B. LES CONTRAINTES INTERNATIONALES
La France aurait sans doute continué à cultiver son exception, si l'Union européenne n'était pas venue la rappeler aux réalités internationales.
1. L'injonction européenne
La loi
du 27 ventose an IX avait créé à Paris au profit des
commissaires un privilège - étendu par la loi du 28 avril 1816
à l'ensemble du territoire - concernant à la fois la vente aux
enchères publiques et la prisée.
Un tel régime aurait pu se perpétuer, s'il n'était apparu
contraire aux engagements européens de la France. A la suite des
plaintes réitérées des grandes maisons de ventes aux
enchères anglo-saxonnes, la commission de l'Union européenne a
fini, le 10 mars 1995, par mettre notre pays en demeure de se conformer aux
traités, tant sur le plan de la libre prestation de service que du droit
d'établissement.
Les
griefs de la Commission
au regard de l'article 59 du traité
de Rome, tel qu'interprété par la Cour de justice (notamment dans
les arrêts " guides touristiques C-154, 180 198/89 et
" Dennemeyer " affaire C-76/90) portaient sur le contrôle a
priori des qualifications professionnelles, l'obligation d'être
nommé préalablement à un office ministériel, les
modalités d'appartenance à une compagnie et de la participation
à un système de garantie collective, ainsi que les limitations
imposées à la forme sociétaire dans le cadre desquelles on
peut exercer cette activité :
1.
Qualifications professionnelles
: selon la Commission, la
jurisprudence relative à l'établissement ne peut être
ignorée : en particulier, le fait que la profession ne soit pas
réglementée dans le pays d'origine n'est pas un obstacle,
dès lors que, précisément, l'expérience
professionnelle a été retenue par le Conseil de l'Union dans les
deux directives générales relatives à la reconnaissance
des diplômes et que l'effet dissuasif des sanctions et la
notoriété de l'opérateur viennent en fait apporter les
garanties nécessaires ;
2.
Nomination à un office ministériel
: il n'est
pas démontré, du point de vue de la Commission, la
nécessité d'actes authentiques - et donc d'une
délégation de puissance publique -, alors que les ventes de
gré à gré des mêmes objets ne sont soumis à
aucune restriction. Elle n'est pas de nature en tout état de cause
à justifier l'exclusion d'actions de concert avec des
commissaires-priseurs ou des huissiers ;
3. Obligation d'appartenance à une compagnie
: elle est
considérée compte tenu de l'existence de régimes
allégés prévus pour d'autres activités notamment
à caractère médical, comme une exigence
disproportionnée au regard de l'article 59 du traité, puisqu'il
existe la possibilité d'un moyen moins contraignant pour parvenir au
même objectif ;
4.
Participation à un système de garantie
collective
: elle ne saurait pour la Commission faire abstraction des
garanties équivalentes proposées par le prestataire de services
dans son pays d'établissement ;
5.
Forme sociétaire
: la Commission conteste la
nécessité pour garantir la sincérité des
transactions - et, en particulier, les opérations d'achat et de revente
pour leur propre compte -, l'exclusion des groupements d'exercice ayant un
objet commercial et d'une façon plus large, le fait que les capitaux
extérieurs ne puissent être apportés que par des personnes
exerçant une profession judiciaire ou juridique. Une telle restriction
relative à la composition du capital, apparaît
disproportionnée au regard de l'article 59 du Traité, et à
supposer qu'elle ne le soit pas, elle ne s'opposerait pas à l'action de
concert ;
6.
Libre prestation de services
: la présence
d'installations permanentes n'interdit pas, selon la Commission, qu'on se
prévale de la libre prestation de services, pour organiser des ventes
publiques en France.
Telles sont, résumées de façon succincte, les raisons pour
lesquelles la commission a adressé une
mise
en demeure le 10
mars 1995
. L'injonction de la commission prévoyait l'ouverture du
marché pour le 31 décembre 1997.
Un premier projet de loi portant réglementation des ventes de meubles
aux enchères publiques avait été déposé
à l'Assemblée nationale le 9 avril 1997 (N°3495
dixième législature) pour permettre à la France de
s'acquitter de ses obligations dans les délais.
Le changement de Gouvernement a conduit au dépôt d'un nouveau
projet. La Commission en prend acte mais, considérant que ni le contenu
du projet de loi annoncé, ni son calendrier d'adoption ne lui avaient
été communiqués, elle lui adresse un
avis motivé
en date du 10 août 1998,
reprenant les six griefs
susmentionnés. On note que cet avis ne concerne que les restrictions
apportées aux ventes volontaires de meubles effectuées sous
formes de prestations de services.
Dans sa réponse du 20 octobre 1998, le Gouvernement annonce le
passage devant le parlement du présent projet de loi, tout en soulignant
que " les autorités françaises n'ont pas pour volonté
d'empêcher les ressortissants communautaires prestataires de services
pour les ventes aux enchères publiques, de posséder un local
professionnel pour exercer leur activité "
HISTORIQUE DE LA REFORME
|
|
22 janvier 1992 |
Sotheby's, qui souhaite organiser des ventes volontaires en France, soumet au Gouvernement la question de la comptabilité de la réglementation française avec l'article 59 du Traité de Rome |
1 er octobre 1992 |
En l'absence de réponse du Gouvernement français sur le fond, Sotheby's saisit la Commission européenne |
8 septembre 1993 |
Demande d'éclaircissements de la Commission |
13 avril 1994 |
Observations de la représentation permanente française |
18 juillet 1994 |
Nouvelle lettre de la commission relative aux griefs dont elle avait saisi la France |
7 octobre 1994 |
Nouvelle réponse des autorités françaises |
16 mars 1995 |
Mise en demeure de la France par la Commission européenne, limitée toutefois à la libre prestation de service |
9 novembre 1995 |
Réponse du Gouvernement français qui propose l'action de concert |
14 novembre 1995 |
Communiqué du Garde des Sceaux qui annonce l'ouverture complète du secteur des ventes volontaires à la concurrence |
9 avril 1997 |
Dépôt du projet de loi sur le bureau de l'Assemblée nationale |
12 avril 1997 |
Dissolution de l'Assemblée nationale - caducité du projet |
12 juin 1997 |
La Commission européenne souhaite être informée sur les mesures d'indemnisation des commissaires-priseurs afin d'apprécier la compatibilité de celle-ci avec l'article 52 du Traité CE relatif aux aides d'État |
14 octobre 1997 |
Communiqué de presse du Garde des Sceaux confirmant l'ouverture du marché, la constitution des sociétés à forme commerciale, le maintien des ventes judiciaires et le principe d'une indemnisation |
Janvier 1998 |
Dépôt du rapport de MM. Cailleteau - Favard - Renard |
10 août 1998 |
Avis motivé de la Commission européenne au Gouvernement français |
22 juillet 1998 |
Dépôt sur le bureau du Sénat de l'actuel projet de loi portant réforme des ventes volontaires de meubles |
20 octobre 1998 |
Réponse du Gouvernement français à l'avis motivé de la Commission |
2. Le risque de marginalisation dans un marché en voie de globalisation
S'il
était tentant de réclamer un sursis pour permettre une meilleure
adaptation de la profession au futur régime de concurrence, les
commissaires-priseurs ont pris du retard dans la compétition qui les
oppose aux grandes maisons de ventes anglo-saxonnes, au détriment du
marché de l'art français dans son ensemble.
Sotheby's et Christie's ont compris le processus en cours de globalisation du
marché de l'art. Ils n'ont eu de cesse que de l'accélérer
pour leur plus grand profit.
Comme dans beaucoup de domaines, nos compatriotes ont exercé le
métier de la vente aux enchères, les uns comme un artisanat, les
autres comme une profession libérale, en tout cas, ni comme un commerce
et ni comme une activité de services.
Or la vente aux enchères est devenue, en moins de 40 ans, si ce n'est
une " industrie ", du moins
une activité de service
développée à l'échelle mondiale
, qui a, du fait
de son
impact en terme d'image
, notamment auprès d'une certaine
élite des affaires, une importance certaine, en dépit de la
modicité des flux macro-économiques.
L'oeuvre d'art reste fondamentalement un bien marchand. Elle est un produit de
luxe individuel, qui entre dans la compétition aujourd'hui largement
médiatisée, parfois irrationnelle, que se livrent les grandes
fortunes et qui permet d'ennoblir l'argent gagné dans des
activités industrielles ou commerciales.
Mais, elle fait aussi l'objet d'une consommation collective. Elle est devenue
un bien public au sens de la théorie économique, justifiant une
appropriation par la collectivité ou à tout le moins que celle-ci
en favorise l'accès à tous.
En dépit de ce caractère collectif et de l'intervention de
l'État - en France certes mais pas seulement - qu'il justifie, l'art
devient
aussi un enjeu économique global
: les
considérations de prestige social qui gouvernent la compétition
entre les individus, ont tendance à se retrouver au niveau des
États, qui font de la possession ou l'exhibition une des composantes de
leur image internationale.
Pour des raisons, il est vrai plus intuitives que véritablement
étayées sur des données mesurables - on aimerait avoir des
statistiques sur l'importance du marché de l'art et des activités
connexes - , votre rapporteur pour avis a la conviction que le dynamisme du
marché de l'art n'est pas sans importance pour un pays dont la
spécialisation, sur le plan international comporte notamment des
produits de luxe ou à fort contenu culturel.
Dans une telle perspective, on ne peut que s'inquiéter de la mise
à l'écart du marché de l'art national, qui prend l'allure
et le statut d'un
marché local,
volontiers présenté
comme folklorique par la presse anglo-saxonne.
Ce
risque de marginalisation
du marché français, jadis
dominant, apparaît moins dans les chiffres globaux que dans une analyse
fine des tendances du marché.
Des
statistiques globales
de chiffres d'affaires apparaissent de prime
abord
relativement rassurantes
en ce qui concerne les rapports de force
sur le marché mondial de l'art.
Depuis 1990, c'est-à-dire le sommet de la vague spéculative, on a
le sentiment que le marché se répartit en trois grandes masses
à peu près équivalentes
3(
*
)
: ainsi en 1990, le chiffre
d'affaires des commissaires-priseurs français frôlait les 10
milliards de francs avec 9,7 milliards de francs, se comparait aux ventes de
Sotheby's, alors supérieures à 13,3 milliards de francs et
à celles de Christie's qui étaient proches de 11 milliards de
francs avec 10,8 milliards de francs.
De 1991 à 1994, le chiffre d'affaires des commissaires-priseurs
français était, avec des montants compris entre 7,3 et 8
milliards de francs, supérieur à ceux des deux grandes maisons de
ventes aux enchères anglo-saxonnes, de l'ordre de 6 à 7
milliards, aussi bien pour Sotheby's que pour Christie's.
Ce n'est qu'en 1995 et en 1996 que la situation se renverse au détriment
des commissaires-priseurs : Sotheby's passe en tête la
première année, puis est rejointe par Christie's la seconde
année, les deux firmes se situant toutefois, avec un chiffre d'affaires
légèrement supérieur à 8 milliards, à peine
au dessus des commissaires-priseurs français.
En revanche, l'écart recommence à se creuser
en
1997
: avec respectivement 10,8 et 11,7 milliards de francs,
les
deux " majors " anglo-saxonnes distancent à nouveau leurs
concurrents français
, dont le chiffre d'affaires n'est que de 8,5
milliards de francs.
Il y a , à l'évidence, dans ce résultat,
l'effet
déprimant de l'incertitude réglementaire qui pèse sur le
marché français
. Mais, il faut, au delà de cet aspect
conjoncturel, souligner des phénomènes structurels.
Certes, on peut d'abord remarquer que
si le marché français
résiste mieux à la crise, il profite moins de la reprise.
Ce constat tient au fait que l'on se trouve dans le cas d'un marché,
sinon administré du moins compartimenté, relativement
protégé de la concurrence internationale.
Mais il y a aussi dans ces chiffres l'indice que le maintien des performances
quantitatives masque des
faiblesses qualitatives
.
Comme on l'a vu plus haut, les statistiques de ventes des commissaires-priseurs
incluent des objets sans rapport avec le marché de l'art, qu'il s'agisse
de mobilier courant, de voitures ou de surplus divers, vendus dans le cadre de
Drouot Nord ou de Drouot Véhicules, qui représentent près
de 25 % du chiffres d'affaires de la compagnie de Paris .
Les chiffres des maisons anglo-saxonnes, en revanche, sont beaucoup plus
proches de l'idée que l'on se fait d'oeuvres ou d'objet d'art,
même si l'image haut de gamme qu'ont ces maisons sur le continent doit
être nuancée quand on évoque les activités des
branches " milieu de gamme ", qu'il s'agisse de Christie's South
Kensington à Londres ou Sotheby's Arcade Auctions à New-York.
A ne considérer que le haut de gamme, c'est-à-dire la marchandise
dont les prix sont relevés et consignés dans les annuaires
annuels des ventes - qu'on trouve désormais tant sous forme d'ouvrage
" papier " que de bases de données consultables en lignes ou
sur cédéroms - , il est frappant de constater que la France
n'occupe, sur la base de critères quantitatifs, qu'une place minime sur
le marché mondial de l'art
PLACE
DE LA FRANCE SUR LE MARCHÉ MONDIAL DE L'ART
(peintures et dessins)
Christies
Commissaires priseurs
Ainsi,
à ne prendre en compte que
la peinture et le dessin
, le
marché français
ne représenterait, selon l'Art
sales Index,
que 5,6 % du marché mondial très loin
derrière les États-Unis et la Grande Bretagne, dont les parts de
marché atteindraient respectivement, 49,8 % et 28,75 %.
Selon cette définition le marché mondial de l'art ne se monte
qu'à 15 milliards de francs pour la saison 1997/1998, ce qui
montre, lorsqu'on rapproche ce chiffre de ceux mentionnés plus haut que
la couverture du marché par les annuaires n'est pas exhaustive,
même si l'on peut penser que pour les objet de niveau international -
niveau estimé à 500 000 F, dans le rapport précité
de M. André Chandernagor - les omissions doivent être assez rares.
*
La
crise de 1990 a joué un rôle de révélateur des
rapports de force véritables
. Elle a montré que les
performances accomplies par les commissaires-priseurs français dans les
périodes fastes étaient fragiles ; elle tend à
prouver aussi que le recul plus net des ventes des grandes maisons de vente aux
enchères depuis 1990, loin de marquer une faiblesse, était au
contraire le signe d'une capacité d'adaptation supérieure.
Toute la question est de savoir si le régime mis en place par le projet
de loi, ainsi que le mode d'indemnisation sont de nature à favoriser
l'adaptation des commissaires-priseurs et le marché de l'art
français aux nouvelles réalités du commerce de l'art.