que l'espérance de vie a progressé dans des proportions considérables, en dépit des risques sans cesse dénoncés. La vigilance doit être de mise face à des signaux d'alerte, mais elle ne doit pas tourner à l'irrationnel.
Gérard Dériot, rapporteur, a estimé naturel de réagir de manière affective à des dangers qui menaceraient les bébés et les nourrissons. Pour autant, une légitime vigilance ne doit pas amener à des dérives. Face aux inquiétudes, la communication autour des bonnes conditions d'emploi des produits doit être développée. Enfin, en termes industriels, il faut noter que le polycarbonate, qui présente de très importants avantages dans ses utilisations quotidiennes (rigidité, transparence, résistance aux chocs...), n'est ni produit en France, ni produit à l'étranger par une entreprise française.
A l'issue de ce débat, la commission a décidé de ne pas établir de texte pour la proposition de loi. En conséquence, le débat portera, en séance publique, sur le texte tel que déposé par ses auteurs.