3. Justice militaire et professionnalisation
La
suspension de la conscription et le passage, à l'échéance
de 2002, à la professionnalisation incitent à s'interroger :
- sur l'évolution de la justice militaire après la
disparition
des infractions commises par les appelés ou liées au service
national
,
- et sur la
pertinence du maintien des spécificités du droit
pénal militaire
dans le contexte d'une armée professionnelle
posant en termes renouvelés le
débat
armées-Nation
.
a) L'incidence incertaine de la professionnalisation sur la justice militaire
Il
convient tout d'abord de relever que les statistiques relatives à la
justice militaire n'établissent
aucune distinction, au regard des
décisions des juridictions et des demandes d'avis du ministre de la
Défense, entre les appelés et les militaires de carrière
et sous contrat
.
.
Il est donc malaisé d'évaluer
l'incidence actuelle du
service national
sur la nature des activités des tribunaux
militaires et des chambres spécialisées des juridictions de droit
commun -
et d'en déduire les
conséquences
éventuelles de la professionnalisation.
Cette difficulté est aggravée par le fait qu'aucune infraction
donnant lieu à demande d'avis, ou à décision de jugement
n'est rigoureusement spécifique aux professionnels ou aux
appelés. Les seules infractions spécifiques au contingent sont,
en effet, l'
insoumission
et le
refus d'obéissance des
objecteurs de conscience
, qui ne représentent d'ailleurs, comme le
montre le tableau ci-joint, qu'une part modeste de l'activité des
chambres spécialisées des juridictions de droit commun, soit, en
1997, 18,3 % des décisions de jugement.
Il est cependant clair qu'une très forte proportion des
désertions
et des
mutilations volontaires
sont le fait
d'
appelés
, et concernent un volume important de l'activité
des juridictions spécialisées.
En effet, pour la même année 1997, les jugements concernant des
cas de
désertion
représentent
50 % des décisions
de jugement
des chambres spécialisées des juridictions de
droit commun.
On remarque, par ailleurs, la part modeste des
autres infractions
spécifiquement militaires
: 2,13 % pour les mutilations
volontaires, 2,96 % pour les voies de fait et outrages à
supérieurs, et 1,22 % pour les violations de consignes.
La seule conséquence d'ores et déjà envisageable de la
professionnalisation
sur la nature de l'activité des juridictions
militaires et des chambres spécialisées ne concerne donc que la
disparition des actions relatives à l'insoumission et au refus
d'obéissance des objecteurs de conscience
, et de la
quasi-totalité des cas de
désertion
. Toute autre
prévision paraît, à ce jour, des plus aléatoires. La
même réflexion vaut, dans un autre domaine, pour les perspectives
d'évolution des contentieux administratifs liés à la
Défense. La disparition des contentieux suscités par les
décisions de report et de dispense pourrait, en effet, aller de pair
avec une augmentation des contentieux relatifs à la notation et à
l'avancement.
.
En revanche, s'agissant du
volume d'activité
des
juridictions militaires et des chambres spécialisées, on peut
envisager une certaine
diminution du nombre d'infractions relevant des
tribunaux aux armées ou des chambres spécialisées des
juridictions de droit commun
,
parallèlement à l'importante
réduction du format des armées prévue à
l'échéance de 2002. Le
volume d'activité
de la
justice militaire devrait, en bonne logique, être substantiellement
réduit par rapport aux quelque 6619 décisions de jugement
rendues en 1997, en passant de plus de 573 081 justiciables en 1996 à
environ 440 000 en 2002 (en tenant compte des civils).
b) Justice militaire et lien armées-Nation
L'adaptation du droit pénal militaire aux
récentes
évolutions du droit pénal général et la nouvelle
diminution des particularités de celui-ci, induites par le
présent projet de loi, ont été considérés de
manière très éclairante par le rapporteur de
l'Assemblée nationale comme une
contribution à la
redéfinition du lien armées-Nation
, fondée sur le
principe selon lequel " le justiciable militaire est avant tout un
justiciable "
9(
*
)
.
A l'occasion de l'examen en 1982 du projet de loi portant suppression des TPFA
en temps de paix, avait été exprimée l'idée que,
"
pour réconcilier l'Armée et la Nation, il fallait que
la justice de l'un soit la justice de l'autre. Plus il y aura solidarité
et communion entre l'Armée et la Nation, mieux notre pays comprendra la
nécessité de l'effort de défense (...). Moins
l'Armée sera isolée, moins elle risquera d'être incomprise,
et plus notre peuple sera près d'elle, plus il se reconnaîtra en
elle
. "
10(
*
)
La problématique du lien armées-Nation est donc
évoquée, à propos de la réforme de la justice
militaire, dans un esprit similaire, mais dans deux contextes très
différents. En 1982, la suppression des tribunaux permanents des forces
armées -dont la réforme avait été demandée
dès 1980 au ministre de la Défense par le Général
Bigeard, alors président de la commission de la Défense de
l'Assemblée nationale- visait à rapprocher les droits des
justiciables militaires
, alors constitués d'une forte proportion
d'
appelés
, de la
justice de droit commun
.
En 1999, l'extension au droit pénal militaire de plusieurs dispositions
du code de procédure pénale est présentée comme
l'un des moyens d'éviter l'
isolement, au sein de la
société, de l'armée professionnelle
.
Il peut certes paraître paradoxal que cette nouvelle adaptation du
droit pénal militaire intervienne au moment où, avec la
suspension de la conscription, tout citoyen n'a plus vocation à
être, pendant quelques mois de sa vie, un justiciable militaire.
On
peut également
s'interroger sur l'incidence réelle, sur le
rapprochement entre l'armée et la Nation, d'un texte aussi technique que
le présent projet de loi
.
Il n'est cependant pas exclu que "
l'opinion publique se méfie
des privilèges et des ghettos, imaginant, à tort souvent, que
tout corps qui se replie sur lui-même et, par exemple, crée sa
propre justice, le fait parce qu'il a quelque chose à
cacher
"
11(
*
)
.
Dans cet esprit, il serait effectivement regrettable que la
professionnalisation aille de pair avec le maintien de procédures
pénales dérogatoires :
- non seulement parce que les spécificités du droit pénal
militaire pourraient évoquer pour certains -de manière d'ailleurs
très largement infondée- des
privilèges
juridiques
indûment consentis par la loi aux militaires, à un moment
où il importe d'
éviter toute coupure entre l'armée et
la société civile
,
- mais aussi parce que la
Nation ne saurait confier une mission aussi
importante que sa défense à une catégorie de citoyens qui
ne bénéficierait pas de la plénitude des droits et
garanties reconnus à tout justiciable par la loi pénale
.