5. Une diplomatie en voie de consolidation
Globalement, la Bolivie d'Evo MORALES n'a toujours pas défini de schéma de politique extérieure.
Faute d'objectifs, la diplomatie bolivienne se veut teintée de principes : des échanges justes entre les peuples, la reconnaissance du fait indigène, l'émancipation de la tutelle des États-Unis. Mais elle ne peut compter sur son administration pour la mettre en oeuvre, car elle pâtit du manque de technicité de ses experts. On retombe d'ailleurs là sur les difficultés internes de la Bolivie et les failles importantes dans la gestion des politiques publiques.
A l'occasion de son entretien avec le vice-ministre des Relations extérieures, M. Mauricio DORFLER, la délégation sénatoriale a pu aborder différents points de la politique étrangère bolivienne.
S'agissant des relations avec les États-Unis , le vice-ministre a reconnu que la Bolivie a besoin de bonnes relations avec Washington, mais que ces derniers doivent modifier l'approche de la lutte anti-drogue.
La relation bilatérale reste en effet « crispée ». Et le président Evo MORALES ne manque pas une occasion de s'en prendre à l'Amérique de Georges BUSH qui, il est vrai, le qualifiait il y a encore quelques temps de « narcoterroriste ».
Le problème vient principalement du fait que la petite industrie bolivienne profite à plein des préférences commerciales antidrogues dans le cadre de l'ATPDEA (loi de promotion du commerce avec les Andes et d'éradication de la drogue), dont la clôture pourrait se chiffrer par la perte de dizaines de milliers d'emploi (80.000 emplois dépendent directement de l'accord dont 50.000 se situent à El Alto, voisine pauvre de la Paz).
Le problème de la coca reste donc au coeur du différend américano-bolivien. Pour les États-Unis chaque feuille de coca excédant les quotas légaux deviendrait de la cocaïne. Or le pays cultive environ 24.000 hectares de coca alors que la loi ne permet de cultiver que 12.000 hectares pour l'usage traditionnel et commercial.
M. Mauricio DORFLER a indiqué à la délégation que la communauté internationale doit comprendre que son pays s'est fermement engagé dans la lutte contre le narco-trafic et que le Gouvernement bolivien avait d'ailleurs décidé de dégager des ressources pour renforcer cette action. Pour autant, a-t-il ajouté, la coopération avec les États-Unis sur ce thème doit faire l'objet d'une concertation. Il ne s'agit plus, comme autrefois, de demander aux Boliviens de « signer sans discuter ». Le vice-ministre des Relations extérieures admet que ce sera sans doute difficile, car les États-Unis restent le premier bailleur dans la lutte anti-drogue, mais il insiste sur la nécessité de modifier l'approche suivie jusqu'à présent et de prendre en compte les besoins des cultivateurs.
La Bolivie continuera de promouvoir les bienfaits alimentaires et pharmaceutiques de la feuille de coca, qui a été « injustement » inclue dans la liste des produits psychotropes et narcotiques par les Nations unies. C'est pourquoi le Gouvernement bolivien a décidé de lancer, fin septembre 2006, une campagne internationale en vue d'obtenir le retrait de la coca de la liste de l'ONU.
Le président Evo MORALES a d'ailleurs annoncé le 18 décembre 2006 son intention d'augmenter les cultures légales de coca et a inauguré le 31 décembre la première usine d'industrialisation de la feuille de coca dans la région de Cochabamba, entendant ainsi affirmer son indépendance vis-à-vis des États-Unis.
Ce geste fort a été suivi de l'annonce du rétablissement des visas pour les citoyens américains souhaitant entrer en Bolivie.
La Bolivie entend en revanche développer ses relations avec l'Union européenne et se félicite de ses liens d'amitié avec la France . Le président Evo MORALES a toujours été bien reçu en Europe -et notamment en France- dans les cercles altermondialistes ou officiels. Il voit en l'Europe la voie qui lui permettra d'échapper à un tête-à-tête avec les États-Unis.
Mentionnant brièvement la coopération avec l'Union européenne, le vice-ministre des Relations extérieures a fait part de son souhait de la mise en place rapide d'un accord d'association entre son pays et l'UE. L'objectif du Gouvernement bolivien -un des rares affirmés en politique étrangère- est en effet de resserrer ces liens notamment à travers des négociations entre la Communauté andine des Nations (CAN) et l'Union Européenne.
Dans l'esprit des Boliviens comme de leurs plus hauts dirigeants, l'Union européenne est vaguement perçue comme une zone de bien-être ( la France ), attirante pour l'immigration ( l'Espagne ), et comme un généreux guichet de coopération aux exigences moins abruptes que celles des États-Unis ( la Commission, les Pays nordiques et la Hollande ).
Concernant nos relations bilatérales, M. Mauricio DORFLER s'est félicité de la rencontre des deux Présidents de la République lors du sommet de Vienne et a jugé « excellente » la coopération française en Bolivie. Il s'est également félicité de la qualité du lycée Alcide d'Orbigny et a souhaité que cet établissement continue son travail. Il a aussi annoncé « l'engagement total du Gouvernement bolivien et de son ministère pour maintenir notre coopération et notre dialogue ».
Le vice-ministre confirme ainsi l'excellente disposition des autorités du ministère des relations extérieures à l'égard de la France.
Les relations de la Bolivie avec le Chili , toujours délicates, sont en phase d'embellie. Elles s'appuient d'abord sur le bon contact établi entre les deux Chefs État mais aussi sur la volonté, marquée des deux côtés, d'aller de l'avant sur l'ensemble des sujets ( gaz et accès à la mer compris ).
Alors que le Gouvernement bolivien avait annoncé l'abandon de la politique « Gas por mar » avant de revenir, sous la pression populaire, à sa politique antérieure, M. Mauricio DORFLER a tenté d'introduire de la logique dans les relations boliviano-chiliennes.
Concernant la volonté bolivienne de lier la vente de gaz à l'accès à la mer, le vice-ministre a rappelé que le référendum organisé en 2004 par le Président MESA avait rendu ce lien obligatoire. Cependant, a-t-il indiqué à la délégation, si le Président Evo MORALES est tenu de respecter ce référendum, il « ne fera pas la même politique étrangère que le Président MESA ». Il a précisé que ce qui compte pour le moment est l'accès à la mer. Le Chili a, selon lui, « compris cette revendication » et son implication en termes de territoires. L'agenda bilatéral avec le Chili est donc clair : le thème de l'accès à la mer sera traité et non pas celui de la vente du gaz, à moins que le Chili en manifeste l'intérêt.
Sur la méthode à suivre, M. Mauricio DORFLER s'est efforcé de concilier plusieurs approches. Il a d'abord affirmé que « la résolution du problème avec le Chili doit être bilatérale ». Il a pour autant reconnu que si cette résolution touchait aux intérêts du Pérou, elle devra compter avec l'accord de ce pays. Estimant que l'appui de la communauté internationale serait tout aussi nécessaire, il a enfin conclu que la résolution du différend avec le Chili devra être « bilatérale, trilatérale et multilatérale ».
Les positions du vice-ministre des Relations extérieures montrent que les relations bilatérales avec le Chili continueront d'être dominées par le thème de l'accès à la mer, cette revendication historique constituant, en effet, un enjeu essentiel dans la politique intérieure bolivienne.
Quant aux autres relations de voisinage, la délégation sénatoriale a été témoin que la relation entre la Bolivie et le Brésil , en dépit de la proximité personnelle entre LULA et Evo MORALES, a fortement pâti de la nationalisation du gaz qui a placé Petrobras, principal investisseur local (16 % du PIB) dans une situation délicate.
Menacé dans ses approvisionnements énergétiques, Petrobras a annoncé la suspension de ses investissements gaziers en Bolivie, se contentant d'entretenir l'existant. Les discussions sur le nouveau prix du gaz bolivien avancent de manière chaotique et sous la menace permanente d'un arbitrage.
L' Argentine , au contraire, a négocié sans heurt un nouveau prix d'importation du gaz ainsi qu'une série d'accords pour dynamiser la région frontalière et améliorer la situation des nombreux émigrés boliviens en Argentine (800.000).
L'accord entre les autorités boliviennes et argentines sur le gaz prévoit en effet, sur une période de 3 ans (jusqu'en 2010), un quasi quadruplement des explorations de gaz bolivien (de 7,7 millions de mètres cubes par jour actuellement à 27,7 millions de mètres cubes par jour). Répondant partiellement aux exigences boliviennes, il prévoit aussi une augmentation sensible du prix du gaz (de 3,5 USD à 5 USD par mbtu au lieu de destination finale) pour une durée de 20 ans, révisable en fonction du prix des hydrocarbures. Sont également prévues la construction d'une usine de liquéfaction, en réponse au désir de la Bolivie d'entamer l'industrialisation de sa filière gaz, et la création d'une entreprise mixte entre YPFB et Enarsa, toutes deux publiques, pour l'exploitation et l'exploration de nouveaux champs. Un gazoduc de 1.700 kms, le gazoduc du nord-est argentin, sera également construit afin de convoyer le gaz depuis le « Chaco » bolivien dont le coût est estimé à 1 milliard USD.
Cependant des doutes demeurent sur la nature des investisseurs puisque ni Enarsa ni YPFB semblent avoir les moyens de financer ces investissements . De plus, l'augmentation supposée des exportations vers l'Argentine nécessite que la production de gaz passe, par le biais de nouveaux investissements, de 45 millions de mètres cubes par jour actuellement (ce qui couvre à peine la demande brésilienne proche de 31 millions en 2006, celle de l'Argentine 7,7 millions et la demande interne 5 millions) à 60 millions de mètres cubes par jour.
S'agissant de « l'axe du mal » latino-américain, la Bolivie d'Evo MORALES a noué une relation étroite et particulière avec Cuba et, encore plus, avec le Venezuela bolivarien, en raison des sympathies développées par le Président bolivien avant son accession au pouvoir. Ces relations sont caractérisées par un appui massif des pays caribéens à la Bolivie : médecins cubains soignant gratuitement (à la grande colère des médecins boliviens qui, cependant, dédaignent de s'installer dans les régions les plus reculées du pays), campagne d'alphabétisation financée par le Venezuela, don d'asphalte, prêt de conseillers techniques, ...
Les trois pays ont signé un « traité de commerce entre les peuples » dont les résultats sont pour l'instant peu satisfaisants : au premier semestre 2006 les exportations vers le Venezuela ont baissé alors que celles vers Cuba sont égales à zéro.
La proximité développée, notamment avec le Venezuela qui a pris sans ménage ses positions dans la filière du gaz bolivien, est l'objet de très nombreuses critiques à l'égard d'Evo MORALES, accusé d'être sous influence et de tolérer une ingérence chaviste permanente.
Mais la réalité est probablement plus complexe. Si Evo MORALES et Hugo CHAVEZ cultivent une relation étroite, les parcours des deux hommes, ainsi que leurs références culturelles, sont différents. La Bolivie, pays le plus pauvre du continent, indien, rural, à l'unité fragilisée, n'a pas les mêmes perspectives que la République bolivarienne. C'est pourquoi le Gouvernement bolivien, à plusieurs reprises, a écarté l'accusation de suivisme et dit cultiver sa propre spécificité -ce qui reste difficile avec un allié aussi expansif.
La mise en place d'une coopération militaire avec le Paraguay, aussi réduite soit-elle, montre qu'Evo MORALES cherche à éviter une relation trop exclusive avec Hugo CHAVEZ et à préserver ses intérêts les plus immédiats, quitte à déplaire au « grand frère bolivarien ».
Il reste qu'un thème lie les deux hommes et Cuba : l'antiaméricanisme, la « lutte contre l'impérialisme » et la perception que la globalisation n'a pas à se faire selon les termes des accords de libre-échange proposés par les États-Unis.
Pour ce qui est enfin des intégrations régionales, le Président Evo MORALES a misé, depuis le début de son mandat, sur la Communauté andine des Nations . Deux objectifs sont fixés : celui de parvenir à un accord d'association avec l'Union Européenne ; celui de faciliter la réintégration du Chili comme membre associé.
Si la Bolivie est aussi associée au Mercosur , aucune stratégie particulière n'a été énoncée sur ce sujet. Le 18 décembre 2006, le ministre des relations extérieures a annoncé l'intention de son pays de rejoindre le Mercosur en tant que membre plein sans pour autant quitter la CAN.
En revanche le Président Evo MORALES a proposé, lors du deuxième sommet de la Communauté sud-américaine de nations (CSAN) qui s'est tenu à Cochabamba du 6 au 9 décembre 2006 et où été invités les représentants indigènes de l'ensemble du continent, un « nouveau modèle d'intégration sud américaine pour le XXIème siècle » qui s'appuierait sur les principes directeurs suivants : solidarité et coopération, respect de l'intégrité territoriale et de l'autodétermination, paix, démocratie et pluralisme, respect des droits de l'homme, harmonie avec la nature.
L'ambition de la Bolivie est d'unifier politiquement et économiquement l'Amérique du Sud en s'inspirant du modèle européen.
La « déclaration de Cochabamba » fixe également des objectifs ambitieux en termes politiques (nouveau contrat social, citoyenneté sud-américaine, participation citoyenne, coopération militaire, protection des migrants, identité culturelle) et économiques (dépassement des asymétries, intégration énergétique et infrastructurelle, intégration financière, transparence et équilibre des relations commerciales, intégration industrielle).
De nombreuses divergences sont néanmoins apparues sur la philosophie même de cette intégration sud-américaine. Le président Hugo CHAVEZ a nettement remis en question la CAN et le Mercosur, alors même que la CSAN est censée les remplacer à terme. De son côté, le président Evo MORALES, tout en défendant la CAN et le Mercosur, a demandé au Venezuela de revenir dans la Communauté andine.
Le président péruvien a plaidé en faveur du TLC conclu avec les États-unis, proposition que le président Evo MORALES, mais également le président élu de l'Équateur, ont rejetée. La présidente chilienne a, pour sa part, estimé qu'il fallait s'appuyer sur les « bons côtés » de la mondialisation.
Sur le plan institutionnel, le principal résultat du sommet de Cochabamba reste la création d'une commission de hauts fonctionnaires chargée de mettre en oeuvre les décisions présidentielles et ministérielles et de coordonner les initiatives existantes.
Cette commission devra s'appuyer notamment sur les secrétariats de la CAN, du Mercosur, de la Caricom et de l'Aladi. Elle aura pour tâche d'approfondir les relations institutionnelles entre le Mercosur et la CAN, en y associant le Chili, le Guyana et le Surinam. Elle sera, en outre, chargée de promouvoir le dialogue avec les différents acteurs des sociétés civiles sud-américaines.
Sur le fond, elle devra constituer des groupes de travail dans les domaines des infrastructures, de l'intégration énergétique et des politiques sociales. Elle travaillera également sur les thèmes suivants : convergence institutionnelle, développement économique et commercial, asymétries, mécanismes de financement, agenda social, environnement, citoyenneté sud-américaine.
De façon plus ambitieuse mais moins précise, les représentants de la CSAN ont appelé à la constitution d'un « espace parlementaire sud-américain » . Ils ont invité le Parlement andin et le Parlement du Mercosur, ainsi que les organes législatifs du Chili, du Guyana et du Surinam, à envisager la mise en place de mécanismes permettant d'atteindre cet objectif. Ils ont également suggéré que le futur Parlement sud-américain soit installé à Cochabamba, en Bolivie.
Sans être dénuée d'ambiguïtés, l'idée d'une intégration par l'énergie a créé une sorte de consensus entre les différents pays. Les présidents sud-américains ont en effet émis une déclaration spécifique sur ce thème affirmant les principes suivants : coopération et complémentarité, droit souverain à l'utilisation des ressources naturelles, respect des normes nationales, intégrité territoriale, recherche d'un cadre juridique pour l'intégration énergétique.
Ils ont demandé à la Commission des Hauts fonctionnaires, en coopération avec les ministres de l'énergie de chaque pays, de formuler une « stratégie d'intégration énergétique sud-américaine » ; il s'agit de faire un diagnostic complet du secteur, d'identifier des projets infrastructurels et des sources de financement, de proposer des mécanismes pour rendre complémentaires les entreprises étatiques et d'identifier les éléments permettant de créer un cadre juridique commun.
Cette stratégie énergétique devra être présentée lors du prochain sommet de la CSAN prévu en Colombie en 2007.
Suggérée par les Présidents du Brésil et du Chili, l'idée d'un sommet énergétique dès l'an prochain à Caracas a été approuvée par tous les participants. Le président LULA a annoncé que trois buts principaux seraient poursuivis à cette occasion : la coordination des efforts en ce qui concerne le pétrole et le gaz, l'amplification du processus d'électrification et l'approfondissement des espaces énergétiques.
Reste que tous les présidents sud-américains ne définissent sans doute pas l'intégration énergétique de la même façon. Si, pour Evo MORALES, la Bolivie se trouve au centre de ce processus, pour le président vénézuelien, c'est Caracas qui en constitue le pôle principal. Hugo CHAVEZ a ainsi estimé que l'Argentine, le Brésil et l'Uruguay auraient de graves problèmes d'approvisionnement énergétique à l'horizon 2020, dont la solution passe par la mise en oeuvre du gazoduc du sud (projet de gazoduc transamazonien depuis le Venezuela).
Si le sommet de Cochabamba a été marqué par plus de projets, souvent ambitieux, que de résultats concrets, deux axes méritent néanmoins d'être retenus : la mise en place d'un début d'institutionnalisation et la volonté, largement partagée, de s'appuyer sur l'intégration énergétique pour faire progresser la construction régionale.
Le président LULA n'a d'ailleurs pas hésité à comparer ce projet à la CECA des débuts de la construction européenne et a estimé qu'il ne faudra pas 50 ans à l'Amérique du Sud pour parvenir à sa propre intégration. Il est vrai que le sommet de Cochabamba s'inscrit dans la poursuite des efforts brésiliens en faveur d'une convergence institutionnelle sud-américaine.
Avec 360 millions d'habitants, 17 millions de km² et un PIB global de 800 milliards de dollars, l'ensemble, s'il se concrétisait, représenterait la plus vaste union économique, monétaire et politique du monde.