3. Une entorse mesurée à la règle non bis in idem
S'agissant de la question délicate de la double répression administrative et pénale , sur laquelle la doctrine se montre généralement critique en ce qu'elle constitue une entorse à la règle non bis in idem , votre rapporteur général, lors des débats de première lecture du projet de loi de sécurité financière 22 ( * ) , avait rappelé qu'elle était très rare en pratique, et que la jurisprudence du Conseil constitutionnel et des juridictions judiciaires, comme les dispositions de la directive « abus de marché » du 28 janvier 2003, dont on a vu qu'elle l'admettait explicitement, ne l'avaient pas condamnée. A son initiative, la loi de sécurité financière a néanmoins prévu un dispositif tendant à limiter la concomitance des procédures administratives et pénales par une procédure d'information réciproque , figurant à l'article L. 621-15-1 du code monétaire et financier 23 ( * ) , plutôt qu'à supprimer cette dualité.
D'aucuns ont certes souligné que le principe du non bis in idem pourrait être mieux respecté si l'on introduisait une répartition des contentieux entre la voie pénale et la voie administrative en fonction de leur gravité , ainsi que le gouvernement italien envisage de le faire dans son projet de loi de transposition du dispositif « abus de marché » 24 ( * ) . Mais l'établissement d'une telle ligne de partage semble à la fois difficile et risqué , compte tenu des conséquences parfois mal évaluées et potentiellement graves pour l'intégrité des marchés d'une infraction qui apparaîtrait mineure lors de l'ouverture de l'enquête.
Le nouveau cadre juridique permet donc à l'AMF d'asseoir la crédibilité de ses missions de protection des investisseurs et de la transparence du marché. Les sanctions dont elle dispose sont également dissuasives et proportionnées , conformément aux exigences de l'article 14 de la directive du 28 janvier 2003, précitée. Ainsi qu'il a été précédemment souligné, aux termes du b) du III de l'article L. 621-15 du code monétaire et financier, les sanctions pécuniaires de droit commun sont plafonnées à 1,5 million d'euros, mais peuvent atteindre le décuple des profits illicitement réalisés lors de certaines infractions 25 ( * ) , et plus particulièrement en cas de manquement d'initié ou de manipulation de marché. Ce régime de sanction est, à n'en pas douter, dissuasif , indépendamment des controverses doctrinales et jurisprudentielles sur la conception de la notion de « gain illicite ».
* 22 Extraits de l'intervention de M. Philippe Marini, rapporteur du projet de loi de sécurité financière pour la commission des finances du Sénat, lors de la séance du 18 mars 2003 :
« Les délits ou manquements boursiers font actuellement l'objet d'une double répression : répression administrative d'un côté et, le cas échéant, répression pénale de l'autre. Or les incriminations sont très proches.
« Les mêmes faits peuvent être sanctionnés administrativement par l'autorité de régulation boursière et pénalement par le juge judiciaire en matière de délit ou de manquement d'initié, de délit ou de manquement de manipulation de cours, de délit ou de manquement pour diffusion de fausses informations.
« Ces incriminations sont très proches, je le répète, mais elles ne sont pas identiques pour autant. Ainsi le droit pénal veut, et c'est sa spécificité, que l'intentionnalité des faits soit établie pour aboutir à une condamnation.
« Les procédures, quant à elles, sont quelque peu concurrentes dans le droit actuel. L'action publique devant le juge pénal peut être engagée par plusieurs voies, sans que l'autorité boursière soit pour autant dessaisie de son propre pouvoir de sanction.
« Cette double répression est admise par la jurisprudence, mais il faut reconnaître qu'elle est très rare en pratique . Elle n'a jamais été condamnée jusqu'ici par le juge constitutionnel, sauf dans une décision isolée de 1996, qui d'ailleurs vise non pas la COB mais l'autorité de régulation des télécommunications, et cette décision, que l'on est fondé à estimer un peu étrange au vu de la doctrine, n'est pas nécessairement une source de droit.
« Lorsque l'autorité boursière applique une sanction pécuniaire administrative, celle-ci constitue une amende provisionnelle, c'est-à-dire qu'elle s'impute sur l'amende qui sera réclamée au terme de la procédure pénale par le juge judiciaire.
« Au cours des douze dernières années, il a été recensé seulement quatre cas de poursuites sur les mêmes fondements par la COB et par le juge pénal. Il est inutile de préciser qu'il s'agit d'affaires ayant fait du bruit, sensibles au regard de l'opinion publique.
« Sur le plan des principes, le monde juridique a fréquemment critiqué cette situation, qui constitue une entorse à un principe général du droit privé et du droit répressif, à savoir la règle non bis in idem , laquelle exclut que deux poursuites puissent être engagées pour la même infraction. Des acteurs internationaux ont pu estimer que cette spécificité franco-française était gênante !
« Que peut-on faire à l'heure où l'on réexamine le droit boursier avec la création de l'AMF ? Des solutions sont à écarter, des voies sont peut-être à explorer.
« L'une des solutions à écarter est, évidemment, la suppression de tout pouvoir de sanction de l'autorité boursière , car cette dernière doit être efficace et pouvoir agir rapidement, de façon exemplaire et pédagogique.
« A l'inverse, supprimer toute incrimination pénale boursière serait pour le moins tout aussi impensable, inconcevable, car l'ordre public peut être gravement violé par des délits boursiers.
« Tracer une répartition a priori entre les contentieux en fonction de leur « gravité », de leur « complexité » ou d'un seuil de préjudice ne paraît pas non plus envisageable . En effet, à la vérité, seul le procureur de la République peut procéder à cette répartition, et c'est au cas par cas qu'il se prononcera » .
* 23 L'article L. 621-15-1 dispose :
« Si l'un des griefs notifiés conformément au deuxième alinéa du I de l'article L. 621-15 est susceptible de constituer un des délits mentionnés aux articles L. 465-1 et L. 465-2, le collège transmet immédiatement le rapport d'enquête ou de contrôle au procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris.
« Lorsque le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris décide de mettre en mouvement l'action publique sur les faits, objets de la transmission, il en informe sans délai l'Autorité des marchés financiers.
« Le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris peut transmettre à l'Autorité des marchés financiers, d'office ou à la demande de cette dernière, la copie de toute pièce d'une procédure relative aux faits objets de la transmission.
* 24 La CONSOB, autorité de marché, aurait le pouvoir de sanctionner les infractions les moins graves (« illeciti »), tandis que la répression des manquements sérieux et délits (« reati ») reviendrait au juge judiciaire
* 25 Aux termes du I de l'article L. 621-14 du code monétaire et financier, il s'agit des pratiques qui « sont de nature à porter atteinte aux droits des épargnants ou ont pour effet de fausser le fonctionnement du marché, de procurer aux intéressés un avantage injustifié qu'ils n'auraient pas obtenu dans le cadre normal du marché, de porter atteinte à l'égalité d'information ou de traitement des investisseurs ou à leurs intérêts ou de faire bénéficier les émetteurs ou les investisseurs des agissements d'intermédiaires contraires à leurs obligations professionnelles ».