III. DEUX SUJETS DE PRÉOCCUPATION

A. UN DÉFI À RELEVER : L'ARRIVÉE À ÉCHÉANCE DES PREMIERS REFUS DE CERTIFICAT DE LIBRE CIRCULATION DES BIENS CULTURELS

1996 sera une année test pour la conservation du patrimoine national.

C'est en effet au cours de celle-ci que parviendront à échéance les premiers refus de certificat délivrés en application de la loi n° 92-1477 du 31 décembre 1992 relative aux produits soumis à certaines restrictions de circulation au sein de l'Union européenne, qui réglemente désormais l'exportation des biens culturels.

1. La loi du 31 décembre 1992 n'offre d'autre alternative à l'État que d'acquérir ou de classer les oeuvres d'art dont il souhaite assurer le maintien sur son territoire

Jusqu'au 1er février 1993, la protection du patrimoine national reposait, en application d'une « loi » héritée du régime de Vichy, sur un contrôle systématique des oeuvres d'art proposées à l'exportation et l'octroi d'une licence douanière, après examen des biens concernés par les conservateurs du patrimoine du ministère de la culture.

Lorsque ces derniers estimaient qu'un bien avait rang de trésor national, ils pouvaient proposer au ministre de la culture de refuser l'exportation du bien. Dans ce cas, l'État disposait de la faculté de « retenir le bien en douane », c'est-à-dire de l'acquérir à la valeur déclarée par l'exportateur.

A ce dispositif douanier, la loi du 31 décembre 1992 a substitué un mécanisme de protection fondé sur la délivrance d'un certificat de libre circulation des biens culturels.

Ce certificat, nécessaire tant pour la circulation d'un bien culturel dans l'Union européenne que pour son exportation vers un pays tiers, atteste qu'il ne constitue pas un trésor national et se trouve dès lors légalement hors de France.

Concrètement, le nouveau régime de contrôle des exportations aboutit à distinguer trois catégories de biens culturels :

- les « trésors nationaux », dont la sortie définitive du territoire national est prohibée, c'est-à-dire les pièces des collections publiques, les biens classés monuments historiques, les archives classées, et les autres biens présentant un « intérêt majeur » du point de vue de l'histoire, de l'art ou de l'archéologie, auxquels la délivrance du certificat a été refusée ;

- les biens qui circulent avec un certificat, c'est-à-dire ceux dont la valeur et/ou l'ancienneté est supérieure à un seuil déterminé par décret ;

- les biens exemptés du certificat de sortie, c'est-à-dire ceux qui ne rentrent ni dans l'une ni dans l'autre des deux catégories précitées.

Lorsque l'État souhaite assurer le maintien sur son territoire d'un « trésor national » auquel la délivrance d'un certificat a été refusée, la loi du 31 décembre 1992 le place devant l'alternative suivante : acquérir le bien pour le faire entrer dans les collections publiques ; procéder à son classement comme monument ou archives historiques.

Pour ce faire, il dispose d'un délai de trois ans : à l'expiration de ce délai (durant lequel l'introduction d'une nouvelle demande de certificat est irrecevable pour les biens auxquels il a été refusé une première fois) et si l'administration n'a pas procédé à l'acquisition ou au classement du bien, l'octroi du certificat est, en effet, de droit.

Le premier bilan que l'on peut aujourd'hui dresser de l'application de la nouvelle législation démontre qu'elle est incontestablement plus favorable aux intérêts du marché de l'art qu'à la protection du patrimoine national.

Sous l'empire de la loi de 1941, l'État délivrait en moyenne une dizaine de milliers de licences par an après avoir contrôlé en douane environ 100.000 objets. Il procédait, chaque année, à une quarantaine d'acquisitions en douane, à la valeur déclarée par l'exportateur et prononçait en moyenne deux interdictions de sortie.

Entre le 1er février 1993 et le 31 décembre 1994, l'État a délivré 5.576 certificats et en a refusé 22, dont 11 en 1993.

Parmi les 22 biens auxquels un certificat a été refusé, plusieurs acquisitions sont intervenues. On peut notamment mentionner celles : d'un autoportrait de Greuze, par le Musée de Tournus ; d'un clavecin du XVIIème siècle de Louis Denis, par le Musée de la Musique à Paris ; du mobilier de Madame Récamier, offert au Louvre par un mécène et actuellement exposé parmi les nouvelles acquisitions (1990-1994) du département des objets d'art ; du saint Jean-Baptiste dans le désert de Georges de la Tour, acquis par l'État et la région Lorraine ; et, dernièrement, celle d'un portrait de M. Levett et de Mlle Glavani de Jean-Etienne Liotard, acquis par les musées de France pour près de 10 millions de francs.

Il reste cependant plus de dix cas pendants pour des oeuvres majeures évaluées par conséquent à des prix élevés. Les estimations cumulées se chiffrent, non en dizaines, mais en centaines de millions de francs. Pour cinq de ces trésors nationaux, le refus de certificat parviendra à expiration entre le 27 juillet et le 31 décembre 1996.

2. En dépit d'un effort louable en 1996, les crédits d'acquisition inscrits au budget de l'État restent notoirement insuffisants pour garantir l'efficacité du nouveau dispositif

En 1995, les crédits d'acquisition destinés aux musées nationaux ont plafonné à 87,32 millions de francs, en régression de 37 % par rapport à 1994. Sur ce total, la subvention de l'État était limitée à 14,52 millions de francs, alors qu'elle représentait 33,7 millions de francs en 1992. L'érosion n'est pas achevée, puisqu'il est prévu de réduire encore de 6,5 millions de francs le tribut versé par l'État à l'enrichissement des musées nationaux en 1996. En quatre ans, la dotation affectée directement par le ministère de la culture à l'enrichissement des collections nationales aura donc subi une régression de 76 % en francs courants !

L'essentiel des crédits d'acquisition des musées nationaux continue donc de reposer sur les ressources de la Réunion des musées nationaux, qui ont contribué à hauteur de 63,1 millions de francs à l'enrichissement des fonds en 1995.

Ces ressources présentent cependant un caractère erratique : issues de la perception des droits d'entrée dans les musées nationaux, elles sont étroitement liées aux courbes de la fréquentation. Cette caractéristique explique qu'elles aient pu atteindre 77,29 millions de francs en 1994 en raison de l'attrait exceptionnel exercé par l'ouverture de l'aile Richelieu du musée du Louvre sur les visiteurs. Pour 1996, les prévisions de recettes ont été établies sur la base d'une fréquentation stable et en intégrant les hausses de tarifs qui interviendront le 1er janvier au musée du Louvre et au Château de Versailles. Elles font apparaître une augmentation de 13,5 millions de francs par rapport à 1995, ce qui a conduit l'État à diminuer sensiblement le montant de la subvention versée pour les acquisitions des musées nationaux. On peut craindre cependant que ces prévisions de recettes pèchent par optimisme : les dernières statistiques de fréquentation disponibles font apparaître une chute spectaculaire des entrées dans les musées nationaux au mois de septembre dernier (la régression aurait atteint 40 % pour le seul musée du Louvre...).

Les dons et les legs affectés ont représenté en 1995 un apport de 3,51 millions de francs et le mécénat de seulement 6 millions de francs.

La même année, la participation de l'État à l'enrichissement des collections des musées de province atteignait seulement 20,86 millions de francs. Par rapport à l'exercice 1992, les crédits déconcentrés par le ministère de la culture ont subi une érosion de près de 54 % en francs courants.

La progression des crédits du fonds du patrimoine, qui sont passés de 25,79 millions de francs en 1992 à 33,99 millions de francs en 1995 (+31 %) ne suffit pas à compenser la chute des dotations affectées directement par le ministère. Ce fonds a en effet une vocation pluridisciplinaire : il tend à favoriser les acquisitions d'oeuvres exceptionnelles par les directions des archives, du livre et de la lecture publique, du patrimoine, des musées de France ou du centre national des arts plastiques. A la fin du mois d'octobre 1995, les musées nationaux n'avaient bénéficié que d'une dotation de 6,5 millions de francs et les musées des collectivités territoriales de 6,65 millions de francs sur ce fonds.

Pour faire face aux échéances de 1996, il est prévu de lui affecter 50 millions de francs de mesures nouvelles, portant sa dotation à 83,99 millions de francs.

L'on ne peut que se féliciter de cet effort louable. Il faut craindre cependant qu'il ne soit pas à la mesure des enjeux.

La capacité de l'État à acquérir les quelques biens culturels considérés comme « trésors nationaux » par la commission instituée par l'article 7 de la loi du 31 décembre 1992 conditionne en effet l'efficacité du nouveau dispositif de protection du patrimoine national. A défaut, le seul effet de la loi du 31 décembre 1992 serait de retarder de trois ans la sortie du territoire national de ces pièces majeures du patrimoine commun.

3. Une décision de justice pourrait rendre inopérant le recours au classement, contraignant l'État à acquérir les trésors nationaux dont il souhaite assurer la conservation sur son territoire

Dans l'esprit du législateur de 1992, le classement des objets mobiliers, dont l'effet second est d'interdire la sortie du territoire national, aurait dû pallier la faiblesse des crédits publics d'acquisition. Il devait permettre à l'État d'assurer, sans bourse délier, la conservation en France, en des mains privées, des éléments majeurs du patrimoine national.

La loi de 1913 sur les monuments historiques comme celle du 3 janvier 1979 relative aux archives offre en effet à l'État la possibilité de passer outre le consentement du propriétaire du bien en procédant à son classement d'office. Il est en réalité peu probable que les propriétaires qui auront sollicité l'octroi d'un certificat et se seront vu notifier un refus, acceptent spontanément l'engagement d'une procédure de classement qui aboutirait à pérenniser l'interdiction de sortie.

De plus, le deuxième alinéa de l'article 16 de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques, aux termes duquel le classement d'office peut donner lieu au paiement d'une indemnité représentative du préjudice résultant pour le propriétaire de l'application de cette servitude, était jusqu'alors resté lettre morte.

La jurisprudence de la Cour de cassation écartait en effet l'application de cette disposition au motif que l'État aurait pu parvenir à un résultat identique -l'interdiction de sortie- sur le fondement de la loi de 1941, laquelle ne prévoyait aucune indemnisation du propriétaire.

L'abrogation de la loi de 1941 pourrait cependant conduire la Cour de cassation à revenir sur sa jurisprudence antérieure.

Or, celle-ci a été saisie, au cours de l'été 1994, d'un pourvoi formé par le ministère de la culture contre un arrêt de la Cour d'appel de Paris confirmant, le 4 juillet 1994, un jugement rendu en première instance par le tribunal du même lieu, qui condamnait l'État à indemniser, sur le fondement du second alinéa de l'article 16 de la loi de 1913, l'ancien propriétaire du Jardin à Auvers de Van Gogh, classé sans son consentement en 1989.

Si la Cour de cassation devait rejeter le pourvoi formé par l'administration contre l'arrêt de la Cour d'appel, ce précédent achèverait de fragiliser le dispositif de protection des pièces maîtresses du patrimoine national mis en place en 1992.

Il est en effet peu probable que l'État, qui ne dispose pas de moyens suffisants pour faire entrer les trésors nationaux dans les collections publiques, se risque à classer des oeuvres maîtresses du patrimoine national sans le consentement de leur propriétaire, s'exposant ainsi à verser de lourdes indemnités 1 ( * ) pour assurer le maintien en France d'oeuvres non accessibles au public.

Chargé par le Premier ministre d'une mission de réflexion et de propositions relative d'une part à la défense et à l'enrichissement du patrimoine national, d'autre part aux conditions d'un fonctionnement optimal du marché de l'art en France, M. Maurice Aicardi remettait ses conclusions en juillet dernier.

Sur le point qui nous préoccupe, s'inspirant du modèle britannique, il suggère de remédier à l'insuffisance des crédits publics d'acquisition par l'adoption de deux mesures complémentaires : la création d'un fonds de concours réservé à l'acquisition de trésors nationaux et alimenté par une dotation de la Française des Jeux ; l'institution d'un crédit d'impôt destiné à encourager les particuliers ou les entreprises à acquérir des trésors nationaux en vue de leur donation à l'État ou à une collectivité publique.

On pourrait aussi plus simplement songer à substituer à l'indemnité représentative du préjudice subi du fait du classement d'office, l'octroi d'avantages fiscaux aux propriétaires d'objets mobiliers classés, comme le proposait une version de l'avant-projet de loi sur les musées enterré en 1994.

* 1 A titre indicatif, le montant de l'indemnité que l'État a été amené à verser dans l'affaire précitée à été fixé par la Cour d'appel à 145 millions de francs.

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