XI. AUDITION DE DANIÈLE GANANCIA
JUGE AUX AFFAIRES FAMILIALES, TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE NANTERRE

C'est la troisième fois que j'ai l'honneur d'être auditionnée par la Commission des lois. La première fois, à l'occasion d'une journée consacrée à l'évolution du droit de la famille, au mois de juin 1998, j'avais été invitée en tant qu'instigatrice d'une réflexion sur la suppression du divorce pour faute : j'avais écrit, en 1997, un article, dans La gazette du Palais, dans lequel je stigmatisais le caractère destructeur, archaïque et inadapté de ce type de divorce. Je proposais de lui substituer un divorce fondé sur un constat d'échec, articulé avec un temps de réflexion et un espace de dialogue, grâce à l'introduction de la médiation et de la négociation. C'est l'économie de la proposition de loi formulée par l'Assemblée nationale qui a un caractère novateur et éminemment constructif. Ma deuxième audition, en juin 2000, a porté sur la proposition de loi de Monsieur le Sénateur About, à laquelle j'adhère, dans son esprit, sinon dans toutes ses dispositions. Ma troisième audition porte donc sur cette proposition de loi du député Colcombet, que j'approuve évidemment.

Aujourd'hui, ces propositions semblent être attendues par nos concitoyens. En effet, elles correspondent à l'évolution des mentalités, à une conception plus réaliste et moderne du mariage et, également, au rôle qui doit être celui de la justice dans le règlement des douloureux conflits familiaux. Il s'agit d'un rôle d'apaisement, d'adaptation à la réalité du couple moderne, de construction, de responsabilisation et de maintien des liens familiaux et de la coparentalité.

Ma pratique de juge aux affaires familiales m'a donné la certitude que l'apaisement passe nécessairement par la suppression du divorce pour faute. Tout le monde s'accorde d'ailleurs à en reconnaître le caractère éminemment destructeur. Très souvent, lorsque les époux se présentent à une audience de conciliation, ils sont parfaitement conscients du fait que le problème n'est pas la faute, mais l'échec du couple, qui tient à une dégradation de la relation. Souvent, le demandeur éprouve même le besoin de s'excuser d'avoir choisi cette forme de procédure qu'il considère, lui-même, comme totalement dégradante. S'il a choisi cette procédure, c'est très souvent parce qu'il n'a pas eu d'autre possibilité. Soit il n'y a pas eu d'accord sur les conséquences du divorce, soit il fallait contraindre l'autre, qui n'était pas encore prêt à divorcer.

Dans beaucoup de cas, les époux parviennent en cours de procédure, grâce à l'aide de leur avocat, à un divorce fondé sur la non-énonciation des motifs. Lorsque ce n'est pas le cas, on assiste alors au reniement de toute l'histoire commune et à un déballage totalement indécent et nauséabond de la vie privée. La famille et les amis sont sollicités pour des attestations. Finalement, la famille se scinde en deux clans et chacun en sort complètement avili et meurtri. Surtout, les enfants, en rupture d'équilibre qui ne peuvent pas grandir en ayant une vision aussi négative du couple parental. De plus, ils sont sommés de choisir leur camp entre deux parents devenus radicalement ennemis, au prix de la perte des liens avec le parent non-hébergeant. Fondamentalement, ce divorce est destructeur parce qu'il sape la coparentalité. Cette dernière implique le dialogue et le respect de l'autre, en tant que conjoint et parent.

Lorsque l'on constate l'énergie investie à la destruction de l'autre conjoint, il est évident que ce divorce barre la route à tout dialogue, à toute possibilité de reconstruction personnelle et, surtout, au maintien du tissu familial et, par conséquent, des liens de coparentalité. Ce type de divorce aurait pu avoir, aux yeux de certains, une utilité pour les cas de plus en plus marginaux où tout l'enjeu est de voir stigmatiser l'autre comme coupable et de se voir reconnaître en tant que victime. Cependant, l'enjeu de cette réforme, comme de toute loi, consiste à apporter une réponse plus pertinente et constructive pour l'ensemble des situations, au-delà des cas marginaux. La nouvelle loi est pédagogique en ce sens qu'elle va inciter les époux à se tourner vers la construction de leur avenir et, surtout, de celui de leurs enfants. Cette proposition de loi concilie, d'une part, une conception moderne d'un mariage vécu comme privé et contractuel et, d'autre part, la prise en compte des souffrances et des préjudices causés par sa rupture, du fait de la juste place faite à la notion de faute et, surtout, grâce à l'introduction de la médiation.

Cette proposition est adaptée à la réalité des couples d'aujourd'hui et prend acte de l'évolution des moeurs en posant le droit de demander le divorce pour rupture du lien conjugal. Celui qui estime que la vie conjugale est un échec et qu'il y a rupture irrémédiable des liens pourra demander, et obtenir à l'issue d'une procédure, le prononcé du divorce. Il faut que la faute ne soit plus la condition du divorce. Cette loi institue précisément un droit au divorce, ce qui est conforme au réalisme et à l'évolution de notre société. Il n'est plus admis, aujourd'hui, qu'une personne puisse être contrainte de demeurer dans les liens d'un mariage dont elle ne veut plus. L'union conjugale repose sur la volonté de chacun de maintenir un lien effectif.

On sait que la véritable cause du divorce n'est pas la faute, mais le disfonctionnement du couple, la faute ne représentant que la conséquence de ce dernier. D'abord, il faut en finir avec ce réflexe qui consiste à rechercher un coupable. Une relation se construit à deux et se défait à deux, dans une alchimie mystérieuse. Ensuite, il faut abandonner cette croyance selon laquelle le juge peut établir qu'il existe un coupable et un innocent. D'ailleurs, dans 80 % des cas, il prononce un divorce aux torts partagés. Il n'a ni la compétence, ni la possibilité de savoir ce qui s'est tramé dans l'intimité du couple. Il n'a pas vocation à s'immiscer dans la vie conjugale. Enfin, il faut en finir avec cette idée que la justice est un lieu de réparation des souffrances intimes. Au contraire, elle les aggrave. Il existe des lieux plus appropriés pour régler ces problèmes. Ce lieu de réparation est l'espace de dialogue qu'offre cette proposition de loi en instaurant la médiation.

Deux éléments positifs sont contenus dans cette proposition de loi. D'une part, nous nous situons exactement à l'opposé de la répudiation. En effet, il sera désormais possible de donner à celui qui s'oppose au divorce le temps de la réflexion et de lui offrir un espace de dialogue. Le temps de réflexion proposé par cette loi offre un intérêt psychologique considérable. Les époux disposeront d'un temps d'analyse qui leur permettra d'amener à maturation la demande de divorce et, parfois, de faire de deuil du couple, ce qu'ils ne peuvent pas faire aujourd'hui. En effet, le divorce pour faute débute par une accusation et n'offre aucun espace de dialogue. Les époux disparaissent derrière les écrits de leurs avocats qui, on le sait, augmentent la tension et cristallisent la haine. Cette loi propose, au contraire, de donner aux conjoints un temps de réflexion et le juge, dès la première audience, estimera ce délai en fonction de l'état du couple. Il va inciter les époux à aller en médiation. Il pourra même enjoindre le demandeur de le faire. Cela constitue un élément très positif dans la mesure où, lorsque le défendeur s'oppose au divorce, le demandeur a un véritable devoir de dialogue. Ce dernier devra s'expliquer avec son conjoint, dans un climat de respect de l'autre et de l'histoire commune.

Ce temps de médiation va permettre la restitution de la parole captée par les écritures, mais aussi l'expression des émotions et des souffrances. Cette écoute mutuelle permettra une véritable compréhension des mécanismes du conflit, une remise en question de chacun et une véritable conversion des états d'esprit.

Patrice GELARD

Vous n'avez pas évoqué le fait que la proposition de loi Colcombet a introduit la notion de faute. Les deux formules de dommages et intérêts représentent la reconnaissance de la faute. Pour ma part, je souhaite qu'à côté des cas actuels de divorce en apparaisse un nouveau. Le délai de six ans est complètement intolérable, en cas de rupture de la vie commune. Il faut que l'on puisse reconnaître l'existence, dans un délai beaucoup plus court, de la réalité de la vie commune. Si tout se passe bien, la faute disparaîtra progressivement.

Roselyne CREPIN-MAURIES

Il est fondamental de créer une cause objective de divorce. Le droit au divorce constitue une très grande avancée. Cependant, j'estime, pour ma part, que la suppression de la faute ne résoudra pas tous les problèmes. Les conjoints seront invités à assister à un entretien de médiation, mais ce n'est pas une baguette magique. De nombreux couples parviendront certainement à dépassionner le débat, mais cela ne fera pas progresser leur évolution psychologique. A la limite, cela me semble constituer un déni de justice. Il existe un conflit et l'on interdit aux conjoints de l'exprimer et au juge de s'immiscer dans la vie de ce couple. Or notre rôle est malheureusement d'entrer dans les conflits que l'on nous présente. Je suis très choquée d'entendre que le juge n'a pas à entrer dans la vie conjugale. Dans ce cas, supprimons le mariage et l'obligation de fidélité. Alors, la situation sera cohérente. On ne peut pas demander au juge de faire preuve d'incohérence. Une loi s'inscrit dans une globalité. Il faut tenir compte des évolutions sociales, mais on ne peut pas faire le bonheur des gens contre leur gré. Il serait complètement utopique d'imaginer qu'avec la suppression du divorce pour faute, les couples en mésalliance deviendront des parents parfaits. Certes, nous devons absolument progresser dans cette voie, mais il ne faut pas tomber dans un déni de justice

Michèle ANDRE

Quels sont les professionnels de la médiation familiale ?

Roselyne CREPIN-MAURIES

Depuis maintenant dix à quinze ans, de nombreuses associations ont commencé, en France, à travailler dans le domaine de la médiation familiale. Aujourd'hui, ces associations tentent d'élaborer un projet d'accréditation légale du médiateur familial et de définir le contenu de la médiation familiale.

Danièle GANANCIA

Le souci actuel du Gouvernement est de professionnaliser la médiation et de créer un diplôme. Cependant, les médiateurs sont, d'ores et déjà qualifiés. Ils sont formés. La médiation familiale est, dès aujourd'hui, très structurée. Il existe une déontologie et des règles écrites. Les juges souhaitant recourir à la médiation ont déjà l'assurance d'une qualité.

François ZOCCHETTO

Je souhaite savoir de quelle manière sont désignés les juges aux affaires familiales. Est-ce un choix positif de vos collègues. De plus, avez-vous une opinion sur le fonctionnement de ce secteur de la justice ?

Roselyne CREPIN-MAURIES

Nous sommes 16 magistrats aux affaires familiales, désignés par le Président du Tribunal de grande instance. Dans la loi actuelle, cette fonction est reconnue dans sa spécialité puisqu'il est désormais interdit d'exercer cette fonction plus de dix ans de suite. Malgré tout, le Président continuera à déterminer, au sein de sa juridiction, qui est juge aux affaires familiales. La réponse ne peut pas être unique. Tout dépend de la taille du tribunal. Pour notre part, nous sommes 16 magistrats spécialisés et nous travaillons uniquement dans ce domaine, mais, dans de nombreuses autres juridictions, le juge aux affaires familiales aura également d'autres attributions. En général, on ne laisse pas à ce poste un juge qui ne s'y plait pas parce qu'il est en contact avec des justiciables, des conflits et des situations difficiles. Il est donc évident que cette fonction est très particulière. Les juges parisiens, en particulier, déclarent apprécier grandement cette fonction. Ils affirment souvent que cette expérience les a transformés. Nous côtoyons l'ensemble de la société. Tout le monde a des problèmes de couple. Nous voyons le quart-monde, les artistes, les aristocrates. Cela constitue la richesse de notre métier.

Gérard LONGUET

Je souhaite recueillir le sentiment des deux magistrats sur la synchronisation entre le prononcé du divorce, d'une part, et la liquidation du régime matrimonial et les accords financiers concomitants, d'autre part.

Danièle GANANCIA

L'idéal, à mon sens, serait de lier le prononcé du divorce à la liquidation du régime matrimonial. Il me paraît plus simple que soit apuré le passif des époux dans un seul et même jugement. Cela figurait d'ailleurs dans la proposition initiale de Monsieur Colcombet, qui a été modifiée par le Gouvernement. Ce dernier a, certes, posé un cadre, mais je crois que cela ne suffit pas. En effet, il faut inciter les personnes, autant que faire se peut, à liquider leur régime matrimonial lors du prononcé du divorce. Cela est d'autant plus important que le juge aura à se prononcer sur la prestation compensatoire lors du divorce, ce qui implique qu'il doit connaître l'intégralité des éléments de la liquidation du régime matrimonial. Cette amorce existe dans le projet actuel qui prévoit la possibilité de désigner un notaire ou un professionnel qualifié, dès l'audience de conciliation. Cependant, on ne force pas les gens à présenter leur état liquidatif et une proposition de partage.

Si vous me le permettez, je vous ai apporté les propositions d'un notaire, Me Claux, qui a travaillé sur ce sujet. Il a analysé de quelle manière il était possible, d'un point de vue technique, de lier la liquidation du régime matrimonial au prononcé du divorce. Cette liquidation en un seul jugement est techniquement possible pour les cas simples, même si elle ne peut être réalisée dans toutes les situations lors du divorce.

Roselyne CREPIN-MAURIES

Maître Jean-Claude Claux, auquel vous faites allusion, n'est pas favorable à l'établissement d'un lien entre la liquidation du régime matrimonial et le prononcé du divorce. En revanche, il estime que le juge doit connaître toutes les difficultés dès le début.

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