II. QUELS SONT LES ENJEUX DU PROTOCOLE EN TERMES DE RECHERCHE PUBLIQUE ET DE DIVERSITÉ LINGUISTIQUE ?
Dans son rapport 2 ( * ) sur le brevet européen, remis en 2001 à M. Christian Pierret, alors secrétaire d'État à l'industrie, M. Georges Vianes relevait que « les enjeux relatifs au régime linguistique du brevet européen sont à la fois : industriels, scientifiques, juridiques, linguistiques et professionnels. »
Votre rapporteur laisse le soin à la commission des affaires économiques, également saisie pour avis du présent projet de loi et dont le rapporteur a déjà présenté un très intéressant rapport sur le sujet 3 ( * ) , d'évoquer les enjeux industriels du Protocole de Londres. Pour sa part, il s'attachera pour l'essentiel à en décrire l'impact sur l'usage de la langue française ainsi que sur la recherche publique de notre pays.
A. UN IMPACT MITIGÉ SUR L'AVENIR DE LA LANGUE FRANÇAISE
1. Les craintes exprimées pour l'avenir de la langue française
Il convient de rappeler que le bureau de l'Assemblée parlementaire de la francophonie, réuni à Strasbourg les 14 et 15 janvier 2003 avait adopté une résolution sur le Protocole de Londres pour s'opposer fermement à une mesure qu'elle estimait contribuer à « accentuer le recul de la diversité linguistique en Europe » et inviter la France à ne pas ratifier cet accord.
Toutefois, depuis lors, ce texte a fait l'objet d'un examen très approfondi par les délégations pour l'Union européenne de l'Assemblée nationale 4 ( * ) et du Sénat 5 ( * ) . Consultées par le Premier ministre sur l'avenir du brevet en Europe, elles se sont toutes deux prononcées en faveur de la ratification de l'accord de Londres. L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques a conclu dans le même sens, à l'issue de l'audition publique qu'il a organisée sur le sujet le 11 mai 2006 6 ( * ) .
Une partie des professionnels concernés - et votre rapporteur a souhaité les entendre 7 ( * ) - continuent à s'inquiéter des conséquences de la ratification par la France du Protocole de Londres.
Ceux-ci font notamment valoir que :
- pour la première fois en France, des textes rédigés dans une langue autre que le français, « langue de la République », auraient une valeur juridique ;
- le protocole conduirait de facto à réduire l'usage de notre langue, puisque l'absence d'obligation de traduction en français des brevets augmenterait considérablement le volume de brevets diffusés en langue anglaise en France, avec un effet d'aubaine pour nos concurrents, qui n'auraient plus à traduire en français ;
- le risque existerait dès lors d'une perte de fonctionnalité de la langue française dans un domaine stratégique, l'innovation scientifique et technique, alors même que notre politique de terminologie vise à « équiper » notre langue pour lui permettre de désigner les réalités contemporaines ;
- cet accord pourrait être préjudiciable aux petites et moyennes entreprises, qui n'ont pas toutes les moyens d'effectuer une veille technologique en anglais ;
- l'intérêt économique attendu du protocole de Londres est une diminution du coût d'accès au brevet favorisant leur dépôt. Or cette diminution sera d'une ampleur incertaine et nécessairement variable. Elle dépendra notamment du nombre d'Etats ayant ratifié l'accord de Londres. Or actuellement seuls 10 des 32 Etats membres de l'Office européen des brevets sont engagés dans sa ratification. En outre, on compte parmi eux des Etats comme l'Islande, la Lettonie ou la Slovénie dont le poids relatif est marginal en matière de brevets ;
- de plus, les déposants français resteront contraints d'effectuer les traductions intégrales de leur brevet dans les langues des Etats parties à la Convention de Munich mais non au Protocole de Londres, afin que leur invention soit protégée dans ces Etats ;
- enfin, la ratification du Protocole pourrait être interprétée comme un signal négatif adressé à nos partenaires francophones sur la volonté de notre pays de promouvoir l'usage de notre langue au niveau international.
2. Une hypothèque levée : celle de la constitutionnalité
Un certain nombre d'acteurs avaient mis en doute la constitutionnalité du Protocole de Londres. Cette hypothèque est désormais levée. En effet :
- d'une part, dans son avis du 21 septembre 2000, le Conseil d'Etat a estimé que la France pouvait signer l'accord sans révision préalable de la Constitution ;
- d'autre part, dans sa décision n° 2006-541 DC du 28 septembre 2006, le Conseil constitutionnel a estimé que l'accord ne méconnaissait pas la disposition selon laquelle « la langue de la République est le français », pas plus d'ailleurs que le principe d'égalité des citoyens devant la loi, le principe de légalité des délits et des peines ou le principe de non-rétroactivité de la loi répressive la plus sévère. En effet, ainsi qu'il a été dit précédemment, la partie juridiquement opposable sera dans tous les cas traduite en français et le brevet sera intégralement traduit en français en cas de contentieux devant une juridiction française.
En outre, le Conseil constitutionnel a considéré que le Protocole ne méconnaissait ni le principe d'égalité des citoyens devant la loi, ni le principe de légalité des délits et des peines, ni le principe de non-rétroactivité de la loi répressive la plus sévère. Bien que saisi uniquement sur les dispositions de l'article 1er de l'accord, il a jugé qu'aucune autre de ses stipulations n'était contraire à la Constitution.
3. Des inquiétudes à nuancer
a) La réalité de l'usage de la langue française dans le cadre juridique actuel
En pratique, la convention de Munich s'est traduite par une augmentation continue des dépôts en anglais.
D'après les statistiques de l'OEB, ils représentent aujourd'hui environ 75 % des demandes, contre 19 % pour l'allemand et moins de 6 % pour le français, alors que les parts respectives de ces deux dernières langues étaient respectivement de 25 % et de près de 9 % en 1990.
On constate donc une érosion progressive de notre langue dans le domaine des brevets, même si celle-ci recouvre une augmentation du nombre de brevets déposés dans ces langues, en valeur absolue.
Cette situation suscite chez certains de nos partenaires une forte pression en faveur du « tout anglais ». Tel est le cas d'un certain nombre d'Etats : ceux pour lesquels l'anglais constitue une langue de travail habituelle et/ou ceux dont la langue n'a pas le statut de langue officielle de l'Office. Ceci entraînerait une réduction drastique de l'usage et de la place de notre langue.
b) L'évaluation de l'impact du Protocole
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Par divers aspects, le Protocole viendra
conforter le statut de langue française :
- Le Protocole consacre le français comme l'une des trois langues officielles de l'OEB. En outre, le brevet européen pourra toujours être intégralement délivré par l'Office en langue française et les revendications devront toujours être disponibles dans les trois langues officielles de l'OEB.
Il a donc le mérite de conforter le statut privilégié du français en tant que langue officielle de l'Office européen des brevets. Ainsi, les déposants francophones auront désormais la possibilité de donner effet à leurs brevets déposés en français, sans traduction, sur les territoires de langue allemande ou anglaise.
- En outre, l'accord maintient les procédures de publication de la demande dans un délai de 18 mois après le dépôt et de mise à disposition de l'abrégé de la demande de brevet par l'INPI. Pour ses défenseurs, l'accord qui ne fait que dispenser le titulaire du brevet européen de la fourniture de la traduction intégrale en français, après la délivrance du brevet, serait donc sans influence sur le traitement de l'information technique et juridique tel qu'il est actuellement réalisé par les utilisateurs français du système.
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Par ailleurs, son impact sur l'usage de la
langue française doit être nuancé :
- Le Protocole ne conduira pas à l'abandon du français comme langue de premier dépôt par les entreprises françaises puisqu'aujourd'hui, 90 % des entreprises françaises déposant des brevets utilisent la voie nationale (dépôt auprès de l'INPI plutôt qu'auprès de l'OEB) pour leur premier dépôt et environ 60 % de ces demandes nationales sont ensuite étendues au plan international (en particulier par une demande de brevet européen). Cette situation ne devrait pas être affectée par l'adoption du protocole.
- D'après la majorité des personnes auditionnées par votre rapporteur, les activités de veille, qui portent plutôt sur les revendications, ne seront donc pas remises en cause ; par ailleurs l'INPI continuera d'assurer une traduction en français du résumé de toutes les demandes de brevets européens publiés qui désignent la France, soit près de 40 000 en 2007 8 ( * ) .
- Le lexique des termes scientifiques géré par l'OEB reste dans les trois langues officielles, ce qui est essentiel car le statut de langue scientifique s'acquiert d'abord par l'édition et la publication. Ce registre ne comporte pas moins de 150 000 mots...
- Enfin, n'est-ce pas surtout les chercheurs, directement dans leurs laboratoires, qui mettent un nom sur leurs inventions ? D'ailleurs, la terminologie scientifique française prévaut dans les domaines où notre recherche est à la pointe, comme dans le secteur nucléaire par exemple.
* 2 Rapport présenté par M. Georges Vianes intitulé : « Brevet européen : les enjeux de l'Accord de Londres » - 20 juin 2001.
* 3 Rapport d'information n° 377 (2000-2001) présenté par M. Francis Grignon, au nom de la commission des Affaires économiques du Sénat, sur l'utilisation des brevets par les entreprises françaises, du 13 juin 2001.
* 4 Rapport d'information n° 3093 intitulé « Pourquoi la France doit ratifier l'accord de Londres sur le brevet européen », présenté par MM. Daniel Garrigue et Pierre Lequillier, députés, au nom de la délégation pour l'Union européenne de l'Assemblée nationale.
* 5 Réunion de la délégation pour l'Union européenne du Sénat, le 30 mai 2006.
* 6 Voir le rapport n° 408 du Sénat (2005-2006).
* 7 La liste des personnes auditionnées par votre rapporteur figure en annexe au présent rapport.
* 8 En 2004, la France était désignée dans 94 % des demandes, contre 98 % pour l'Allemagne et 93 % pour le Royaume-Uni. Quinze Etats en moyenne étaient désignés par demande, contre treize en 2003 (cf. annexe au présent rapport).