4. La nationalisation des hydrocarbures
La délégation sénatoriale a évoqué avec ses différents interlocuteurs la question de la nationalisation des hydrocarbures, qui était la plus emblématique des promesses de campagne d'Evo MORALES.
C'était aussi un enjeu majeur sur le plan économique pour l'avenir du pays. Le pétrole et surtout le gaz naturel (2 ème réserve d'Amérique latine) font de la Bolivie un acteur majeur du continent.
Alors que le Président du LUART a sans cesse mis en avant le besoin de sécurité juridique des entreprises étrangères opérant en Bolivie, les autorités boliviennes se sont voulues plutôt rassurantes. Si elles n'ont pas livré de précisions particulières sur la négociation alors en cours avec TOTAL, elles ont néanmoins insisté sur la nécessité pour leur pays de continuer à bénéficier des investissements et de l'expertise des compagnies étrangères.
La fin des négociations, qui devait intervenir le 28 octobre 2006, permet de savoir ce qu'il en est réellement.
Exposant les principes de la nationalisation, le Vice-Président de la République Alvaro GARCIA LINERA, a rappelé que le décret de nationalisation ne vise « ni à l'expropriation, ni à l'expulsion des entreprises étrangères », mais à assurer, par de nouveaux contrats, une présence majoritaire de l'État bolivien dans le secteur des hydrocarbures. La Bolivie, a-t-il ajouté, « a besoin des investissements étrangers et du savoir-faire des compagnies ». Elle entend donc garantir le respect des investissements et la sécurité juridique des entreprises.
M. Santos RAMIREZ, Président du Sénat, a pour sa part déclaré que la Bolivie est « fatiguée du modèle néo-libéral » qui a abouti au pillage du pays, augmenté la dette publique et aggravé la pauvreté, en confiant la gestion des ressources naturelles aux entreprises étrangères ( 82 % des gains de la valeur de la production leur revenant contre 18 % à l'État, selon la loi de 1996 ). Le Gouvernement, a-t-il ajouté, souhaite aujourd'hui répondre à la demande sociale en « consolidant la récupération du gaz et du pétrole ».
Le ministre de la planification du développement M. Carlos VILLEGAS ( nommé depuis ministre des hydrocarbures ), a précisé que le plan national de développement bolivien prévoit d'utiliser les ressources liées à la nationalisation dans les secteurs générateurs d'emploi. Il s'agit de rénover une partie de l'appareil productif et de proposer des aides à la gestion des petites entreprises.
Pour le Gouvernement bolivien, la négociation avec les entreprises étrangères, qui n'a véritablement commencé qu'au mois de septembre, doit aboutir à un nouvel équilibre entre les parties, la Bolivie souhaitant, comme l'a énoncé M. Santos RAMIREZ, assurer la sécurité juridique des entreprises mais « dans le respect de la volonté du peuple et de la Constitution ».
Concernant les grands champs, le vice-ministre des hydrocarbures, M. William DONAIRE, a fait connaître que si le Gouvernement bolivien veut garantir l'étape de l'exploration, dans les opérations de production, les entreprises pourront en revanche récupérer leurs investissements, rembourser leurs coûts d'exploitation et dégager une marge bénéficiaire raisonnable.
Les autorités boliviennes ont brièvement évoqué la situation du Groupe TOTAL avec la délégation sénatoriale.
M. Mauricio DORFLER, vice-ministre des Relations extérieures, a rappelé que TOTAL a été la première entreprise convoquée pour la renégociation de son contrat. Elle connaît donc les propositions boliviennes et la volonté du Gouvernement de trouver « de nouveaux modèles de contrats d'opération et de services dotés de la flexibilité nécessaire pour poursuivre les investissements ».
Le Vice-Président de la République Alvaro GARCIA LINERA a exprimé, quant à lui, l'espoir de voir les négociations avec TOTAL aboutir rapidement, estimant que l'entreprise a une bonne opportunité de s'assurer les débouchés du marché argentin.
Le vice-ministre des Relations extérieures a également évoqué les relations tendues avec Petrobras et le gouvernement brésilien. Il a admis que, depuis l'élection d'Evo MORALES, le thème des hydrocarbures est au centre de la relation avec le Brésil qui est le premier partenaire énergétique du pays. Si les conditions de la présence de Petrobras en Bolivie deviennent une « question politique » c'est, a-t-il indiqué, en raison de la proximité de l'élection présidentielle brésilienne. M. Mauricio DORFLER s'est déclaré convaincu que les négociations reprendront leur cours normal après cette élection. Et c'est la raison pour laquelle le Gouvernement bolivien a décidé de geler les mesures de saisie des raffineries et du réseau de distribution d'essence de Petrobras.
Atténuant ainsi le différend avec Brasilia, le vice-ministre des Relations extérieures a tenu à préciser que l'État brésilien est minoritaire dans le capital de Petrobras. Il ne s'agit donc « pas uniquement d'un conflit entre deux États », même si du côté bolivien, la négociation est bien menée par l'État.
La signature du contrat d'exploitation du gaz avec TOTAL
Le Gouvernement bolivien a décidé, par le décret de nationalisation des hydrocarbures du 1 er mai 2006, de renégocier les 71 contrats passés avec les entreprises étrangères (dont principalement Petrobras 45% des réserves, Repsol 22 %, TOTAL 16 %) pour la production et l'exploitation du gaz. Outre une remise en cause du partage des productions, le Gouvernement souhaitait récupérer la propriété de ses ressources naturelles et renforcer le rôle de l'État via la société Yacimientos Petroliferos y Fiscales de Bolivia (YPFB).
Ce décret prévoyait un délai maximum de 180 jours, c'est-à-dire jusqu'au 28 octobre 2006, pour la conclusion de ces nouveaux contrats d'exploitation des gisements gaziers.
Après une période très tendue, due en particulier aux déclarations de l'ancien ministre des hydrocarbures Andrès SOLIZ RADA envers le Brésil, le changement d'équipe des négociateurs boliviens -avec la nomination, à la mi-septembre, de M. Carlos VILLEGAS, proche du Vice-Président GARCIA LINERA comme ministre des hydrocarbures après avoir été ministre du développement économique et de M. Carlos ORTIZ comme nouveau président de l'YPBF- a permis de faciliter la conclusion in extremis, le 28 octobre 2006, de nouveaux contrats avec les dix entreprises étrangères.
Se heurtant à une fin de non-recevoir de la part des autorités brésiliennes sur le souhait du Gouvernement bolivien d'augmenter sensiblement le prix de vente du gaz exporté vers la région de Sao Paulo, M. SOLIZ RADA avait en en effet décidé de saisir les raffineries de Petrobras, en pleine campagne électorale brésilienne. Cette décision avait conduit non seulement à sa démission, mais encore au durcissement des positions du Président LULA. La mise en ballottage de LULA au 1 er tour des élections n'a fait que compliquer les choses.
Principal partenaire de la Bolivie et premier acheteur de son gaz, le Brésil n'a pas manqué une occasion de faire sentir à ses interlocuteurs boliviens la nécessité où ils sont de traiter avec lui. Petrobras a rappelé utilement quelques chiffres : principal acheteur de gaz, l'entreprise a investi 1.576 MUSD en Bolivie depuis neuf ans et les impôts qu'elle verse représentent plus du quart du budget de État bolivien...
Les premiers contrats d'opérations gazières ont été signés le 27 octobre 2006, à vingt-quatre heures de la date limite fixée par le décret de nationalisation, entre la compagnie nationale YPFB et les compagnies française TOTAL et nord-américaine VINTAGE, qui représentent respectivement 16 % et 2 % des réserves.
Le ministre des hydrocarbures Carlos VILLEGAS a annoncé que TOTAL investira 728 MUSD dans le développement de la production du mégachamp d'Itan pendant 20 ans (7,7 millions de pieds-cubes de réserves). L'État percevra 82 % des recettes et YPFB recevra 740 MUSD. TOTAL investira en outre 1.154 MUSD sur le mégachamp, Incahuasi. L'État percevra également 82 % et YPFB 2.400 MUSD sur 30 ans. En revanche, il n'a pas cité de chiffres pour VINTAGE PETROLEUM BOLIVIAN, filiale d'OCCIDENTAL PETROLEUM, opérateur secondaire qui exploite 2,1 % des réserves de gaz et de pétrole de la Bolivie.
Le Président Evo MORALES a salué, dans la conclusion de ces deux contrats, la réussite de sa politique de nationalisation consistant à rendre au peuple bolivien la propriété de son sous-sol et à transformer les opérateurs de « patrons » (duenos) en « associés » (socios). Il a par ailleurs particulièrement remercié le Gouvernement français et le Président Jacques CHIRAC, dont la politique vis-à-vis du peuple indien et de la rénovation de la Bolivie a créé un contexte favorable aux négociations avec TOTAL.
Les compagnies étrangères sont en revanche restées très discrètes, comme elles l'ont été pendant toute la période des négociations. TOTAL s'est contentée de se déclarer « satisfaite » car, bien qu'elles soient dures, les nouvelles conditions contractuelles lui permettent non seulement de continuer ses opérations en Bolivie, mais encore de reprendre les investissements et l'exploration du mégachamp très prometteur d'Incahuasi.
Avec 20 ans pour l'exploitation et 30 ans pour l'exploration assurés, TOTAL bénéficie d'une perspective satisfaisante pour ses opérations et pour la rentabilité de ses investissements. De surcroît, la sécurité juridique est désormais garantie depuis la promulgation le 3 décembre 2006 de la loi qui restitue à l'État la propriété des ressources en hydrocarbures.
Un accord est également intervenu le 28 octobre entre YPFB et les huit autres entreprises d'hydrocarbures étrangères, au premier rang desquelles Petrobras et Repsol -qui représentent respectivement 46 % et 22 % des réserves- pour des périodes allant de 24 à 30 ans.
Les nouveaux contrats diffèrent des contrats signés en 1996, essentiellement en ce qu'ils font des entreprises des prestataires de services pour le compte d'YPFB, propriétaire du gaz et responsable de sa commercialisation. Après la vente du gaz, YPFB rémunèrera les compagnies et reversera les taxes à l'État.
Chacun trouverait donc son compte dans ces accords. Le Gouvernement bolivien qui, grâce à la migration des contrats, recouvre via YPFB le contrôle majoritaire de l'exploitation et de l'exploration du gaz et le monopole de son exportation, mais aussi les entreprises étrangères qui demeurent beaucoup plus que des prestataires de services compte tenu de la taille des gisements exploités (les plus petits demeurent taxés à 50 %) et d'une modulation de la fiscalité applicable aux champs les plus importants en fonction du coût des opérations, des investissements faits par elles et du niveau des amortissements.
Ainsi, plus une entreprise étrangère investit, plus elle recevra de revenus (avec un minimum de 18 % pour les deux principaux champs exploités par TOTAL, Repsol et Petrobras). Cette formule de compromis permettra également à l'État bolivien d'accroître, à partir de 2007, ses recettes fiscales liées aux hydrocarbures (1,3 milliard de dollars USD soit 11,5 % du PIB).
Dans certains secteurs, les experts estiment qu'en moyenne environ 62 % iront à État et 38 % aux compagnies 3 ( * ) .
Si la signature de nouveaux contrats d'exploitation des hydrocarbures avec les groupes étrangers a été une victoire politique majeure du Président bolivien, des problèmes sérieux doivent encore être réglés notamment pour donner une réalité aux investissements annoncés lors de l'accord du 28 octobre, estimés par les autorités boliviennes à 3,5 milliards de dollars USD sur la période 2007-2010 (dont Repsol-Ypf 1 milliard de dollars USD, TOTAL 1,9 milliard de dollars USD, et Vintage 220 millions de dollars USD). Le prélèvement sur les revenus de 82 % pourrait en effet ne pas permettre aux entreprises de faire le moindre investissement dans l'exploration.
Pour la Bolivie, en tout cas, les résultats s'annoncent spectaculaires : les revenus du secteur gazier, qui étaient de 250 millions de dollars par an pour État, seront désormais de 4 milliards de dollars, selon le Président Evo MORALES.
La Bolivie peut donc envisager l'avenir avec sérénité 4 ( * ) : d'importantes ressources sont garanties pour au moins vingt ans. La question est de savoir si un bon usage en sera fait pour rattraper le retard du pays en matière d'infrastructures et éliminer la pauvreté et l'exclusion.
* 3 Le vice-président Garcia Linera a annoncé que l'Etat recevrait de 65% à 82% de la valeur des productions, ce qui devrait correspondre de 100 à 150 MUSD par an de ressources supplémentaires.
* 4 Le Congrès bolivien a approuvé à l'unanimité, le 19 avril 2007, les 44 contrats gaziers signés le 28 octobre 2006, chaque contrat faisant l'objet d'une loi particulière.