II. QUELLE ATTITUDE ADOPTER AUJOURD'HUI ?
A. L'INTERDICTION COMPLÈTE DE TOUT PLASTIQUE ALIMENTAIRE CONTENANT DU BISPHÉNOL A EST UNE RÉPONSE EXCESSIVE
1. La proposition de loi prévoit d'interdire le Bisphénol A dans l'ensemble des plastiques alimentaires
La proposition de loi entend interdire la fabrication, l'importation, l'offre, la détention en vue de la vente ou de la distribution à titre gratuit, la mise en vente, la vente ou la distribution à titre gratuit de plastiques alimentaires contenant du Bisphénol A.
L'exposé des motifs évoque « certaines » études scientifiques pour justifier cette interdiction totale. Il s'appuie aussi sur la soi-disant interdiction par le Canada, depuis octobre 2008, des biberons avec BPA dont on a vu qu'elle était restée au stade de l'annonce. Il indique en outre que cinq grands industriels l'ont supprimé de leur production, ce qui n'est pas exact pour deux d'entre eux : Dodie et Philips Avent, qui ont tous deux créé de nouvelles gammes de biberons sans BPA, continuant de commercialiser des biberons qui en contiennent.
2. Les difficultés juridiques de cette mesure
a) Une compatibilité incertaine avec le droit communautaire
Le droit communautaire prévoit la libre circulation des marchandises ; il n'est donc pas possible d'interdire une marchandise dans un Etat membre si elle est autorisée dans un autre. Cette liberté constitue un élément fondateur de la construction de l'espace communautaire, qui trouve son aboutissement dans l'union douanière et le marché unique. Dans un arrêt 7 ( * ) célèbre, la Cour de justice des communautés européennes posait ainsi le principe de l'équivalence et de la reconnaissance mutuelle des produits ; toutefois, elle le tempérait déjà par la possibilité de prendre en compte des considérations d'intérêt général, dont la protection de la santé publique fait partie.
L'actuel article 36 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne prévoit que « les dispositions des articles 34 et 35 (interdiction des restrictions à l'importation) ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation, d'exportation ou de transit, justifiées par des raisons de moralité publique, d'ordre public, de sécurité publique, de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou de préservation des végétaux, de protection des trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou archéologique ou de protection de la propriété industrielle et commerciale. Toutefois, ces interdictions ou restrictions ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres ».
De plus, l'article 7, intitulé « principe de précaution », du règlement 8 ( * ) n° 178/2002 du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2002 prévoit que, « dans des cas particuliers où une évaluation des informations disponibles révèle la possibilité d'effets nocifs sur la santé, mais où il subsiste une incertitude scientifique, des mesures provisoires de gestion du risque, nécessaires pour assurer le niveau élevé de protection de la santé choisi par la Communauté, peuvent être adoptées dans l'attente d'autres informations scientifiques en vue d'une évaluation plus complète du risque » .
Ces mesures doivent être proportionnées et ne pas imposer plus de restriction au commerce qu'il n'est nécessaire pour obtenir le niveau élevé de protection de la santé choisi par la Communauté. Elles sont, dans ce cadre, expertisées par la Commission européenne qui peut, dans un premier temps, demander à l'Etat membre concerné de supprimer une mesure qui serait discriminatoire, puis dans un second temps, déposer un recours devant la CJCE. Celle-ci a déjà reconnu l'application du principe de précaution, en 1998 au sujet de l'encéphalopathie spongiforme bovine 9 ( * ) et en 2002 :
Extrait de l'arrêt du tribunal de première instance des Communautés européennes du 11 septembre 2002 dans l'affaire T-13/99 Pfizer Animal Health SA contre Conseil de l'Union européenne Lorsque des incertitudes scientifiques subsistent quant à l'existence ou à la portée de risques pour la santé humaine, les institutions communautaires peuvent, en vertu du principe de précaution, prendre des mesures de protection sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées. Il s'ensuit, tout d'abord, que, en vertu du principe de précaution, tel qu'inscrit à l'article 130 R, paragraphe 2, du traité, les institutions communautaires pouvaient prendre une mesure préventive relative à l'utilisation de la virginiamycine comme additif dans l'alimentation des animaux même si, en raison de l'incertitude scientifique subsistante, la réalité et la gravité des risques pour la santé humaine liés à cette utilisation n'étaient pas encore pleinement démontrées. A fortiori , il en découle également que les institutions communautaires n'étaient pas tenues, pour pouvoir agir d'une manière préventive, d'attendre que les effets adverses de l'utilisation de ce produit comme facteur de croissance se matérialisent Aussi, dans le contexte de l'application du principe de précaution, lequel correspond par hypothèse à un contexte d'incertitude scientifique, l'on ne saurait exiger d'une évaluation des risques qu'elle fournisse obligatoirement aux institutions communautaires des preuves scientifiques concluantes de la réalité du risque et de la gravité des effets adverses potentiels en cas de réalisation de ce risque. Toutefois, il résulte également de la jurisprudence qu' une mesure préventive ne saurait valablement être motivée par une approche purement hypothétique du risque, fondée sur de simples suppositions scientifiquement non encore vérifiées . Il résulte au contraire du principe de précaution, tel qu'interprété par le juge communautaire, qu'une mesure préventive ne saurait être prise que si le risque, sans que son existence et sa portée aient été démontrées « pleinement » par des données scientifiques concluantes, apparaît néanmoins suffisamment documenté sur la base des données scientifiques disponibles au moment de la prise de cette mesure. Le principe de précaution ne peut donc être appliqué que dans des situations de risque, notamment pour la santé humaine, qui, sans être fondé sur de simples hypothèses scientifiquement non vérifiées, n'a pas encore pu être pleinement démontré. |
b) Une pratique encore limitée en droit international
La réglementation internationale a progressivement intégré une reconnaissance du principe de précaution : Charte mondiale de la nature en 1982, Déclaration de Rio sur l'environnement et le développement de 1992, Protocole sur la biodiversité de 2000...
Les accords de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) confirment d'ailleurs cette position : chaque membre dispose du droit autonome de déterminer le niveau de protection de l'environnement ou de la santé qu'il juge approprié et il peut appliquer les mesures qui en découlent, y compris celles fondées sur le principe de précaution. Dans les faits, son application pratique est encore balbutiante mais l'organe d'appel de l'OMC a, dans l'affaire des hormones de croissance, rejeté l'interprétation initiale de l'organisation, selon laquelle l'évaluation du risque devait être quantitative et établir un niveau de risque minimum. Pour l'OMC, il demeure nécessaire d' éviter l'abus du principe de précaution susceptible d'aboutir à des entraves injustifiables aux échanges.
c) Un dispositif juridique déjà en vigueur dans le code de la consommation
L'article L. 221-5 du code de la consommation permet déjà au gouvernement, par voie d'arrêté, de suspendre la mise sur le marché d'un produit, de procéder à son retrait ou de le détruire, « en cas de danger grave ou immédiat » .
Article L. 221-5 du code de la consommation En cas de danger grave ou immédiat, le ministre chargé de la consommation et le ou les ministres intéressés peuvent suspendre par arrêté conjoint, pour une durée n'excédant pas un an, la fabrication, l'importation, l'exportation, la mise sur le marché à titre gratuit ou onéreux d'un produit et faire procéder à son retrait en tous lieux où il se trouve ou à sa destruction lorsque celle-ci constitue le seul moyen de faire cesser le danger. Ils ont également la possibilité d'ordonner la diffusion de mises en garde ou de précautions d'emploi ainsi que le rappel en vue d'un échange ou d'une modification ou d'un remboursement total ou partiel. Ils peuvent, dans les mêmes conditions, suspendre la prestation d'un service. Ces produits et ces services peuvent être remis sur le marché lorsqu'ils ont été reconnus conformes à la réglementation en vigueur. Le ministre chargé de la consommation et, selon le cas, le ou les ministres intéressés entendent sans délai les professionnels concernés et au plus tard quinze jours après qu'une décision de suspension a été prise. Ils entendent également les associations nationales de consommateurs agréées. Ces arrêtés préciseront les conditions selon lesquelles seront mis à la charge des fabricants, importateurs, distributeurs ou prestataires de services les frais afférents aux dispositions de sécurité à prendre en application des dispositions du présent article.
Ces arrêtés peuvent être reconduits, selon
la même procédure, pour des périodes supplémentaires
dont chacune ne dépasse pas un an.
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L'article L. 1311-1 du code de la santé publique pourrait également être utilisé : il prévoit qu'un décret en Conseil d'Etat peut « fixer les règles générales d'hygiène et toutes autres mesures propres à préserver la santé de l'homme, notamment en matière [...] de préparation, de distribution, de transport et de conservation des denrées alimentaires » .
Quoi qu'il en soit, sur un sujet de santé publique tel que celui abordé par la proposition de loi, il est naturel, même en présence d'une base juridique de niveau réglementaire, que le Parlement prenne position et interroge le Gouvernement sur les actions qu'il entend mener pour diminuer l'exposition de la population à des produits éventuellement nocifs.
* 7 CJCE : arrêt Rewe-Zentral (dit Cassis de Dijon), affaire 120/78, 20 février 1979, recueil page 649.
* 8 Règlement établissant les principes généraux et les prescriptions générales de la législation alimentaire, instituant l'autorité européenne de sécurité sanitaire des aliments et fixant des procédures relatives à la sécurité des dentées alimentaires.
* 9 Arrêt du 5 mai 1998 dans l'affaire C-180/96 Royaume-Uni contre Commission.