CHAPITRE I
I. LES RACINES NATIONALES: DE LA PRESSE PRO-GOUVERNEMENTALE À LA PRESSE CLIENTÉLISTE
Dans une optique extrêmement synthétique, il est possible d'affirmer que la trajectoire de la presse sur le territoire brésilien mêle des moments de censure répressive, de position pro-gouvernementale, de fonction de porte-parole du pouvoir - qu'il soit politique ou économique -, de conspiration pour défendre un modèle politique oligarchique et de simple clientélisme. En réponse à ce profil informatif, des modèles alternatifs divers, tels que la presse anarchiste, la Imprensa Nanica -presse nanica (petite) - et la presse syndicale et ouvrière, ont été utilisés en vue de la propagation d'un autre discours, d'un autre message, qui échappe à la construction d'un discours unique, d'un consensus politique et social artificiel.
La presse a vu le jour au Brésil avec quelques siècles de retard 270 ( * ) . Non pas que le Portugal ne dominât pas l'art de l'impression. Au contraire, des ateliers typographiques étaient présents dans la métropole lusitanienne dès 1478, peu après l'invention de Gutenberg, en 1442. Ce furent les caravelles portugaises qui apportèrent en Asie les premières machines d'imprimerie. D'abord au Japon, en 1558, puis en Chine, en 1620, avec l'arrivée à Macao 271 ( * ) . L'existence, ou non, d'imprimeries dans les colonies lusitaniennes a représenté un instrument stratégique de l'État colonisateur portugais. Elles étaient admises ou interdites selon une logique de domination. Elles ne fonctionnaient que là où un affrontement culturel avec les populations autochtones était nécessaire. Dans l'ancienne colonie sud-américaine, avant même l'impression des premières lettres, le fonctionnement des imprimeries et de la presse était impitoyablement interdit. Il s'agissait de délits graves, punis par la prison et des amendes, outre la confiscation des machines par l'État. Même les textes religieux ne pouvaient pas être édités dans la partie lusitaine du Nouveau Monde. Tout devait être réalisé au Portugal et avec autorisation préalable de la Couronne.
Les journaux et les journalistes sont ainsi des acteurs qui ont eu du mal à s'insérer sur la scène brésilienne. La censure préalable des journaux - décrétée par la couronne portugaise en 1800 - a gagné le Brésil avant même l'arrivée des journaux. Ces derniers ont débarqué au Brésil en 1808, huit ans après la censure et avec un degré d'indépendance éditoriale douteux.
A. LES INFLUENCES POLITICO-ÉCONOMIQUES ET L'INDÉPENDANCE JOURNALISTIQUE.
Le grand problème de la presse dans les communautés démocratiques est - pour BELTRO - de trouver l'équilibre entre les deux tendances qui façonnent l'activité de ces entreprises : répondre aux exigences techniques et économiques et exercer librement leur fonction socio-spirituelle. La reconnaissance de la fonction publique du journal oblige l'éditeur à prendre au sérieux sa loyauté envers le public 272 ( * ) . C'est cette évaluation qui nous incite à examiner la trajectoire de la presse brésilienne, afin de déterminer jusqu'à quel point les interférences externes ont pu porter préjudice à l'équilibre éditorial, en particulier en raison des relations politiques et économiques entretenues par la presse, et jusqu'à quel point l'apparition d'alternatives informatives peut découler du profil éditorial prédominant.
Les premières nouvelles imprimées se matérialisent par le biais du Correio Braziliense, édité et imprimé en terres britanniques et distribué clandestinement au Brésil à partir de 1808. Cette même année voit la naissance de la Gazeta do Rio, créée par la Couronne portugaise, récemment transférée à Rio de Janeiro. Elle représentait le visage officiel de l'information. Nous pouvons affirmer que la première impression de périodiques sur le territoire national a eu lieu grâce à l'action expansionniste de Napoléon Bonaparte. Dans les malles de la famille royale portugaise qui, préoccupée par la présence française dans la Péninsule Ibérique, avait déménagé à la hâte dans la colonie sud-américaine, se trouvaient en effet des machines à imprimer 273 ( * ) .
Les deux journaux cités, au contraire de la Gazeta éditée au Portugal à partir de 1641, n'étaient pas indépendants et suivaient une ligne officielle 274 ( * ) . Le Correio Braziliense défendait les intérêts commerciaux anglais 275 ( * ) et la Gazeta do Rio agissait comme porte-parole de la couronne 276 ( * ) . La diffusion d'informations et d'idées a ainsi été marquée par les conditions imposées par l'entreprise coloniale portugaise, qui a étouffé les manifestations d'autonomie politique, économique et culturelle autochtones. Les idées propagées étaient celles du colonisateur, qui cherchait à catéchiser et à conditionner la société colonisée. Il n'y avait pas d'espace pour des voix indépendantes.
La liberté d'expression n'a commencé à être présente que par décision des Cours Constitutionnelles de Lisbonne, qui s'inspiraient des idées sur la liberté de la presse circulant à partir de 1791 aux États-Unis d'Amérique. Comme le Brésil était encore une colonie portugaise - sous le statut de membre du Royaume-Uni du Portugal, Algarve et Brésil -, la décision d'abolir la censure au Portugal, adoptée fin 1820, a été étendue l'année suivante au territoire d'outre-mer. Le contexte de plus grande liberté d'expression a donné naissance au journalisme national. Dans les dix ans ayant suivi la fin de la censure préalable, quelque vingt titres ont été lancés. En juin 1822, trois mois avant la proclamation de l'Indépendance du Brésil, était créé le Diário do Rio de Janeiro, considéré comme le premier journal à caractère informatif du pays.
En dépit de la tendance journalistique, la factualité, l'immédiateté, l'urgence dans la divulgation des événements les plus importantes n'étaient pas encore la caractéristique éditoriale prépondérante de ce nouveau journal. À tel point que la proclamation de l'Indépendance, c'est-à-dire l'apparition officielle de la nation Brésil, n'a été divulguée par le Diário que dix-sept jours après l'événement, alors que sa circulation était quotidienne 277 ( * ) . Ce fait illustre le style de journalisme d'opinion qui a prévalu jusqu'à 1880 278 ( * ) .
Le journalisme du Brésil de l'époque était dominé par une presse dont la priorité était le lobbying auprès du pouvoir. Une pression répartie entre les groupes en faveur de l'indépendance et ceux en faveur du statut de colonie portugaise. Le tirage et la pénétration territoriale, des facteurs communs à l'industrie journalistique, ne se révélaient pas éditorialement importants. La priorité n'était pas d'accroître le public lecteur, ni les ventes des périodiques. Il n'existait pas de préoccupation de développer une sphère publique socialement ample, qui abrite les couches sociales les plus diverses. Le plus important était que le journal parvienne dans les mains de l'Empereur Pedro I et soit lu par ceux qui décidaient à la Cour brésilienne et par les hommes politiques puissants.
Ils se dressaient (les journaux) et se confondaient les voix des intellectuels, des hommes politiques directement concernés par le modèle politique qui était en train d'être supplanté, des libéraux exaltés, maçons ou non, (...) Pour qui les journalistes écrivent-ils ? Les uns pour les autres et pour Dom Pedro. Ils débattent entre eux, autour des questions constitutionnelles, mais leur public-cible est, en vérité, le prince, qu'ils veulent rallier au projet politique qu'ils défendent - affirme l'historienne LUSTOSA 279 ( * ) .
Ce profil de presse n'a pas contribué à la construction d'un modèle éditorial indépendant. Les lignes éditoriales étaient serviles et changeaient au gré des périodes politiques et économiques. Plusieurs journaux opposés à l'indépendance allaient ainsi assumer des positions de héraut de cette dernière après le 7 Septembre 1822, date de la fête nationale du Brésil, quand le processus se révélerait déjà irréversible. Ce n'est que dans les deux dernières décennies du XIXe siècle que le journal s'est mis à prendre un caractère entrepreneurial et mercantile, en acquérant l'expression comme activité industrielle 280 ( * ) .
Le style rédactionnel littéraire et d'opinion a malgré tout prédominé jusqu'aux années 1950, époque où le modèle appelé objectif, importé des EUA, a commencé à être introduit. C'était un texte défini par les professionnels comme sec, direct, sans fioritures, plus informatif, moins analytique. Certains magazines ont encore conservé le modèle littéraire, mais pas les journaux 281 ( * ) . La ligne éditoriale des premières entreprises journalistiques est classée comme éditorialement conservatrice et liée aux intérêts d'une élite fortement intéressée par l'économie rurale - café, sucre, bétail, etc. - et l'industrialisation qui débutait dans le pays. Le conservatisme éditorial de supports comme le Diário de Pernambuco 282 ( * ) et le Jornal do Commércio 283 ( * ) , par exemple, a empêché que leurs lecteurs soient tenus informés de thèmes socialement importants, tels que l'abolition de l'esclavage en mai 1888 et la proclamation de la République en novembre 1889. Il n'y avait pas d'espace pour les minorités sociales et la presse nationale reflétait le régime oligarchique national.
Ces premières publications ont constitué le berceau du journalisme en tant qu'activité économique et ont entraîné l'apparition de groupes familiaux qui allaient dorénavant dominer le monde médiatique brésilien. Le Brésil du XXIe siècle conserve encore les marques de ces oligarchies médiatiques. Le contrôle de 667 moyens de communication (journaux, stations de radio et chaînes de télévision), qui approvisionnent en informations 87 % des foyers brésiliens et 98 % des villes, comme on a déjà précisé, est entre les mains de six grandes familles 284 ( * ) . Dans le champ des médias audiovisuels, c'est l'oligopole de la propriété des moyens de communication qui prévaut, concentrée principalement entre les mains d'hommes politiques régionaux et des oligarques traditionnels, comme on peut le constater dans le tableau 1.3, qui présente la liste des principales familles contrôlant la télé et radiodiffusion au Brésil.
TABLEAU 1.3
GROUPES FAMILIAUX ET NOMBRES DE STATIONS DANS LA RADIODIFFUSION BRÉSILIENNE
Groupes médiatiques nationaux |
Stations de Télévision |
Stations de Radio |
|
Marinho - Organisations Globo de Communication |
32 |
20 |
|
Saad - Réseau Bandeirantes |
12 |
21 |
|
Abravanel - Système Brésilien de Télévision - SBT |
10 |
0 |
|
Groupes médiatiques régionaux
|
Stations de Télévision |
Stations de Radio |
|
Famille/Groupe médiatique |
Région |
||
Sirostsky - Réseau Brésil Sud de Communication - RBS |
Sud |
20 |
20 |
Sarney* - Groupe Mirante de Communication |
Nord-Est/Nord |
10 |
04 |
Câmara - Réseau Anhanguera de Communication |
Centre-Ouest/Nord |
08 |
13 |
Antônio Carlos Magalhães** - Réseau Bahia de Communication |
Nord-Est |
06 |
02 |
Daou - Réseau Amazônica de Télévision |
Nord |
05 |
04 |
Zahran - Réseau Matogrossense de Télévision |
Centre-Ouest |
04 |
02 |
Jereissati** - Réseau Jangadeiro de Communication |
Nord-Est |
01 |
05 |
Collor de Mello* - Réseau Gazeta de Communication |
Nord-Est |
01 |
03 |
Paes Mendonça - Réseau Jornal do Comércio de Communication |
Nord-Est |
01 |
06 |
Source : Lima, Venício, 2001, p. 106 + plus recherche
personnelle.
* = Ex-president de la République - ** = Ex-gouverneur
d'État.
Il s'agit de familles politiquement et économiquement saillantes sur la scène nationale, comme les familles Marinho, Saad et Abravanel, ou sur la scène régionale, comme les Jereissati dans l'État du Ceará, Collor de Mello, à Alagoas ; et Carlos Magalhães, à Bahia. Cependant, le citoyen ordinaire ne perçoit pas clairement le jeu d'intérêts qui s'insère dans ce monopole médiatique. Le peuple croit, a confiance, déifie et entre en relation avec la TV et celle-ci, autoritairement, agit. Le domaine de la raison populaire, comme on pourrait dire au Brésil, (souffre à cause de l'intervention des moyens) où la TV et les médias obéissent à un jeu secret d'intérêts, protégés par des professionnels de la communication efficaces et par un peuple ignorant 285 ( * ) - diagnostique Diléa Frate, qui a été pendant des années rédacteur en chef du principal journal télévisé du Brésil, le Jornal Nacional de la Rede Globo - de la famille Marinho - et dont les pics d'audience ont atteint 80 % des appareils de télévision du pays.
Les groupes régionaux agissent comme le bras régional du groupe médiatique national 286 ( * ) . La Globo, par exemple, possède 119 chaînes associées qui retransmettent sa programmation via satellite. Le tableau 1.3 ne comptabilise que les familles qui interviennent dans le champ de la télévision gratuite et de la radiophonie, en ne tenant pas compte des autres modalités médiatiques. Soulignons que l'État brésilien ne possède que trois stations locales de télévision, la TV Nacional, à Brasília, et la TV Educativa, à Rio de Janeiro et à São Luís, et qu'il est dépourvu de chaîne nationale ou même régionale, en dépit des efforts pour réunir en un même réseau des chaînes publiques appartenant aux gouvernements des états, à des universités et à des institutions à but non lucratif.
Le tableau 1.3 ne dresse pas un portrait complet du profil de la propriété médiatique - ne serait-ce que parce que les données sont toujours camouflées - mais il illustre bien la réalité nationale. La relation intime entre les entreprises journalistiques et les détenteurs du pouvoir est culturelle au Brésil. Dans le tableau présenté, au moins deux groupes régionaux sont la propriété de deux ex-présidents de la République : José Sarney, en 1985, et Fernando Collor de Mello, en 1990, et d'un ex-ministre des Communications, Antônio Carlos Magalhães. Plusieurs ex-gouverneurs d'État apparaissent en tant qu'actionnaires de chaînes régionales. Ce profil peut être vu comme l'héritage du style journalistique pratiqué dans la Péninsule Ibérique. Un journalisme instrumentalisé pour consolider le pouvoir d'une élite oligarchique, comme l'affirment HALLIN et PAPATHANASSOPOULOS:
There is a strong tendency in all seven countries - Brazil, Colombia and Mexico, Greece, Italy, Spain and Portugal - for media to be controlled by private interests with political alliances and ambitions which seek to use their media properties for political ends. [...] In Brazil, instrumentalization is most evident in the case of the regional media: regional newspapers and broadcasting companies are typically owned by local oligarchs who use them to solidify their political control. The four major national newspapers, based in Rio de Janeiro and São Paulo, operate more independently, though `a paper's outlook often reflects personal feuds or friendships between owners and political leaders', while the dominant television network, TV Globo, is strongly affected by the political views of owner Roberto Marinho 287 ( * ) .
L'histoire nationale est pleine d'exemples de ce type de symbiose. Des pionniers, déjà cités, en passant par la construction des Diários Associados, des Organisations Globo de Communication et tant d'autres, qui se sont développées ou ont disparu en fonction de l'action des gouvernants du moment. Le cas du journal Última Hora - UH est peut-être le plus exemplaire. Persécuté par les militaires à partir de 1964, le journal a vu le jour grâce à la bonne volonté de l'ex-président Getúlio Vargas, qui a lui aussi été victime d'une conspiration des casernes 288 ( * ) . Vargas souhaitait un support qui fasse contrepoids aux journaux d'opposition, en particulier à la Tribunal de Imprensa, du gouverneur à l'époque de Rio de Janeiro, Carlos Lacerda, et aux Diários Associados, d'Assis Chateaubriand qui, avec les Organisations Globo de Communication, ont conspiré contre son gouvernement en 1954 et contre celui de João Goulart - qui avait été ministre du Travail de Getúlio - dix ans plus tard. A la fin des années 1940, il trouva dans le journaliste Samuel Wainer, fondateur du UH, le partenaire idéal et, avec cet appui présidentiel, l'aida à monter son réseau de communication.
Jusqu'aux années 1970, la presse brésilienne a été extrêmement fragile au point de vue commercial et dépendante des faveurs publiques. L'Association Brésilienne de la Presse (ABI) a été utilisée à divers moments comme instrument pour l'obtention de faveurs et de bénéfices, actuellement considérés comme des privilèges indus 289 ( * ) . Le marché publicitaire était étroit et la santé financière des supports dépendait essentiellement des financements des banques publiques, des subventions pour l'achat du papier, des exemptions fiscales et de la propagande officielle 290 ( * ) . Les alliances politiques représentaient des gains économiques, voire même la survie du support.
Sur le plan politique, après la participation à l'action qui mena au suicide de Getúlio Vargas en 1954, les hommes d'affaires de la communication ont recommencé, dans les années 1960, à s'impliquer directement dans le processus de déstabilisation du gouvernement João Goulart, contribuant au coup d'État militaire de 1964. Selon MONIZ BANDEIRA, les journaux, quand ils ne montraient pas d'inclinaison volontaire pour cette entreprise, ils étaient la cible de techniques spéciales de sensibilisation, mises en oeuvre par les agences de publicité qui contrôlaient les comptes des multinationales et qui intervenaient en partenariat avec d'autres agents conspirateurs. Par un parfait travail de corruption, inédit dans l'histoire du Brésil, la CIA a non seulement suborné des hommes d'affaires, des conseillers municipaux, des députés des états et des députés fédéraux, des sénateurs, des gouverneurs d'État, mais aussi des journaux, des journalistes , enfin, des éléments de toutes les classes et de toutes les catégories de la société civile brésilienne . - décrit l'auteur 291 ( * ) . (Le soulignement est de notre fait).
Au cours de la dictature militaire, l'adhésion politique de la presse a été renforcée par les incitations fiscales, les campagnes de propagande massives et la concession de stations de radio et de chaînes de TV aux groupes déjà propriétaires de journaux et de magazines. Des aides ont été accordées pour la fabrication nationale de papier imprimé et l'importation d'équipements. La mise en place d'un système de micro-ondes a permis aux hommes d'affaires de la radiodiffusion de créer des réseaux nationaux privés de télé et radiodiffusion, avec une production de contenus centralisée dans ce qu'on appelle les têtes de réseaux. Des réseaux qui, pour leur survie, ont bénéficié de grands investissements en publicité et propagande du régime militaire. Accorder des aides aux moyens de communication à travers la réduction du prix des matières premières, la pré-production de l'information et d'abondantes enveloppes publicitaires sont des techniques déjà connues pour s'assurer un accès spécial aux contenus divulgués 292 ( * ) . C'était la méthode traditionnelle de cooptation de la presse 293 ( * ) .
L'intégration nationale, à partir de réseaux de communication favorables au régime, intéressait le projet politique militaire. À travers elles, il était possible de massifier un message d'unité nationale. L'imposition de difficultés financières plus fortes pour tel support, d'aides pour tel autre, visait à la construction, à travers les médias, d'un consensus national, voire même d'une pensée unique. RIBEIRO rapporte que, pendant cette période, les entreprises d'information ont d'une manière générale évité le conflit avec les titulaires du pouvoir et ont opté pour une consolidation entrepreneuriale-administrative. Les informations étaient presque toujours reprises de l'industrie des communiqués de presse et l'usine des déclarations officielles. C'était un schéma éditorial qui ne posait de problèmes ni aux généraux, ni aux hommes d'affaires médiatiques. Beaucoup fondèrent de grands empires économiques, toute en diminuant leur aspect journalistique 294 ( * ) . C'est dans ce contexte que des groupes de communication comme les Organisations Globo de Communication et la Folha de São Paulo se sont renforcés politiquement et économiquement 295 ( * ) , tandis que d'autres, comme Última Hora et la Réseau Tupi de Télévision, ont succombé 296 ( * ) .
1. Les rapports complexes de l'Association Brésilienne de la Presse avec le Pouvoir.
Dans ce contexte d'intimité avec le pouvoir, l'Association Brésilienne de la Presse (ABI) a joué un rôle qui peut être considéré, au minimum, de conflictuel. Bien qu'elle cherche à montrer une image de résistance à la dictature militaire brésilienne - et à dire vrai des noms comme celui de son ex-président, Barbosa Lima Sobrinho, sont synonymes de cette opposition -, l'entité a présenté, historiquement, des rapports assez ambigus avec le pouvoir. Les enveloppes publicitaires, les exemptions d'impôts, les crédits à taux subventionnés et le papier bon marché étaient une constante dans les démêlés de l'ABI avec le pouvoir 297 ( * ) .
D'un côté, elle se mobilisait pour libérer les journalistes emprisonnés, de l'autre, elle invitait les mêmes militaires à des activités sociales 298 ( * ) . Des hommes d'affaires de la communication ont joué un rôle saillant au sein de la direction de l'entité, parmi lesquels Roberto Marinho, le propriétaire des Organisations Globo
de Communications 299 ( * ) , fortement favorisé par le régime d'exception 300 ( * ) . L'intimité avec le pouvoir, même dictatorial, était justifiée par l'ABI avec comme argument le fait que la proximité avec les généraux pourrait signifier un sauf-conduit pour la presse 301 ( * ) . Lorsqu'il se remémore les premières quatre-vingts années de l'ABI, SEGISMUNDO affirme en toutes lettres que les adversaires des droits de l'homme proliféraient au sein de la catégorie et qu'une grande partie des journalistes se mirent avec plaisir en harmonie avec le situationnisme, autrement dit, avec la dictature militaire.
À la fin des années 1970, quand le régime militaire brésilien commençait à montrer la possibilité d'une ouverture politique, l'ABI a été conviée à une discussion pour ausculter les organisations de la société civile sur un possible retour à l'État de Droit 302 ( * ) . L'entité, qui fut en 1976 la cible d'un attentat à la bombe attribué à l'Alliance Anticommuniste du Brésil, a accepté l'invitation et a rencontré le ministre de la Justice, Petrônio Portela, avec, en mains, un manifeste et dix-sept revendications.
Le document, considéré comme fort par les autorités de l'époque, mêlait revendications professionnelles, entrepreneuriales et sociales. Sur près de dix pages, ses revendications allaient de meilleurs paramètres pour la distribution des enveloppes officielles de publicité jusqu'au rétablissement de la liberté de la presse. Si l'ordre des items présentés aux militaires indiquait une échelle de priorités, il est important de souligner que l'amnistie ample et non restrictive de tous les prisonniers politiques et le rétablissement de l'ensemble de leurs droits civiques apparaissaient comme les deux dernières revendications 303 ( * ) . L'élimination de l'emploi de critères politiques pour l'accréditation des journalistes pour la couverture des actions du gouvernement, ainsi que l'installation du Conseil Supérieur de Censure, créé par les militaires pour servir de chambre de révision des actes des censeurs, étaient présentées plus avant dans le document 304 ( * ) .
Il faut souligner que l'institution a été présente à d'autres moments sensibles de l'histoire nationale : elle a été en faveur de l'entrée du Brésil dans la seconde guerre mondiale à coté des alliés, elle a défendu la nationalisation de l'exploitation du pétrole et d'autres minéraux, elle a lutté pour l'amnistie politique sous les gouvernements de Getúlio Vargas et des militaires et elle a signé, avec l'Ordre des Avocats du Brésil, la demande d'impeachment du président Fernando Collor, accusé de corruption en 1992.
* 270 Bien que les presses d'imprimerie aient été contemporaines de la découverte des Amériques et malgré le fait qu'elles aient été disséminées dans les colonies espagnoles du Mexique, du Pérou et du Guatemala dès le XVe siècle, la colonie brésilienne n'a connu cette invention qu'à partir du XIXe siècle.
* 271 D'ALGE, 1983, p. 9-11.
* 272 O reconhecimento da função pública do jornal obriga o editor a tomar a sério sua lealdade para com o público. BELTRO, Luiz, 1980, p.45.
* 273 Une autre machine à imprimer emportée à la même époque du Portugal a permis l'apparition, à Bahia, du journal Idade d'Ouro do Brazil, également lié à la noblesse portugaise déjà installée dans le pays.
* 274 BAHIA, Juarez, 1964.
* 275 CHAGAS, Carlos, 2001, p. 25.
* 276 MOREL, Marco, 1998, p. 302.
* 277 RIBEIRO, Jorge Cláudio, 1994, p.23.
* 278 BELTRO, op.cit. p. 36.
* 279 Erguiam-se (os jornais) e confundiam-se as vozes dos intelectuais, dos políticos envolvidos diretamente com o modelo político que se estava superando, dos liberais exaltados, maçons ou não, (...) Para quem escrevem esses jornalistas? Uns para os outros e para Dom Pedro. Debatem entre si, em torno das questões constitucionais, mas seu público-alvo é, na verdade, o príncipe, a quem querem conquistar para o projeto político que defendem. LUSTOSA, Isabel, 2000, p. 26.
* 280 BAHIA, op.cit.
* 281 Cette option de modèle éditorial était déjà un signal du penchant brésilien pour les influences culturelles et industrielles nord-américaines. La France, qui avait jusque là toujours exercé une influence sur le monde brésilien des lettres, cédait la place aux méthodes d'information qui disaient concilier la précision de l'information et l'efficacité de transmission.
* 282 Le Diário de Pernambuco est le plus vieux journal latino-américain encore en circulation.
* 283 Fondé par le français Pierre Plancher-Seignot; encore en activité en 2006, dans la ville de Rio de Janeiro.
* 284 HERZ, Daniel, 2002, apud , DUARTE, Rosina, 2004, p. 19.
* 285 O povo acredita, confia, endeusa e se relaciona com a TV e ela, autoritariamente, atua. O domínio da razão popular, como poderíamos dizer no Brasil, (conta com a atuação dos meios) onde a TV e a mídia obedecem a um escuso jogo de interesses protegidos por eficientes profissionais de comunicação e por um povo ignorante. FRATE, Diléa, 1997, p.35.
* 286 LIMA, Venicio A. 2001, p. 106.
* 287 HALLIN, Daniel C. et PAPATHANASSOPOULOS, Stylianos, SAGE, 2002, p. 179.
* 288 RIBEIRO, Jorge Cláudio, 1994, p. 44-45.
* 289 La machine informative brésilienne a l'habitude d'utiliser des alliances politiques pour se fortifier politiquement et pour obtenir des pouvoirs publics les ressources nécessaires à son action. Au travers de l'ABI -Association Brésilienne de la Presse, elle a défendu, à partir des années 1950, le fait que les entreprises journalistiques devaient être - et elles le sont toujours - exemptées d'impôts pour faciliter l'accès de la société aux informations. L'exemption devrait concerner l'importation de papier imprimé et d'autres outils graphiques, ainsi que les impôts municipaux, tels que l'Impôt sur la Propriété Territoriale Urbaine (IPTU) et l'Impôt de Transmission de Biens Immobiliers (ITBI). Cf. Boletim da ABI, n° 1, maio de 1952, p. 2.
* 290 ABREU, Alzira. A., 2002, p.9.
* 291 Com um primoroso trabalho de corrupção, inédito na história do Brasil, a CIA não somente aliciou empresários, vereadores, deputados estaduais e federais, senadores, governadores de estado, mas também jornais, jornalistas, enfim, elementos de todas as classes e categorias da sociedade civil brasileira. MONIZ BANDEIRA, Luiz A., 2001, p. 82 e 84.
* 292 CHOMSKY, Noam et HERMAN, Edgar, 1990, p. 56.
* 293 RIBEIRO, Jorge Cláudio, 1994, p.44/45.
* 294 Idem, p.48.
* 295 RIBEIRO, José H. apud RIBEIRO, op. cit. 1994.
* 296 Samuel Wainer, fondateur de Última Hora, a été obligé de quitter le pays après le coup d'État de 1964. Le journal a été économiquement pris à la gorge, les versions régionales de UH ont été vendues pour payer les dettes de la maison mère. Dans certains cas, comme l'UH de São Paulo, transférée aux propriétaires de la Folha de São Paulo , les bénéficiaires étaient ceux qui avaient soutenu le coup d'état. Dans le cas du Réseau Tupi de Télévision, le manque de publicité du gouvernement à la fin des années 1970 a étouffé les finances de ce réseau créée en 1950 - le premier dans l'Amérique Latine et à l'époque le plus important du pays.
* 297 En 1963, la nation vivait des moments délicats qui allaient aboutir au coup d'État militaire. Les finances nationales étaient comprimées par le manque de dollars et par les pressions des États-Unis, opposées à la renégociation du payement de la dette externe. Il s'agissait de représailles à la décision brésilienne de nationaliser des entreprises nord-américaines prestataires de service, en particulier la puissante International Telephone and Telegraph Company (ITT) Malgré tout, l'ABI, paraissant ignorer le caractère délicat de la situation, en particulier les faibles réserves nationales en monnaie forte, faisait pression sur le ministère des Finances pour qu'il exclue le papier de presse des limitations d'importations et de transfert d'argent à l'étranger (Instruction n° 239 de la Surintendance de la Monnaie et du Crédit, Sumoc). L'entité justifiait son action en alléguant que la Liberté de la presse sans papier n'est que la liberté de la presse, desservant le régime et la société. [...] Si le gouvernement ne s'occupe pas de la grave crise qui se propage dans la presse, nous n'avons aucun doute: les forces obscurantistes, les intérêts étrangers prévaudront encore plus parmi nous (SEGISMUNDO, op. cit. p. 80). Pour plus de détails sur cette période de l'histoire brésilienne, voir MONIZ BANDEIRA, 2001.
* 298 Il a par exemple été rendu hommage au président général Costa e Silva, en 1969, au travers d'un dîner offert par le président de l'entité à l'époque, Danton Jobim.
* 299 L'appui du Réseau Globo au régime militaire est pointé comme le principal responsable du développement rapide et puissant de celle-ci. Durant les années 1970, la Globo s'est affirmée comme le plus grand conglomérat de communication du pays (CAPPARELLI, Sérgio et SANTOS, Suzy dos, 1997).
* 300 Les rapports intéressés entre les militaires, l'ABI et les Organizações Globo en sont arrivés au point que l'association a élaboré un avis favorable à l'entrée de capital étranger dans le média - une éventualité interdite par la Constitution d'alors - uniquement pour favoriser les accords entre les Organisations Globo de Roberto Marinho et le groupe Time-Life. L'avis a été proposé en 1966 au maréchal Castelo Branco, lorsque celui-ci, en visite officielle à Rio de Janeiro, était hébergé dans la résidence particulière de Marinho. (SEGISMUNDO, op.cit.: 12).
* 301 MONIZ, Luiz A., 2001, p. 10.
* 302 Le Mouvement Démocratique Brésilien (MDB), l'unique parti d'opposition d'existence légale à l'époque - ce qu'on appelle opposition consentie - a considérée la «Mission Portella» comme une action de diversion politique du Général Ernesto Geisel. À ce moment là, la principale revendication était la convocation d'une Assemblée Nationale Constituante.
* 303 Pour connaître le document dans son intégralité, voir SEGISMUNDO, Fernando, 1988, p. 20.
* 304 SEGISMUNDO, op. cit. p. 30.